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Parlement du Canada

Allocution
de Son Altesse l’Aga Khan
49e Imam héréditaire des musulmans chiites ismaéliens

devant les deux Chambres du Parlement à la Chambre des communes, à Ottawa
Le jeudi 27 février 2014

S.A. Aga Khan (49e imam héréditaire des musulmans chiites ismaéliens):

Bismillahir Rahmanir Raheem.

Monsieur le premier ministre, monsieur le Président Kinsella, monsieur le Président Scheer, honorables sénateurs, honorables députés, madame la juge en chef du Canada, chers membres de la communauté diplomatique, distingués invités, mesdames et messieurs, je remercie le premier ministre de m'avoir présenté de façon aussi généreuse. Je lui suis très reconnaissant de m'avoir invité ici. Je me réjouis de notre association et je suis très heureux qu'il ait permis aux principaux représentants de notre communauté et de diverses institutions du monde entier de se joindre à nous. Monsieur le premier ministre, je vous remercie.

Je me réjouis que les chefs de la communauté ismaili puissent avoir l'occasion de constater par eux-mêmes les raisons pour lesquelles le Canada est un chef de file au sein de la communauté des nations. Je tiens aussi à vous remercier, monsieur le premier ministre, de m'avoir invité à devenir citoyen honoraire de votre pays.

J'aimerais féliciter les membres de vos excellentes équipes de hockey, qui ont toutes deux remporté l'or à Sotchi. Comme j'ai moi-même déjà joué au hockey, j'espérais que vous demanderiez à vos citoyens honoraires de devenir membres de l'équipe. Je suis convaincu que le dalaï-lama et moi aurions été excellents à la défense.

[Français]

Je vous remercie encore, monsieur le premier ministre, de votre invitation.

Je ressens cet instant comme un honneur sans précédent. C'est à la fois un sentiment intime et une perception objective, puisque l'on m'a rapporté que c'est la première fois depuis 75 ans qu'un chef spirituel s'adresse au Sénat et à la Chambre des communes réunis dans le cadre d'une visite officielle.

C'est donc avec humilité, et conscient d'une éminente responsabilité, que je m'adresse à vous, représentants élus du Parlement fédéral canadien, en présence des plus hautes autorités du gouvernement fédéral.

J'ai le grand privilège de représenter ici l'imamat ismaili, cette institution qui, au-delà des frontières, et depuis plus de 1 400 ans, se définit, et est reconnue par un nombre croissant d'États, comme la succession des imams chiites imamites ismailis.

Quarante-neuvième imam de cette longue histoire, je porte depuis plus de 50 ans deux responsabilités inséparables: veiller au devenir spirituel des ismailis ainsi que, concomitamment, à l'amélioration de leur qualité de vie et de celle des populations au sein desquelles ils vivent.

Même s'il fut une époque où les imams ismailis étaient aussi califes, c'est-à-dire chefs d'État — par exemple, en Égypte, à l'époque fatimide —, ma fonction est aujourd'hui apolitique, tout ismaili étant avant tout un citoyen ou une citoyenne de son pays de naissance ou d'adoption.

Le champ d'action de l'imamat ismaili est pourtant considérablement plus important qu'à cette époque lointaine, puisqu'il déploie aujourd'hui ses activités dans de nombreuses régions du monde. C'est dans ce cadre que j'évoquerai successivement devant vous quelques réflexions qui me paraissent dignes de vous être présentées.

[Traduction]

Aujourd'hui, j'ai l'intention de vous parler un peu de moi et de mon rôle, puis de ce que nous appelons l'umma, c'est-à-dire l'ensemble des communautés musulmanes du monde entier.

À titre de chef spirituel, je vais d'abord vous parler de la crise de gouvernance qui secoue aujourd'hui une bonne partie du monde. Je terminerai en vous faisant part de mes observations sur les valeurs qui pourraient aider les pays en crise à devenir des pays offrant des possibilités, de même que sur les mesures que le Canada pourrait prendre pour établir un tel processus.

Je vais commencer par faire un bref commentaire personnel.

Je suis né dans une famille musulmane, liée par hérédité au Prophète Mahomet. Que la paix soit avec lui et sa famille.

J'ai fait mes études selon les traditions islamiques et occidentales. J'ai étudié à Harvard il y a environ 50 ans — 56 ans pour être plus précis — et c'est à cette époque que je suis devenu l'imam héréditaire des musulmans chiites imamites ismailis. L'imamat ismaili est une entité supranationale distincte, qui représente les imams qui se sont succédé après le Prophète. Je tiens à fournir des précisions au sujet de l'histoire de ce rôle, tant en ce qui concerne l'interprétation sunnite que l'interprétation chiite de la foi musulmane.

D'après les sunnites, le Prophète n'a pas nommé de successeur et l'autorité morale et spirituelle appartient donc à ceux qui connaissent bien la loi religieuse. Il s'ensuit qu'il peut y avoir en même temps, au même endroit, de nombreux imams sunnites. D'autres croient que le Prophète a désigné son cousin et gendre Ali pour lui succéder. De cette première division sont nées de multiples autres distinctions, mais la question du leadership légitime demeure primordiale. Ultérieurement, les chiites se sont divisés, eux aussi, sur ces questions, de sorte que les ismailis forment aujourd'hui la seule communauté chiite à avoir été dirigée tout au long de l'histoire par un imam descendant directement du Prophète.

Le rôle de l'imam ismaili se limite au plan spirituel. Son autorité se rapporte à l'interprétation religieuse et n'a rien à voir avec la politique. Je ne gouverne aucun territoire. Par ailleurs, selon l'islam, l'univers spirituel et le monde matériel sont fondamentalement indissociables. La foi ne soustrait pas les musulmans ou leurs imams aux réalités quotidiennes de la vie familiale, professionnelle et communautaire. C'est plutôt une force qui devrait nous amener à nous soucier davantage du monde dans lequel nous vivons, à vouloir relever les défis qu'il présente et à tâcher d'améliorer la qualité de la vie humaine. Si je consacre une bonne partie de mon attention au travail du Réseau Aga Khan de développement, c'est parce que je suis convaincu que la foi et le monde ne font qu'un.

En 1957, quand j'ai succédé à mon grand-père comme imam, la communauté ismaili vivait en majeure partie dans des colonies et d'ex-colonies françaises, belges et britanniques ou derrière le rideau de fer. C'est une communauté encore très diversifiée sur les plans ethnique, linguistique, culturel et géographique. Ses membres continuent de vivre surtout dans le monde en développement, bien qu'ils soient maintenant de plus en plus nombreux en Europe et en Amérique du Nord.

Avant 1957, les diverses communautés ismailis avaient leurs propres institutions socioéconomiques quand c'était permis. Elles ne voulaient nullement occuper le devant de la scène nationale et envisageaient encore moins de mener leurs activités outre-frontières.

Aujourd'hui, cependant, les choses ont changé, et le Réseau Aga Khan de développement est présent et actif dans plusieurs dizaines de pays, où il s'occupe également de coordination à l'échelle régionale. Le réseau est composé d'une foule d'organismes non gouvernementaux et non confessionnels qui se chargent des nombreuses responsabilités de l'imamat. Il est actif dans plusieurs domaines, comme le développement économique, l'emploi, l'éducation, la santé et les initiatives culturelles de grande envergure.

La plupart des activités du réseau prennent racine parmi la population des pays en développement, dont elles reflètent les aspirations et la fragilité. Nul besoin de préciser qu'au fil de ans, le paysage s'est transformé radicalement: de nouveaux États ont vu le jour, comme le Bangladesh; le monde a connu les horreurs du nettoyage ethnique, comme en Ouganda; l'empire soviétique s'est effondré; et nous avons assisté à l'émergence de nouveaux pays à forte concentration ismaili, comme le Tadjikistan. Plus récemment, il y a aussi eu les conflits en Afghanistan et en Syrie. Malgré tout, les peuples ismailis ont fait montre d'une persévérance et d'une résilience incroyables.

Notre travail, qui s'est toujours articulé autour de la population, repose sur un principe islamique millénaire dont les buts ont une résonance universelle: élimination de la pauvreté, accès à l'éducation, paix sociale et pluralisme. L'objectif fondamental du réseau est simple: améliorer la condition humaine.

Les membres de la race humaine ont en commun une troisième aspiration: l'espoir d'une vie meilleure. J'ai été frappé il y a quelques années d'apprendre, en lisant une enquête menée par le Programme des Nations Unies pour le développement auprès de 18 États d'Amérique du Sud, que la majorité des gens s'intéressaient moins à leur régime gouvernemental qu'à leur qualité de vie. Pour la majorité des répondants, un gouvernement autocratique qui réussirait à hausser le niveau de vie de la population paraissait plus acceptable qu'un gouvernement démocratique inefficace. Le fait que je cite cette étude n'enlève évidemment rien au respect que m'inspirent les institutions gouvernementales au succès avéré, y compris un certain nombre de Parlements éminemment distingués.

Derrière la grande instabilité du monde d'aujourd'hui se cache une triste réalité: les gouvernements semblent incapables de surmonter tous ces obstacles. En revanche, parmi les pays qui s'emploient à faire bouger les choses, le Canada brille par son exemple.

Permettez-moi de donner quelques exemples de ce qu'en un quart de siècle de collaboration, le Réseau Aga Khan de développement et le Canada ont pu accomplir. Parmi nos plus anciennes réalisations figure la mise sur pied de la première école privée de sciences infirmières du Pakistan, en collaboration avec l'Université McMaster et ce qui s'appelait à l'époque l'ACDI. L'ouverture de cette école — le premier établissement de ce qui allait devenir l'Université Aga Khan et le premier établissement privé du Pakistan — a eu un retentissement énorme. Parmi tous ceux qui dirigent aujourd'hui des programmes de soins infirmiers dans les hôpitaux du Pakistan ou de la région, beaucoup y ont fait leurs études.

Le Canada fut aussi l'un des premiers pays à contribuer financièrement au Programme de développement rural Aga Khan dans le Nord du Pakistan, lequel a permis de tripler le revenu des habitants de cette région éloignée et marginalisée. L'approche élaborée dans cette région a façonné nos partenariats au Tadjikistan, en Afghanistan, au Kenya et au Mozambique.

Le Canada a aussi contribué à la création de l'Institut pour le développement de l'éducation de l'Université Aga Khan à Karachi et en Afrique de l'Est, ainsi qu'à la mise en oeuvre d'autres initiatives en matière d'éducation au Kenya, en Tanzanie, en Ouganda, au Mozambique, en Afghanistan, au Tadjikistan et au Pakistan, où des travaux innovateurs ont été accomplis dans le domaine du développement de la petite enfance.

Soulignons aussi les liens étroits que nous entretenons avec les universités canadiennes telles McMaster, McGill, l'Université de Toronto et l'Université de l'Alberta à l'appui de nos propres établissements d'enseignement supérieur, soit l'Université Aga Khan et l'Université d'Asie centrale. Cette dernière institution a été créée grâce à un traité tripartite que l'imamat a conclu avec les gouvernements du Kazakhstan, du Kirghizistan et du Tadjikistan. Ses portes sont ouvertes aux 22 millions de personnes qui habitent dans les collines et les hautes montagnes d'Asie centrale, régions pauvres et particulièrement vulnérables aux activités sismiques.

Je pourrais donner bien d'autres exemples de développement culturel et de recherches scientifiques. Nous sommes particulièrement fiers du Centre mondial du pluralisme à Ottawa; il s'agit d'une initiative conjointe entre l'imamat et le gouvernement canadien.

Dans à peine trois ans, le Canada fêtera son 150e anniversaire, et le monde entier sera prêt à célébrer avec vous. Le centre mondial a justement comme mission première de partager l'histoire résolument pluraliste du Canada, et 2017 sera le moment tout indiqué pour le faire. En 2017, le centre sera possiblement déjà installé dans ses nouveaux locaux, soit l'ancien Musée de la guerre sur la promenade Sussex, et les célébrations nous pousseront peut-être, nos voisins et nous, à mettre en valeur les berges près de cet édifice.

Notre partenariat avec le Canada a bien entendu été grandement renforcé par la grande communauté ismaili qui a fait du Canada son pays depuis plus de quatre décennies. À l'instar des autres communautés dont les membres sont répartis aux quatre coins du monde, les ismailis ont une histoire plurielle, mais notre expérience au Canada a certainement été enrichissante. Je me souviens avec joie de l'établissement de la délégation de l'imamat ismaili ici en 2008; le premier ministre, ce jour-là, avait dit que notre collaboration allait faire du Canada « le siège des efforts mondiaux déployés pour favoriser la paix, la prospérité et l’égalité par le pluralisme ». Nous sommes très heureux de signer aujourd'hui une nouvelle entente avec votre gouvernement afin de renforcer cette collaboration.

Lorsque nous essayons de voir ce que les 25 prochaines années du Réseau Aga Khan de développement nous réservent, nous croyons que notre présence permanente dans les pays en développement fera de nous un partenaire fiable, surtout en matière de planification, ce qui se révèle toujours un énorme défi. Sur cette toile de fond, passons à la scène internationale, notamment le rôle des relations entre les pays et les cultures islamiques — ce que nous appelons umma — et les sociétés non islamiques. Ces relations façonnent notre monde à l'heure actuelle.

J'aimerais tout d'abord m'attarder sur un aspect central et fondamental de l'umma, un aspect rarement vu ailleurs, soit son immense diversité. La démographie musulmane a connu une expansion phénoménale au cours des dernières années. De nos jours, les musulmans ont des opinions très divergentes sur plusieurs sujets. Il faut savoir, par exemple, qu'il n'existe pas de point de vue commun, d'opinion généralisée à propos de l'Occident. Certaines personnes aiment parler du choc inévitable qui oppose l'Occident industrialisé aux civilisations islamiques. Mais ce n'est pas ainsi que les musulmans voient les choses.

Seule une petite minorité d'extrémistes adhèrent à ce point de vue, par leurs paroles ou leurs gestes. La plupart d'entre nous ne partageons tout simplement pas leur avis. En réalité, il existe très peu de points de friction entre nos interprétations théologiques et les autres fois abrahamiques que sont le christianisme et le judaïsme. Au contraire, à bien des égards, nous sommes en profonde harmonie.

Les conflits de l'ère moderne ont souvent trouvé leur source dans un contexte politique particulier ou dans les hauts et les bas de nos relations et de nos ambitions économiques, plutôt que dans une profonde division théologique. Des éléments considérés extrêmement anormaux dans le monde islamique sont malheureusement perçus comme représentatifs de l'ensemble.

Il faut dire qu'au cours des dernières années, les perceptions véhiculées dans les médias s'inscrivaient souvent dans un contexte de guerre. Dans cette optique, il est d'autant plus important de ramener la conversation internationale dans une direction mieux éclairée. Je suis conscient des efforts que le premier ministre a faits en ce sens. Je vous en remercie, monsieur le premier ministre.

La complexité de l'umma remonte à une époque lointaine. Certains des chapitres les plus glorieux de l'histoire islamique s'appuyaient délibérément sur les principes de l'inclusivité. La politique d'État voulait que la quête d'excellence passe par le pluralisme. Les choses se passaient ainsi à l'époque des Abbassides de Bagdad et des Fatimides du Caire, il y a plus de 1 000 ans. Elles se passaient ainsi en Afghanistan, à Tombouctou au Mali, puis plus tard chez les Safavides en Iran, les Moghols en Inde, les Ouzbeks à Boukhara, et les Ottomans en Turquie. Du VIe au XVIIIe siècles, Al-Andalus a prospéré dans la péninsule ibérique sous l'égide des musulmans, tout en accueillant à bras ouverts les chrétiens et les juifs.

De nos jours, ces traditions islamiques sont en grande partie tombées dans l'oubli et demeurent peu connues des musulmans comme des non-musulmans. Le Trust Aga Khan pour la culture, qui comprend notamment un prix d'architecture et un programme consacré aux villes historiques, a pour but de faire connaître cet héritage d'inclusion. À cela s'ajoute l'ouverture prochaine du musée Aga Khan de Toronto, qui témoignera, en sol canadien, de l'immense diversité de la culture islamique.

Le conflit entre l'interprétation sunnite et l'interprétation chiite de l'islam, ainsi que ses conséquences pour les peuples sunnite et chiite, constitue peut-être la plus grande source d'incompréhension à l'extérieur de l'umma. Cette tension aiguë est parfois encore plus profonde que celle entre les musulmans et les pratiquants d'autres religions. L'ampleur et l'intensité de cette tension ont augmenté considérablement ces derniers temps, et les interventions extérieures n'ont fait qu'empirer les choses. Au Pakistan et en Malaisie, en Irak, en Syrie, au Liban, à Bahreïn, au Yémen, en Somalie et en Afghanistan, la situation est en train de tourner au désastre.

Il est donc important pour les non-musulmans qui traitent avec l'umma de communiquer tant avec les sunnites qu'avec les chiites. Faire fi de cette réalité équivaudrait à ignorer qu'il existe des différences entre les catholiques et les protestants depuis plusieurs siècles, ou à tenter de résoudre la guerre civile en Irlande du Nord sans rallier les deux communautés chrétiennes.

Quelles auraient été les conséquences si le conflit entre les protestants et les catholiques en Irlande s'était répandu dans l'ensemble du monde chrétien, comme c'est le cas actuellement de l'antagonisme sunnite-chiite dans plus de neuf pays? Il est primordial que nous comprenions ces dangereuses tendances et que nous y résistions, et que la légitimité fondamentale de visions plurielles soit respectée dans tous les aspects de nos vies, y compris celui de la religion.

[Français]

Permettez-moi à ce point de mon discours, de m'adresser à vous à nouveau en français.

Je viens d'évoquer les incompréhensions entre le monde industrialisé et le monde musulman, et les oppositions qui flétrissent indûment les relations entre les grandes traditions de l'islam. Pourtant, le coeur, la raison et, pour ceux qui en sont animés, la foi, nous disent qu'une plus grande harmonie est possible.

De fait, des évolutions récentes nous donnent une ouverture. Parmi ces évolutions, je voudrais dire combien la démarche constitutionnaliste est importante pour corriger l'inadéquation de nombreuses Constitutions existantes avec l'évolution des sociétés, notamment lorsqu'elles sont en développement. C'est un sujet essentiel que les devoirs de ma charge m'interdisent d'ignorer.

Vous serez peut-être surpris d'apprendre que 37 pays du monde ont adopté une nouvelle Constitution dans les dernières 10 années, et que 12 sont en phase avancée de modernisation de la leur, soit un total de 49 pays. Dit autrement, ce mouvement concerne un quart des États membres des Nations Unies. Sur ce total de 49 pays, 25 % sont des pays à majorité musulmane. Ceci montre qu'aujourd'hui la revendication par les sociétés civiles de structures constitutionnelles nouvelles est devenu incontournable.

Je voudrais ici m'arrêter un instant pour souligner une difficulté particulière du monde musulman. Là, les partis religieux sont structurellement porteurs du principe de l'inséparabilité de la religion et de la vie de la cité. La conséquence en est que lorsqu'ils négocient les termes d'une Constitution avec des interlocuteurs qui revendiquent la séparation entre État et religion, le consensus sur la loi suprême est d'évidence difficile à atteindre.

Cependant, un pays vient de nous faire la démonstration que cela est possible, la République tunisienne. Ce n'est pas le lieu de commenter par le menu sa nouvelle Constitution. Disons toutefois qu'elle est la résultante d'un débat pluraliste assumé et qu'elle semble contenir les règles nécessaires pour assurer le respect mutuel entre les composantes de la société civile. Ceci se traduit en particulier par une appropriation de la notion de coalition, que ce soit au niveau électoral ou gouvernemental. Il s'agit là d'une grande avancée pour l'expression de ce pluralisme accepté que le Canada et l'imamat ismaili appellent de leurs voeux.

Remarquons enfin une conséquence que cette évolution laisse espérer. Le forum des débats et conflits inhérent à toute société pluraliste n'est plus la rue ou la place, mais la cour constitutionnelle d'un État de droit. Outre le génie propre des constitutionnalistes tunisiens, les travaux préparatoires ont été l'occasion de consultations de droit constitutionnel comparé.

Je voudrais saluer, en particulier, le rôle des juristes portugais, citoyens d'un pays pour lequel j'ai beaucoup de considération et qui, comme le Canada, a développé une civilisation du respect mutuel entre communautés et d'ouverture aux religions.

Je fais référence ici à la loi à dimension concordataire qui régit les relations entre la République portugaise et l'imamat ismaili depuis 2010. Devant votre très honorable assemblée, je suis heureux d'ajouter que cette loi, votée à l'unanimité, prend acte de la qualité d'entité supranationale de l'imamat ismaili.

Pour conclure sur la Constitution tunisienne, M. François Hollande, président de la République française, a dit, à Tunis:

[...] ce qui fait l'originalité de votre révolution, et même de votre Constitution, c'est le rôle de la société civile.

[Traduction]

Il est clair que la voix la plus influente en Tunisie est celle de la société civile. Par société civile, j'entends toute une variété d'institutions privées sans but lucratif qui ont pour objectif l'intérêt public. Elles se consacrent à l'éducation et à la culture, à la science et à la recherche, ainsi qu'à des préoccupations liées au commerce, au travail, à l'ethnicité et à la religion. Elles comprennent également les sociétés professionnelles d'avocats, de comptables, de banquiers, d'ingénieurs et de médecins. La société civile englobe aussi les groupes qui se dévouent à la promotion de la santé et de la sécurité et celle de l'environnement, ainsi que les organisations des domaines humanitaire, artistique et médiatique.

Dans notre poursuite du progrès, nous avons parfois tendance à nous concentrer uniquement sur le milieu politique et le gouvernement, ou sur les institutions à but lucratif du secteur privé. Il ne fait aucun doute que les deux milieux ont un rôle à jouer, mais, à mon avis, le monde devrait accorder plus d'attention — beaucoup, beaucoup plus d'attention — au rôle potentiel de la société civile. Nous pouvons constater son expansion en plusieurs endroits, de l'Afrique subsaharienne à la Tunisie et à l'Égypte, de l'Iran au Bangladesh.

Il y a quelques années, alors que le Kenya courait de graves dangers à l'aube d'une guerre civile, l'ancien secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, a mené le pays vers une solution pacifique. Cette dernière dépendait en grande partie de la force de la société civile kényane.

Je crois que les voix de la société civile sont de plus en plus les voix du changement, là où le changement tarde à venir depuis trop longtemps. Ce sont les voix de l'espoir pour ceux qui vivent dans la peur. Ce sont des voix capables de transformer des pays en crise en pays d'avenir. La culture de la peur sévit dans de trop nombreuses sociétés, où les gens sont condamnés à une vie de pauvreté. Remplacer la peur par l'espoir sera un grand pas vers l'élimination de la pauvreté et, souvent, l'appel à remplacer la peur par l'espoir viendra de la société civile. Une société civile active peut ouvrir la porte à une énorme variété d'énergies et de talents en provenance d'une vaste gamme d'organisations et de personnes. C'est l'avènement de la diversité et de la pluralité.

Je crois que le Canada possède la capacité unique de structurer et d'illustrer les trois valeurs fondamentales auxquelles une société civile de qualité doit adhérer: le pluralisme, la méritocratie et l'éthique cosmopolite.

L'éthique cosmopolite intègre harmonieusement la complexité des sociétés humaines. Elle cherche le juste équilibre entre les droits et les obligations, entre la liberté et les responsabilités. C'est une éthique pour tous les gens, qu'ils nous soient familiers ou qu'ils fassent partie des autres, qu'ils vivent tout près où à l'autre bout du monde.

Le Réseau Aga Khan de développement oeuvre depuis plus de 50 ans pour favoriser l'amélioration de la société civile et, alors que nous nous tournons vers l'avenir, nous sommes honorés que le Canada nous considère comme un partenaire de choix. Merci, monsieur le premier ministre.

L'une des clés de la réussite du Canada dans l'édification d'une société civile méritocratique est le principe voulant qu'un gouvernement démocratique ne suffise pas pour constituer une société démocratique. Je suis impressionné par les études récentes qui montrent que le Canada est l'un des endroits au monde ou il y a le plus d'activité dans le secteur du bénévolat et des organismes sans but lucratif. L'esprit du Canada est marqué du sceau d'un principe cher à la culture ismaili chiite: l'importance de consacrer volontairement son énergie personnelle à l'amélioration de la vie des autres. Ce n'est pas une affaire de philanthropie, mais bien d'accomplissement constructif de soi.

Il y a six ans, à l'occasion du 50e anniversaire de mon accession au titre d'Aga Khan, des ismailis de partout dans le monde m'ont offert volontairement des dons. Il est important de souligner qu'il ne s'agissait pas seulement de dons matériels, mais également de temps et de savoir contribuant à notre travail. Nous avons établi un cadre pour les dons de temps et de savoir. Il s'agit d'un processus structuré pour mettre à profit un bassin immense d'expertise impliquant des dizaines de milliers de bénévoles. Cet afflux de générosité a amené nombre d'entre eux à se rendre dans des pays en voie de développement. Un tiers de ces personnes sont des Canadiens. Leur apport est énorme. Ils nous aident à adopter des pratiques exemplaires dans nos établissements et nos programmes, ce qui fait de nous, espérons-le, un partenaire encore meilleur pour le Canada.

De tels efforts engendrent d'excellents résultats lorsque de multiples apports peuvent être judicieusement mis à contribution pour répondre à de multiples besoins. C'est pourquoi l'immense diversité économique du Canada constitue une ressource inestimable dans le monde.

La société civile canadienne a une qualité fondamentale: elle mise sur l'éducation. Les recherches montrent que les étudiants canadiens, qu'ils soient nés ici ou à l'étranger, excellent et se classent parmi les meilleurs étudiants du monde entier. En outre, plus de 45 % des Canadiens qui sont nés à l'étranger ont un diplôme d'études tertiaires. Ce bilan en matière d'éducation interpelle vivement les chiites ismailis, qui croient à la puissance transformatrice de l'intelligence humaine, une conviction que souligne l'engagement considérable du Réseau Aga Khan de développement dans le domaine de l'éducation. Cet engagement se manifeste partout où notre réseau est présent et il ne se concrétise pas seulement par l'enseignement de la foi chiite ismaili, mais aussi par l'enseignement de ce qui est important pour le monde. Pour ce faire, nous nous occupons de l'éducation à tous les niveaux.

L'Université Aga Khan, qui est présente à Karachi et dans l'Afrique de l'Est, prend de l'expansion. En collaboration avec plusieurs universités canadiennes, elle fondera une nouvelle faculté des arts libéraux et huit nouveaux établissements d'enseignement supérieur.

Nous partageons le même intérêt que le Canada pour les possibilités qu'offre l'éducation préscolaire. Je vous félicite, monsieur le premier ministre, de votre initiative à cet égard. La petite enfance est la période où le cerveau se développe le plus rapidement. L'éducation préscolaire est l'une des façons les plus efficientes d'améliorer la qualité de vie des populations rurales et urbaines. Permettez-moi de saluer le regretté Dr Fraser Mustard, dont les travaux sur la petite enfance auront des répercussions sur des millions de gens dans le monde. Le Réseau Aga Khan de développement a eu la chance de pouvoir s'inspirer des travaux de ce grand scientifique et humaniste canadien et d'être conseillé par lui.

Une éducation de qualité est essentielle au développement d'une société civile méritocratique et donc au développement d'approches pluralistes. À cet égard, l'histoire du Canada est très instructive, notamment lorsqu'on examine la longue évolution des processus qui, de fil en aiguille, ont permis de bâtir des sociétés civiles de qualité et des cultures vouées au pluralisme. L'un des mots d'ordre de notre nouveau Centre mondial du pluralisme veut que le pluralisme soit considéré non pas comme un résultat mais comme une approche. Je sais que bien des Canadiens décriraient leur propre pluralisme comme une oeuvre en constante évolution, mais c'est également un atout immensément précieux pour le monde entier.

Demandons-nous, enfin, ce qu'une société civile de qualité exigera de nous.

Malheureusement, le monde se pluralise sur le plan factuel, mais pas nécessairement sur le plan spirituel. Les tendances cosmopolites de la société n'ont pas encore été accompagnées d'une éthique cosmopolite. Dans bien des pays, y compris la République centrafricaine, le Soudan du Sud, le Nigeria, le Myanmar et les Philippines, on semble être aux prises avec une dure réalité, c'est-à-dire la montée de l'hostilité religieuse et de l'intolérance entre les grands groupes religieux et au sein même de ces groupes.

Encore une fois, le Canada a pris des mesures importantes, notamment en établissant, il y a un an à peine, le Bureau de la liberté de religion. À l'instar du Centre mondial du pluralisme, ce Bureau doit relever des défis énormes; sa contribution sera chaudement accueillie. Cet organisme sera certainement un bon modèle pour d'autres pays.

En résumé, je crois que la société civile est l'une des plus grandes forces de notre époque, que sa portée sera de plus en plus universelle, qu'elle gagnera d'autres pays, et qu'elle pourra influencer, refaçonner et parfois même remplacer des régimes inefficaces. Je crois également que, partout dans le monde, la société civile devrait être encouragée avec ardeur et entretenue avec sagesse par ceux qui l'ont le mieux soutenue, et le Canada en est le meilleur exemple.

Je remercie infiniment le premier ministre, ainsi que vous tous, de m'avoir permis d'aborder, sous l'angle de la foi, certaines de mes préoccupations pour l'avenir. J'espère avoir réussi à vous expliquer pourquoi je suis convaincu que le développement humain passe par un partenariat mondial.

J'aimerais conclure avec une réflexion personnelle. Vos rapports avec vous-même et votre prochain seront fondés sur certains principes. Ma vie a été influencée de manière essentielle par un verset du saint Coran qui s'adresse à l'humanité entière.

Il dit ceci: « Ô hommes! Craignez votre Seigneur qui vous a créés d'un seul être et qui, ayant tiré de celui-ci son épouse, fit naître de ce couple tant d'êtres humains, hommes et femmes! » Je ne connais rien qui exprime plus merveilleusement l'unité de la race humaine, qui est bien née d'un seul être.

Merci.

[Applaudissements]


Source : Débats de la Chambre des communes, volume 147, numéro 053, 2e session, 41e législature, Compte rendu officiel (Hansard), Le jeudi 27 février 2014