La prostitution a longtemps fait l’objet de conceptions morales et d’approches juridiques variées. L’éventail des positions sur la question témoigne de la diversité des idées sur la meilleure façon de protéger les personnes vulnérables contre l’exploitation et la violence.
En matière de prostitution, le droit international est principalement axé sur deux objectifs : protéger les adultes contre la prostitution forcée, et protéger les enfants contre toutes les formes de violence et d’exploitation sexuelles. La vaste majorité des acteurs internationaux s’entendent sur ces objectifs, mais les opinions divergent quant à la façon de réglementer les services sexuels entre adultes consentants.
L’approche du Canada à l’égard de la prostitution a beaucoup changé au cours des dernières années. Jusqu’en 2014, les adultes pouvaient avoir des relations sexuelles consentantes en échange d’argent en toute légalité, même si de nombreuses activités liées à la prostitution étaient interdites. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, la Cour suprême du Canada a jugé que trois de ces interdictions étaient inconstitutionnelles et mettaient inutilement à risque la sécurité des travailleurs et des travailleuses du sexe. Le Parlement a donc été forcé de revoir son approche à l’égard de la prostitution.
Au Canada, dans la plupart des cas, les personnes qui vendent, offrent ou annoncent leurs propres services à caractère sexuel ne peuvent pas être visées par des sanctions pénales. Toutefois, depuis l’adoption d’une nouvelle loi, en 2014, l’achat de services sexuels constitue une infraction criminelle. En outre, le Code criminel cherche à s’attaquer à la question des relations d’exploitation à l’aide de dispositions interdisant le proxénétisme, la publicité de services sexuels ou l’obtention d’un avantage matériel provenant de la vente des services sexuels d’une autre personne. Ces dispositions font toujours l’objet de litiges quant à leur caractère constitutionnel.
Les provinces et les territoires, de leur côté, réglementent la prostitution de façon indirecte, notamment au moyen de décrets sur la sécurité des collectivités et la nuisance publique visant les secteurs propices à la prostitution. Les administrations des provinces et des territoires ont aussi adopté des codes de la route, qui autorisent les services de police à saisir des véhicules en cas d’infractions liées à la prostitution, ainsi que des lois sur la protection de l’enfance, qui sont conçues pour protéger les enfants qui pourraient être forcés de se prostituer.
De la même façon, les municipalités s’attaquent à certains problèmes liés à la prostitution notamment en adoptant des règlements municipaux interdisant le racolage dans certains secteurs; en prenant des décisions sur le zonage et l’octroi de permis aux entreprises qui ont une incidence sur l’emplacement et l’exploitation de services de divertissement pour adultes; et en communiquant des lignes directrices aux services de police pour établir les priorités dans l’application de la loi.
Bref, les divers ordres de gouvernement s’efforcent de gérer les questions juridiques et politiques que soulève la prostitution en utilisant souvent des outils variés et en recherchant parfois des résultats différents.
Le Canada a toujours abordé la prostitution (rapports sexuels entre deux adultes consentants en échange d’argent, aussi appelée travail du sexe) 1 de multiples façons, notamment au moyen d’un ensemble de lois pénales fédérales, de lois provinciales et territoriales et de solutions municipales qui font intervenir les diverses compétences en jeu.
À l’échelle fédérale, l’approche du Canada en matière de prostitution a beaucoup changé depuis la décision rendue par la Cour suprême du Canada en 2013 dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Bedford (Bedford) 2, dans laquelle la Cour a déclaré inconstitutionnelles trois dispositions du Code criminel (le Code) 3 liées à la prostitution. En 2014, en réponse à cette décision, le Parlement a adopté une nouvelle loi fondée sur un cadre juridique différent, selon lequel la prostitution doit être considérée comme une forme d’exploitation sexuelle, visant à réduire la prostitution autant que possible et, ultimement, de l’abolir 4. Au titre de ce nouveau paradigme, il est maintenant interdit d’acheter des services sexuels, ainsi que de tirer un avantage matériel de la vente des services sexuels d’une autre personne ou d’en faire la publicité. Toutefois, bien que des exceptions s’appliquent, une personne peut vendre, offrir ou annoncer ses propres services sexuels.
La présente Étude de la Colline propose un aperçu des lois internationales ayant trait à la prostitution et présente l’approche du gouvernement fédéral au titre du Code ainsi que les mesures prises par les administrations des provinces, des territoires et des municipalités pour s’attaquer concrètement à certains problèmes précis.
Le droit international en matière de prostitution est principalement axé sur l’interdiction du trafic de personnes adultes à des fins d’exploitation sexuelle, et de toutes les formes de violence et d’exploitation sexuelles visant des enfants 5.
Par exemple, l’article 6 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979 des Nations Unies précise que les États parties doivent prendre toutes les mesures utiles pour réprimer le trafic des femmes et « l’exploitation de la prostitution des femmes 6 ». Le Canada a ratifié la Convention en 1982.
En outre, l’alinéa 113b) de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing, adoptés en 1995, souligne que la prostitution forcée est une forme de violence à l’égard des femmes 7. La Déclaration reconnaît qu’il y a une notion de choix dans la prostitution adulte et porte davantage sur la prostitution forcée et la prostitution des enfants. Le Canada s’est engagé à respecter la Déclaration et le Programme d’action de Beijing en septembre 1995.
Il convient aussi d’ajouter que l’article 34 de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies (adoptée en 1989) prévoit que les signataires doivent protéger tous les enfants de la violence et de l’exploitation sexuelles et prendre toutes les mesures appropriées pour empêcher qu’ils soient contraints de participer à des activités sexuelles illégales ou qu’ils soient exploités au moyen de la prostitution 8. Cette convention s’accompagne du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants 9. Au titre du Protocole facultatif, les États sont tenus de punir, aux termes du droit pénal, les activités consistant à offrir, à obtenir ou à fournir les services d’un enfant à des fins de prostitution 10. Le Canada a ratifié la Convention en décembre 1991 et le Protocole facultatif en septembre 2005.
Enfin, en 2000, la collectivité internationale a adopté le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants 11. L’article 5 invite les États parties à criminaliser la « traite des personnes », dont la définition inclut l’exploitation de la prostitution d’autrui 12. Le trafic d’êtres humains, qui est souvent intégralement associé à l’exploitation de la prostitution d’autrui, est ainsi vigoureusement condamné dans le droit international. Le Canada a ratifié le Protocole en mai 2002.
Au Canada, le Parlement se sert de son pouvoir en matière de droit pénal pour exercer la compétence première sur les questions relatives à la prostitution 13. Même si, jusqu’en 2014, la rétribution de rapports sexuels entre adultes consentants n’était pas illégale, de nombreuses activités entourant la prostitution étaient criminalisées, comme l’exploitation ou l’utilisation d’une maison de débauche, le transport d’une personne à une maison de débauche, le proxénétisme et le racolage.
Pendant des dizaines d’années, ces dispositions ont fait l’objet d’études et de débats approfondis dans divers contextes 14 et, en 1990, la Cour suprême du Canada a été saisie d’une contestation constitutionnelle. Dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), le lieutenant‑gouverneur en conseil du Manitoba avait soumis à la Cour d’appel de la province une question concernant l’interdiction frappant les maisons de débauche et les communications en public à des fins de prostitution 15. La Cour d’appel avait soutenu que ces dispositions ne portaient pas atteinte au droit à la liberté d’expression garanti à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) ni au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti à l’article 7 de la Charte 16. La Cour suprême a ultimement indiqué qu’elle était du même avis.
Néanmoins, en 2010, un groupe de travailleuses du sexe a décidé de contester ces dispositions de nouveau et a demandé aux tribunaux de revoir la décision rendue par la Cour suprême en 1990. Dans l’affaire Bedford v. Canada (Attorney General) 17, les appelantes soutenaient que l’article 210 (maisons de débauche), l’alinéa 212(1)j) (vivre des produits de la prostitution d’autrui) et l’alinéa 213(1)c) (communications à des fins de prostitution) du Code contrevenaient à l’alinéa 2b) et à l’article 7 de la Charte. Selon elles, bien que la prostitution soit légale au Canada, les lois existantes faisaient qu’il était impossible de s’y adonner dans un environnement sûr puisqu’il n’était pas possible de la pratiquer légalement à l’intérieur ni d’embaucher des gérants, des chauffeurs ou des gardes du corps. Elles soutenaient aussi que les dispositions législatives concernant les communications obligeaient les personnes qui se prostituent à prendre des décisions hâtives sans filtrer adéquatement leur clientèle.
La juge de la Cour supérieure de l’Ontario leur a donné raison en statuant que les dispositions contestées du Code étaient inconstitutionnelles 18. Quand l’affaire a été portée en appel, la Cour d’appel de l’Ontario a maintenu la disposition portant sur les communications, mais a invalidé celle qui s’applique aux maisons de débauche (accordant au Parlement 12 mois pour élaborer une disposition conforme à la Charte) et a conclu que l’interdiction de vivre des produits de la prostitution était contraire à l’article 7 de la Charte du fait qu’elle criminalise les rapports commerciaux que peuvent entretenir les travailleurs et travailleuses du sexe avec autrui sans qu’il y ait exploitation. La Cour a interprété la disposition en termes de limitation de façon que l’interdiction ne vise que les personnes vivant des produits de la prostitution d’autrui dans des situations d’exploitation 19.
L’affaire a ensuite été portée en appel devant la Cour suprême, qui a rendu sa décision dans l’arrêt Bedford en décembre 2013. La Cour suprême a invalidé les trois dispositions du Code parce qu’elles allaient à l’encontre des droits constitutionnels des travailleurs et travailleuses du sexe à la sécurité de la personne. Dans ce jugement unanime, la juge en chef McLachlin a écrit ce qui suit : « Le législateur a le pouvoir de réprimer la nuisance, mais pas au prix de la santé, de la sécurité et de la vie des prostituées 20. » La Cour suprême, après avoir reconnu que l’encadrement de la prostitution était un sujet complexe et délicat, a accordé au Parlement un an pour modifier la législation à cet égard.
En 2014, en réponse à l’arrêt Bedford, le Parlement a adopté le projet de loi C-36, la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation 21. Le projet de loi C‑36 visait clairement à traiter la prostitution comme une forme d’exploitation sexuelle et à protéger les travailleurs et travailleuses du sexe et les communautés contre les préjudices causés par la prostitution en réduisant la demande de services sexuels par l’adoption de mesures de dissuasion. Cette approche a été retenue en raison des recherches montrant que la prostitution est une activité dangereuse; que le fait de commencer à se livrer à la prostitution et de continuer de s’y livrer est influencé par les conditions socioéconomiques; et que les groupes marginalisés, comme les femmes et les filles autochtones, sont surreprésentés parmi les personnes qui vendent des services sexuels 22.
Le projet de loi C‑36 visait à réduire la prostitution autant que possible et a érigé en infraction l’achat de services sexuels pour la première fois de l’histoire du Canada. Le projet de loi C‑36 a aussi modifié les dispositions sur le proxénétisme afin de dispenser de toute responsabilité criminelle les personnes ayant conclu avec des travailleurs et des travailleuses du sexe des ententes légitimes n’ayant rien à voir avec l’exploitation, comme les colocataires, les personnes à charge et les gardes du corps. La suite de l’étude présente les dispositions du Code ayant trait à la prostitution et leur interprétation par les tribunaux depuis leur entrée en vigueur.
Le paragraphe 286.1(1) du Code, tel que modifié par le projet de loi C-36, indique maintenant que l’obtention des services sexuels d’une personne adulte ou la communication avec quiconque en vue d’obtenir les services sexuels d’une personne adulte constitue une infraction. Toute personne reconnue coupable d’une telle infraction est passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans sur déclaration de culpabilité par mise en accusation 23 ainsi que d’une amende minimale de 1 000 $ pour la première infraction, et de 2 000 $ pour chaque récidive. Toutefois, si l’infraction est commise dans un endroit situé à la vue du public ou qui se trouve à proximité d’un parc, d’une école, d’un établissement religieux ou « d’un endroit quelconque où il est raisonnable de s’attendre à ce que s’y trouvent des personnes âgées de moins de dix‑huit ans », l’amende minimale est de 2 000 $ pour une première infraction et de 4 000 $ pour chaque récidive.
En cas de déclaration de culpabilité par procédure sommaire, toutes les peines minimales énoncées plus haut sont réduites de moitié, et la personne reconnue coupable est passible d’une amende maximale de 5 000 $ et d’un emprisonnement maximal de deux ans moins un jour.
Au titre du paragraphe 286.1(2), toute personne coupable d’avoir obtenu, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne mineure, ou d’avoir communiqué avec quiconque pour commettre une telle infraction, est passible d’un emprisonnement maximal de 10 ans. Les peines minimales obligatoires sont de six mois d’emprisonnement pour une première infraction, et d’un an en cas de récidive.
Avec la criminalisation de l’achat de services sexuels, l’approche de la police à l’égard de la prostitution a changé. En effet, le cadre juridique a renforcé la conception selon laquelle les personnes qui achètent des services sexuels sont des prédateurs et les personnes qui vendent des services sexuels sont des victimes. Par exemple, en Nouvelle-Écosse, le service de police régional du Cap-Breton a commencé à se concentrer davantage sur la façon d’aider les travailleurs et travailleuses du sexe à trouver une stratégie de sortie, notamment en demandant à des personnes ayant réussi à s’en sortir d’accompagner les services de police lors de patrouilles pour parler aux travailleurs et travailleuses du sexe 24. Parallèlement, le service de police a intensifié ses efforts pour inculper les personnes qui achètent des services sexuels, notamment au moyen d’une opération d’infiltration visant à dissuader et à abolir le commerce du sexe dans le centre-ville de Sydney. Cette opération a permis de porter des accusations contre 27 hommes soupçonnés d’avoir communiqué dans le but d’obtenir des services sexuels.
Dans l’affaire R. v. Mercer, l’un de ces 27 hommes a contesté la constitutionnalité de l’amende minimale obligatoire prévue au paragraphe 286.1(1) du Code, affirmant que le fait de communiquer avec une policière qu’il croyait être une travailleuse du sexe constituait un crime sans victime et que l’amende imposée était une peine cruelle et inusitée contrevenant à l’article 12 de la Charte. Après avoir pris en considération l’importance de la dénonciation et de la dissuasion, la Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse a maintenu la constitutionnalité de l’amende minimale obligatoire qui s’élevait, dans ce dossier, à 500 $.
L’interdiction d’acheter des services sexuels demeure néanmoins controversée. En effet, selon les groupes de défense des droits des travailleurs et travailleuses du sexe, cette interdiction force la prostitution à demeurer une activité clandestine. Ces groupes estiment qu’en conséquence les travailleurs et travailleuses du sexe continuent d’éviter tout contact avec les services de police, ce qui les rend plus vulnérables à la violence 25.
Les articles 286.2 et 286.3 du Code portent sur les relations d’exploitation où la personne qui commet l’infraction incite une autre personne à vendre des services sexuels (proxénétisme) ou reçoit de l’argent pour la vente de ces services (avantage matériel).
Plus précisément, l’article 286.3 érige en infraction le fait d’amener une personne à offrir des services sexuels moyennant rétribution. Cet article vise aussi quiconque, en vue de faciliter la vente de services sexuels, « recrute, détient, cache ou héberge une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personne 26 ». L’infraction de proxénétisme est celle qui est punissable des sanctions les plus rigoureuses parmi les infractions liées à la prostitution prévues au Code, le coupable étant passible d’une peine d’emprisonnement maximal de 14 ans et d’une peine minimale de cinq ans si la victime est âgée de moins de 18 ans.
L’article 286.2 érige également en infraction le fait de bénéficier d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, que l’on sait provenir ou avoir été obtenu de la vente de services sexuels. L’article comporte aussi la précision suivante :
[L]a preuve qu’une personne vit ou se trouve habituellement en compagnie d’une personne qui, moyennant rétribution, offre ou rend des services sexuels constitue, sauf preuve contraire, la preuve qu’elle bénéficie d’un avantage matériel provenant de tels services 27.
Il s’agit d’un renversement du fardeau de la preuve qui pèse sur la personne accusée et qui limite son droit à la présomption d’innocence prévu à l’alinéa 11d) de la Charte. Dans l’arrêt R. c. Downey (1992), la Cour suprême du Canada a maintenu qu’une disposition semblable constituait une limite raisonnable à ce droit 28.
L’infraction prévue à l’article 286.2 est passible d’une peine d’emprisonnement maximale de 10 ans. Si l’infraction est liée à des services sexuels offerts par une personne mineure, la personne reconnue coupable est passible d’un emprisonnement maximal de 14 ans, la peine minimale étant de deux ans. Le paragraphe 286.2(4) prévoit des exceptions pour les liens familiaux ou les liens d’affaires légitimes (comme des gardes du corps, des colocataires ou des membres de la famille), uniquement en l’absence de caractéristiques propres aux relations d’exploitation énumérées au paragraphe 286.2(5) (comme les menaces de violence et l’abus de pouvoir, ou encore dans le cas d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution).
Ces exceptions règlent certains des problèmes constitutionnels soulevés par l’arrêt Bedford, dans lequel la Cour suprême a invalidé l’ancien alinéa 212(1)j) du Code, jugeant qu’il violait l’article 7 de la Charte. L’ancien alinéa 212(1)j) indiquait que le fait de vivre des produits de la prostitution constituait une forme de proxénétisme. La Cour a jugé que, même si cette disposition visait à réprimer les relations de parasitisme et d’exploitation (p. ex. le fait pour un proxénète de vivre des produits de services sexuels vendus par une autre personne), elle empêchait surtout les travailleurs et travailleuses du sexe d’embaucher des gardes du corps, des chauffeurs et des réceptionnistes et, par le fait même, de prendre les mesures nécessaires afin de réduire les risques pour leur sécurité. La Cour a jugé que cette disposition avait une portée trop large, car elle englobait les rapports exempts d’exploitation et sans lien avec l’objet de la loi.
Les communications relatives à la prostitution font l’objet de plusieurs restrictions au titre du Code. Conformément à ce qui a été indiqué précédemment, le fait de communiquer avec quiconque en vue d’obtenir, moyennant rétribution, des services sexuels, constitue une infraction (art. 286.1). Au titre de l’article 286.4, quiconque fait de la publicité pour offrir des services sexuels commet également une infraction. Bien que l’article 286.5 prévoie une exception pour les personnes qui annoncent leurs propres services sexuels, les groupes de défense des travailleurs et travailleuses du sexe considèrent que ces dispositions empêchent ces derniers de faire la publicité de leurs services sur papier ou en ligne, puisque cela nécessite généralement la participation de tierces parties 29. Enfin, le racolage est interdit dans certaines circonstances énumérées à l’article 213 du Code.
Dans l’arrêt Bedford, la Cour suprême a abrogé l’ancien alinéa 213(1)c), qui interdisait de façon générale la communication à des fins de prostitution. La Cour a souligné en ces termes l’incidence négative de l’alinéa 213(1)c) sur le droit à la sécurité de la personne des travailleurs et travailleuses du sexe :
En interdisant la communication en public à des fins de prostitution, la loi empêche les prostituées d’évaluer leurs clients éventuels, ainsi que de convenir de l’utilisation du condom ou d’un lieu sûr. Elle accroît ainsi sensiblement le risque couru 30.
Même si l’alinéa 213(1)c) a été conçu pour réduire la nuisance causée par la prostitution de rue, la Cour a indiqué que « [l]’effet préjudiciable de cette disposition sur le droit à la sécurité et à la vie des prostituées de la rue est totalement disproportionné 31 » par rapport à l’objectif de la disposition. En conséquence, la disposition ne pouvait résister à la contestation constitutionnelle et a été invalidée.
Le Parlement, en réponse à l’arrêt Bedford, a interdit la publicité de services sexuels faite par des tiers pour la première fois de l’histoire du Canada en remplaçant l’alinéa 213(1)c) du Code par une restriction plus étroite de la capacité des travailleurs et travailleuses du sexe à communiquer à des fins de prostitution.
Plus précisément, l’article 286.4 du Code érige en infraction le fait de faire de la publicité pour offrir les services sexuels d’une autre personne. Cette disposition s’applique à la publicité « dans la presse écrite, sur les sites Web ou dans des endroits qui offrent des services sexuels moyennant rétribution, comme les salons de massage érotique ou les clubs de danseuses », ainsi qu’« aux éditeurs ou aux administrateurs de sites Web si ceux-ci savent, d’une part, que la publicité existe et, d’autre part, qu’elle vise à offrir des services sexuels moyennant rétribution 32 ». Elle n’interdit cependant pas aux travailleurs et travailleuses du sexe de faire la publicité de leurs propres services, mais depuis l’entrée en vigueur de la disposition, ces derniers affirment que de nombreux sites Web hébergés par des tiers ne leur permettent plus d’utiliser des termes décrivant les services offerts, ni de publier des liens vers des sites Web contenant ces termes 33.
En outre, les travailleurs et travailleuses du sexe sont toujours passibles de poursuites au criminel en cas de racolage et en fonction de leur utilisation de l’espace public, dans certains cas. L’article 213 du Code indique qu’il est illégal d’arrêter ou de gêner la circulation dans un endroit public ou à la vue du public à des fins de prostitution, ou encore de communiquer dans le but d’offrir des services sexuels dans un endroit public qui est situé à côté d’une école, d’un terrain de jeu ou d’une garderie. Le paragraphe 213(2) présente une définition de l’expression « endroit public », qui décrit tout lieu auquel le public a accès de droit ou sur invitation, expresse ou implicite. Cela englobe tout lieu ouvert à la vue du public, y compris une voiture, même en mouvement, qui se trouve sur une voie publique 34.
Le paragraphe 7(4.1) du Code élargit la portée territoriale du droit pénal canadien relativement à 14 infractions à caractère sexuel ou connexe contre les mineurs afin de l’appliquer aux Canadiens coupables de tourisme sexuel :
Malgré les autres dispositions de la présente loi ou toute autre loi, le citoyen canadien ou le résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui, à l’étranger, est l’auteur d’un fait – acte ou omission – qui, s’il était commis au Canada, constituerait une infraction aux articles 151, 152, 153 ou 155, aux paragraphes 160(2) ou (3), aux articles 163.1, 170, 171, 171.1, 172.1, 172.2 ou 173 ou au paragraphe 286.1(2) est réputé l’avoir commis au Canada.
En résumé, les citoyens canadiens et les résidents permanents qui commettent ce type d’infraction à l’étranger peuvent faire l’objet de poursuites au Canada, avec le consentement du procureur général 35.
Même si elles permettent de régler certains enjeux constitutionnels soulevés dans l’arrêt Bedford, les dispositions du Code sur le proxénétisme, les avantages matériels et la publicité continuent à susciter des débats et des contestations. Les groupes de défense des droits des travailleurs et travailleuses du sexe estiment que ces dispositions visent aussi les relations sans exploitation et sont donc inconstitutionnelles pour des raisons semblables à celles invoquées pour invalider les dispositions dans l’arrêt Bedford. Dans l’affaire R. v. Anwar, la Cour de justice de l’Ontario a accueilli ces arguments et a conclu que les trois dispositions violent la Charte 36.
La Cour a expliqué que la disposition sur le proxénétisme a l’effet suivant :
Concrètement, les travailleurs du sexe marginalisés ou inexpérimentés ne peuvent pas approcher les travailleurs du sexe ou les personnes qui se trouvent dans des situations d’emploi contrôlées pour obtenir de l’aide et des conseils. Ces types de travailleurs du sexe sont donc exposés à des risques plus importants pour leur santé et leur sécurité physiques et émotionnelles lorsqu’ils s’engagent dans le travail du sexe 37 [traduction].
De même, la Cour a conclu qu’en raison de la disposition relative aux avantages matériels,
[l]es employés des travailleurs du sexe qui mettent leurs ressources en commun et qui ne sont pas des spécialistes du droit s’exposent à une éventuelle responsabilité pénale, même lorsque les relations sont exemptes de coercition et que l’employé fournit simplement les mêmes types de services qu’un employé occupant les mêmes fonctions offrirait dans une autre industrie 38 [traduction].
Enfin, en ce qui concerne l’interdiction de publicité, la Cour a conclu que le fait de
[l]imiter la capacité des travailleurs du sexe à communiquer clairement les conditions de leurs services et à filtrer efficacement leur clientèle potentielle entraînera une augmentation significative du risque de blessures graves ou de décès. La disproportionnalité réside notamment dans la criminalisation de tierces personnes qui entretiennent des relations sans exploitation avec les travailleurs du sexe 39 [traduction].
Pour toutes ces raisons, le juge a déclaré que ces dispositions étaient inconstitutionnelles et violaient les droits à la liberté et à la sécurité de la personne garantis par l’article 7 de la Charte. Toutefois, comme la décision a été rendue par un tribunal inférieur, la mesure législative n’a pas été officiellement déclarée inopérante.
Au début de 2021, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a aussi déterminé, dans l’arrêt R. v. N.S., que ces dispositions étaient inconstitutionnelles pour des motifs semblables, et a déclaré qu’elles étaient inopérantes en Ontario, au titre du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 40.
Cependant, en février 2022, la Cour d’appel de l’Ontario a annulé cette décision au motif que les dispositions du Code sur le proxénétisme, les avantages matériels et la publicité ne contreviennent pas à la Charte. La Cour a fait valoir que dans le cadre législatif actuel, il est clair « que le Parlement considère la prostitution comme étant en soi une forme d’exploitation, même lorsque la personne offrant des services sexuels moyennant rétribution a sciemment pris la décision de le faire 41 [traduction] ». Compte tenu de l’objectif de la loi, qui est notamment de réduire la demande de services de prostitution, la Cour a estimé que tout préjudice causé aux travailleurs et travailleuses du sexe par ces dispositions n’est pas disproportionné par rapport aux préjudices sociaux que la loi cherche à combattre. De plus, la Cour a interprété les limitations qui en résultent pour les travailleurs et travailleuses du sexe de manière plus étroite que le tribunal inférieur, concluant, par exemple, que la disposition relative aux avantages matériels n’empêche pas les travailleurs et travailleuses du sexe de mettre en place un service de sécurité coopératif, et que la disposition relative à la publicité ne restreint pas leur capacité à communiquer franchement et en détail avant une rencontre en personne 42.
La restriction applicable à la publicité par des tiers a été aussi confirmée dans l’affaire R. v. Boodhoo and others, dans laquelle la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que l’article 286.4 du Code constituait une limite raisonnable au droit à la liberté d’expression prévu à l’alinéa 2b) de la Charte 43.
Une contestation distincte et plus étendue des dispositions relatives à la prostitution lancée par une coalition de groupes de défense du travail sexuel est également en cours en Ontario, et au moment de la rédaction de cette étude, elle était devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario 44.
L’article 45.1 de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation demande que la Loi fasse l’objet d’un examen par un comité parlementaire dans les cinq ans suivant son entrée en vigueur, et que le comité en question remette un rapport accompagné des modifications qu’il recommande dans l’année qui suit le début de son examen 45.
En février 2022, le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes a entrepris un examen de la Loi en vertu de cette disposition. Le rapport qui en a résulté, déposé en juin 2022, contient 17 recommandations, notamment que le gouvernement du Canada dépose un projet de loi abrogeant les articles 213 et 286.4 du Code et renforce les dispositions concernant l’exploitation et la traite des personnes. Dans ce rapport, le Comité recommande également que le gouvernement effectue une analyse comparative entre les sexes plus et mène des consultations approfondies avant d’apporter ces changements à la Loi. Il demande aussi des investissements dans des programmes de soutien, notamment pour s’attaquer aux causes profondes qui poussent des gens à pratiquer le travail du sexe et faire en sorte que « l’intégration de l’industrie du sexe soit un libre choix 46 ».
En complément de la compétence directe du Parlement en droit criminel en ce qui a trait à la prostitution, l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 donne aux provinces le pouvoir de contrôler l’application des lois pénales 47. Les tribunaux reconnaissent aussi parfois un chevauchement légitime entre la compétence fédérale et la compétence provinciale, ce qui les amène à valider les lois provinciales relatives à des questions pénales dans certains cas 48. Pour l’essentiel, les lois qui ne font que régir la moralité et le comportement criminel sont considérées comme ressortissant aux provinces, tandis que celles qui instituent une interdiction assimilable au droit pénal sont de compétence fédérale. Plus la sanction prévue est sévère, plus la loi provinciale est considérée comme empiétant sur la sphère de compétence fédérale 49.
Les provinces ont, depuis quelques années, tenté d’aborder la question de la prostitution sous différents angles, le plus souvent sous ceux du code de la route, de la sécurité des collectivités et de la protection de l’enfance. Cependant, au milieu des années 1980, avant que des mesures de ce genre ne soient prises, certaines provinces ont également essayé de recourir à des injonctions pour composer avec la situation.
Les injonctions contre les nuisances publiques sont un moyen que peut utiliser une province pour traiter de la prostitution sans entrer en conflit avec la compétence fédérale en matière de droit criminel. Le procureur général compétent, à titre de gardien de la paix publique, peut demander une injonction contre une nuisance publique afin d’empêcher les personnes qui vendent des services sexuels d’importuner les piétons dans une zone déterminée 50.
Dans l’affaire British Columbia (Attorney General) v. Couillard, le procureur général de la Colombie‑Britannique avait demandé une injonction pour empêcher les activités liées à la prostitution, considérées comme une nuisance publique au sens de la common law, dans le quartier ouest de Vancouver 51. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a accordé une injonction provisoire interdisant aux travailleurs et aux travailleuses du sexe d’offrir ou de sembler offrir leurs services sur la voie publique, directement ou indirectement, dans le quartier ouest de la ville. L’injonction leur interdisait également de mener d’autres activités aux motifs de violation du droit de propriété et de perturbation de la paix publique. Cependant, cette injonction a finalement été annulée à la demande du procureur général et, en raison de la modification des dispositions du Code sur la prostitution en 1985, une injonction permanente n’a jamais été accordée 52.
Dans l’affaire Nova Scotia (Attorney General) v. Beaver, le procureur général de la Nouvelle-Écosse avait demandé une injonction permanente contre 47 travailleuses du sexe au centre-ville de Halifax, affirmant que leurs activités constituaient une nuisance publique 53. En l’espèce, la Section d’appel de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse avait rejeté la demande au motif que la province essayait de recourir à la procédure civile pour contrôler une question d’ordre pénal, qui relevait de la compétence fédérale. La Cour a déclaré que pour prendre de telles décisions, le juge de première instance doit se demander si l’injonction
est réellement nécessaire compte tenu des autres procédures qui permettraient d’obtenir le même résultat. [Le juge] doit également tenir compte des inconvénients associés à l’élimination d’un comportement criminel sans les garanties habituelles de la procédure pénale accessible à l’accusé […] Ce n’est que très exceptionnellement, en raison du manque de temps ou parce qu’il n’y a pas d’autre recours valable, qu’une injonction de ce genre devrait être accordée pour prévenir la perpétration d’un crime 54 [traduction].
Faisant usage des pouvoirs que leur confère le paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, plusieurs provinces ont modifié leur code de la route pour permettre à la police de saisir, de mettre en fourrière et de vendre les véhicules employés pour ramasser des personnes qui vendent des services sexuels dans la rue. En Alberta, en Saskatchewan et au Manitoba, la loi permet à la police de saisir et de mettre en fourrière les véhicules employés dans le cadre d’activités associées à la prostitution 55. Le véhicule est rendu à l’accusé si celui‑ci est acquitté de l’infraction liée à la prostitution ou s’il suit un programme de mesures de rechange autorisé, comme des cours dans une « école » pour clients de personnes qui se prostituent (en anglais, « john school »), où il est sensibilisé aux ramifications de la prostitution et à ses effets sur les victimes 56. Cependant, en Saskatchewan, cette option n’est pas offerte aux personnes qui ont déjà été inscrites à un tel programme ni à celles accusées d’infractions relatives à la prostitution de mineurs (infractions prévues aux paragraphes 286.1(2), 286.2(2) ou 286.3(2) du Code) 57. De plus, en Saskatchewan et au Manitoba, si l’accusé ne suit pas entièrement le cours ou n’en remplit pas intégralement les conditions, son permis de conduire est suspendu 58. Enfin, dans les trois provinces, si l’accusé est reconnu coupable d’une infraction liée à la prostitution, la police confisquera son véhicule ou retiendra son dépôt 59. Outre la mise à la fourrière, l’article 270 de la Traffic Safety Act de la Saskatchewan prévoit des sanctions pour les personnes qui circulent ou garent leur véhicule régulièrement dans les zones fréquentées par des travailleurs et travailleuses du sexe.
Le pouvoir de mettre des véhicules à la fourrière en raison d’infractions liées à la prostitution n’a pas fait l’objet de contestations suggérant qu’il s’agit d’une forme d’empiétement sur la compétence fédérale en matière pénale, mais il soulève des questions sur la proportionnalité, certaines personnes estimant que des mesures aussi draconiennes devraient être réservées aux graves infractions au code de la route qui entraînent un danger réel pour la population ou qui dénotent une incapacité manifeste à conduire 60. On peut se demander également si la confiscation d’un véhicule qui ne sera rendu à l’accusé que s’il est acquitté n’annule pas en fait la présomption d’innocence caractéristique du système de justice pénale canadien 61. Par contre, la loi albertaine n’est entrée en vigueur qu’après un examen attentif de la conformité à la Charte par le gouvernement provincial 62.
Pour ce qui est du chevauchement de compétences, même si une province ne peut pas promulguer de disposition du code de la route uniquement pour contrôler la prostitution 63, les dispositions relatives à la confiscation de véhicules ne semblent pas avoir été invoquées comme argument pour ce qui est du respect de ces compétences.
L’Alberta, la Saskatchewan, le Manitoba, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et le Yukon ont adopté une autre stratégie pour lutter contre la prostitution au niveau provincial ou territorial, avec leurs lois respectives visant à accroître la sécurité des collectivités et des quartiers 64. Ces lois permettent de fermer des immeubles et des propriétés par suite de problèmes de sécurité et de prostitution.
N’importe quel citoyen peut adresser une plainte au directeur responsable de la sécurité publique ou des collectivités s’il est convaincu qu’une propriété est généralement le lieu d’activités liées à la prostitution 65. Après enquête, le directeur peut essayer de régler la question par des mesures extrajudiciaires (p. ex. une lettre) ou il peut demander au tribunal de rendre une ordonnance de sécurité des collectivités 66. Dans le second cas, si le tribunal estime que la situation permet de conclure raisonnablement que la propriété est effectivement le lieu d’activités liées à la prostitution et que la collectivité en souffre, il peut rendre une ordonnance interdisant à quiconque de susciter ou de permettre ces activités et exigeant que la personne responsable de la propriété prenne toutes les mesures qu’elle peut raisonnablement prendre pour faire cesser ces activités. En outre, le tribunal peut rendre une ordonnance pour faire évacuer la propriété, pour mettre fin à un bail ou pour fermer temporairement les lieux 67. La province a donc effectivement le pouvoir, en passant par les tribunaux, de fermer des locaux liés à la prostitution qui font du tort aux collectivités locales 68.
Toutes les provinces ayant adopté une telle loi ont enregistré de nombreuses évictions, mais des préoccupations ont été soulevées quant à l’expansion des pouvoirs provinciaux dans un domaine du droit pénal 69. Néanmoins, dans l’affaire Nova Scotia (Public Safety) v. Cochrane 70, la Cour a confirmé que la Safer Communities and Neighbourhoods Act de la Nouvelle‑Écosse représente une utilisation valide des pouvoirs de la province à l’égard de la propriété.
Le mode de réglementation de la prostitution de rue le plus controversé qu’aient employé les provinces et les territoires est peut‑être celui qui a trait à la protection de l’enfance. Ils ont adopté un certain nombre de stratégies, allant d’une simple inclusion de la prostitution parmi les critères permettant de déterminer qu’un enfant a besoin de protection, à l’adoption plus controversée de lois sur les « soins en milieu surveillé » qui autorisent la détention forcée de mineurs engagés dans la prostitution.
La protection de l’enfance est le domaine le plus fondamental où les provinces affirment leur compétence en ce qui concerne l’exploitation des enfants par la prostitution. De nombreuses lois provinciales de protection de l’enfance disposent clairement que les organismes provinciaux de protection de l’enfance ont le pouvoir de prendre en charge les enfants à risque de tomber dans la prostitution et de les intégrer au système de protection de l’enfance. La Colombie‑Britannique, l’Alberta, l’Île‑du‑Prince‑Édouard et le Yukon mentionnent explicitement la prostitution 71 en permettant qu’un enfant soit considéré comme ayant besoin de protection s’il a été ou risque d’être exploité ou de faire l’objet de violence sur le plan sexuel. C’est le cas, par exemple, de l’enfant qui est ou risque d’être encouragé ou contraint à la prostitution 72, qui est exposé à des activités liées à la prostitution 73 ou qui subit un tort en raison d’activités liées à la prostitution, lorsque ses parents ne l’en ont pas protégé 74. Une fois cette conclusion rendue, l’enfant est intégré au système de protection de l’enfance, et il est possible qu’il soit appréhendé et placé dans un foyer d’accueil.
Outre ces dispositions fondamentales, les tribunaux de la Colombie‑Britannique et de l’Alberta ont le pouvoir de prononcer une injonction restrictive s’il existe des motifs valables de croire qu’une personne a encouragé ou contraint ou risque d’encourager ou de contraindre à la prostitution un enfant intégré au système de protection de l’enfance 75. La loi prévoit également une peine d’emprisonnement ou une amende pour toute personne qui exploite des enfants au moyen de la prostitution 76.
Pour compléter ces mesures législatives en matière de protection de l’enfance, la Saskatchewan a également adopté l’Emergency Protection for Victims of Child Sexual Abuse and Exploitation Act 77. Aux termes de cette loi, les services de police ou de protection de l’enfance qui ont des motifs valables de croire qu’un enfant est exploité sexuellement ou est susceptible de l’être (notamment dans le cadre d’activités liées à la prostitution) peuvent demander une ordonnance d’intervention d’urgence à un juge de paix pour interdire au contrevenant présumé de contacter ou d’essayer de contacter la jeune victime 78. Le fait de ne pas signaler un cas d’exploitation sexuelle ou de ne pas respecter une ordonnance d’intervention d’urgence est une infraction 79. La loi élargit également le pouvoir des services de police de fouiller un véhicule et de saisir les éléments de preuve attestant l’exploitation sexuelle d’un enfant s’il existe des motifs raisonnables de croire que le véhicule en contient ou si le véhicule est trouvé dans une zone où il y a lieu de croire à l’existence d’un grand nombre de cas d’exploitation sexuelle juvénile 80.
En 2011, le Manitoba a adopté une loi dont la portée est semblable à celle du cadre de protection de l’enfance, mais qui s’applique également aux adultes victimes de la traite des personnes. La Loi sur l’exploitation sexuelle d’enfants et la traite de personnes 81 permet de déclarer un enfant ou un adulte comme ayant besoin de protection si l’enfant est victime d’exploitation sexuelle ou si l’enfant ou l’adulte est victime de la traite de personnes (y compris aux fins de prostitution ou de toute autre forme d’exploitation sexuelle). Un juge de paix peut rendre une ordonnance de protection s’il détermine, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu traite de personnes ou exploitation sexuelle, qu’il y a des motifs raisonnables de croire que la traite ou l’exploitation sexuelle continuera et que la victime a besoin d’une protection immédiate 82. L’ordonnance de protection peut contenir des dispositions qui interdisent à l’agresseur de communiquer avec la victime ou de s’en approcher, et elle demeure en vigueur pendant au moins trois ans 83. Enfin, la loi du Manitoba permet à une personne victime de la traite d’intenter une action contre l’agresseur même sans preuve de préjudice et de se voir accorder éventuellement des dommages‑intérêts ou une injonction 84.
En 2021, l’Ontario a adopté un projet de loi modifiant la Loi de 2017 sur les services à l’enfance, à la jeunesse et à la famille afin de lutter contre la traite des personnes 85. Alors que la violence et l’exploitation sexuelles étaient déjà des motifs pour considérer qu’un enfant avait besoin de protection en vertu de la loi, le projet de loi précise qu’un enfant de moins de 16 ans qui a été ou est susceptible d’être soumis à la traite sexuelle a besoin de protection, peu importe si la personne responsable de l’enfant connaissait ou aurait dû connaître ce risque. Le projet de loi permet également aux organismes de protection de l’enfance ou aux services de police qui ont des motifs raisonnables de croire qu’une jeune personne de 16 ou 17 ans a besoin de protection d’emmener l’enfant dans un autre endroit pour une période maximale de 12 heures dans des circonstances précises, par exemple si l’enfant est victime d’une personne qui en fait la traite. Pendant cette période de 12 heures, l’enfant peut se voir offrir des services et des soutiens, notamment la conclusion d’une entente volontaire avec un organisme d’aide à l’enfance. Le projet de loi a été sanctionné, mais n’est pas encore en vigueur au moment de la rédaction de la présente étude.
Il y a eu peu de contestations des dispositions relatives à la protection de l’enfance qui sont axées sur la prostitution et le pouvoir provincial qui s’ensuit de s’ingérer dans le domaine de l’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. Les provinces ont clairement compétence dans le domaine de la protection de l’enfance et, par conséquent, elles exercent un certain contrôle sur la réglementation de l’exploitation des enfants par la prostitution.
À ce jour, la plupart des provinces ont eu recours à des lois qui sont assez habituelles en matière de protection de l’enfance pour contrer l’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. Cependant, certaines provinces ont aussi envisagé d’autres approches législatives. En 1999, les premiers ministres provinciaux et territoriaux se sont rencontrés pour exprimer leur détermination à protéger les enfants et à considérer les enfants qui s’adonnent à la prostitution comme des victimes de maltraitance. À cette occasion, ils ont décidé d’entamer une analyse de leurs lois respectives en matière de protection de l’enfance pour les harmoniser en ce qui concerne l’appréhension et la protection des enfants s’adonnant à la prostitution. Depuis, un certain nombre de provinces ont envisagé de promulguer des lois sur les soins en milieu surveillé, destinées surtout à permettre la détention forcée des enfants qui se livrent à la prostitution 86. Cette tendance a donné lieu à des contestations en vertu de la Constitution ainsi qu’à des critiques de la part de médias et de juristes dans tout le pays. C’est peut-être pour cette raison que les lois adoptées en Colombie‑Britannique et en Ontario n’ont jamais été mises en vigueur 87.
L’Alberta est actuellement la seule province qui a mis en œuvre une loi sur les soins en milieu surveillé pour la protection des enfants victimes d’exploitation sexuelle. La Protection of Sexually Exploited Children Act 88 permet à un policier ou à un directeur des services d’aide à l’enfance, qui a des motifs raisonnables de croire qu’un enfant a besoin de protection, de demander au tribunal une ordonnance l’autorisant à appréhender l’enfant et soit à le renvoyer dans sa famille, soit à le détenir dans un foyer refuge pour l’évaluer et le conseiller pendant un maximum de cinq jours. Cependant, si le policier ou le directeur estime que la vie ou la sécurité de l’enfant est en danger grave ou imminent parce que l’enfant s’adonne ou tente de s’adonner à la prostitution, il peut détenir l’enfant sans ordonnance du tribunal 89.
Après les cinq premiers jours de détention, le directeur peut demander, au maximum, deux autres périodes de détention, jusqu’à concurrence de 21 jours chacune, s’il estime que l’enfant a besoin d’un supplément d’évaluation et de counselling 90. Cependant, pour protéger les droits de l’enfant, le directeur doit comparaître devant le tribunal dans les trois jours qui suivent la première appréhension pour démontrer les raisons de la détention, et l’enfant doit être informé du lieu, de la date et des motifs de l’audience ainsi que de son droit de s’adresser à un avocat et d’être présent à l’audience. Rappelons que l’enfant a le droit d’obtenir ces services de son propre chef si le directeur estime que l’enfant a besoin de protection 91.
Enfin, la loi renforce le pouvoir de la province de pénaliser ceux qui encouragent l’exploitation des enfants par la prostitution. Le directeur peut demander une injonction restrictive s’il a des motifs valables de croire qu’une personne a encouragé ou est susceptible d’encourager un enfant placé sous protection à s’adonner à la prostitution 92. L’article 9 de la loi albertaine prévoit également une peine contre les proxénètes et les clients en contact avec des enfants qui s’adonnent à la prostitution. En vertu de cet article, toute personne qui amène intentionnellement un enfant à avoir besoin de protection se rend coupable d’une infraction passible d’une amende maximale de 25 000 $ ou d’une peine d’emprisonnement maximale de 24 mois, ou des deux. De février 2001, moment où les données statistiques ont commencé à être recueillies, à février 2009, 1 749 accusations ont été portées en vertu de l’article 9 93.
Entre 2000 et la fin de 2003, plus de 700 enfants avaient été appréhendés en Alberta, bien que les chiffres aient commencé à diminuer dès 2002 94. Entre 2010 et 2020, les chiffres variaient de 115 à 183 enfants par année 95.
De nombreuses réserves ont été exprimées quant aux droits des enfants dans ce contexte, à savoir notamment si la loi enfreindrait les droits prévus par la Charte. L’exemple le plus important est la cause Alberta (Director of Child Welfare) v. K. B., au sujet de laquelle la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a rendu sa décision en décembre 2000 96. Il s’agissait de deux jeunes filles détenues sans ordonnance en vertu du paragraphe 2(9) de la Protection of Children Involved in Prostitution Act 97, et cette situation avait donné lieu à une contestation de la loi au motif qu’elle enfreignait l’article 7 (droit à la vie, à la liberté et à la sécurité) et l’article 9 (protection contre la détention arbitraire) de la Charte.
La Cour du Banc de la Reine a confirmé la loi, maintenant qu’il n’y avait pas infraction à l’article 7 de la Charte : les jeunes filles avaient effectivement été privées de leur liberté pendant leur détention au foyer refuge, mais cette détention était conforme aux principes de la justice fondamentale dans le contexte de la protection de l’enfance. Lorsqu’il est question de la protection de l’enfant, a expliqué le tribunal, la Charte autorise une certaine mesure de limitation du droit à la liberté, des parents comme de l’enfant. Non seulement le paragraphe 2(9) de la Protection of Children Involved in Prostitution Act fait en sorte que la détention sans mandat est justifiée, mais le délai de 72 heures 98 de détention reste conforme aux normes constitutionnelles. Le tribunal a déclaré que les enfants dans cette situation ont besoin d’aide, ce que la loi albertaine prévoit sans enfreindre les normes constitutionnelles de l’article 7. C’est pour à peu près les mêmes motifs que le tribunal a conclu qu’il n’y avait pas infraction à l’article 9 de la Charte, estimant que le paragraphe 2(9) de la loi fait en sorte que les agents de police ont des motifs valables ou vraisemblables d’agir et que le délai de 72 heures n’est ni arbitraire ni irrationnel, mais qu’il apporte en fait de l’aide dont les enfants des rues ont besoin.
La Cour du Banc de la Reine a également conclu que l’article premier de la Charte était respecté, maintenant que la loi albertaine a pour objet urgent et fondamental d’enrayer les torts causés à un groupe vulnérable. De plus, le tribunal a affirmé que l’appréhension, la détention et l’évaluation sont rationnellement associées à la protection des enfants contre l’exploitation sexuelle, et que le délai de 72 heures pour les évaluer et les conseiller se comprend dans ce contexte. Il a été établi que la limitation du délai à 72 heures n’entrave pas gravement les droits des enfants lorsqu’on y oppose le besoin manifeste de protection. En fin de compte, le tribunal a conclu que ladite loi remplit le critère de proportionnalité de la Charte, car son objet, qui est de protéger les enfants contre l’exploitation sexuelle, l’emporte largement sur le délai de détention de 72 heures, lequel est assujetti à un examen judiciaire.
La Cour du Banc de la Reine a confirmé le caractère constitutionnel de la loi albertaine, mais le gouvernement de la province avait déjà réagi à la décision d’un tribunal inférieur relativement à cette même affaire, où la loi avait été déclarée contraire à la Constitution. Pour régler cette question, le gouvernement avait modifié la législation pour y inclure des garanties concernant les droits juridiques susmentionnés des enfants. Entre autres garanties, le directeur doit comparaître devant le tribunal dans les trois jours suivant l’appréhension initiale, et l’enfant doit être informé du lieu, de la date et des motifs de l’audience ainsi que de son droit de s’adresser à un avocat et d’être présent à l’audience.) Cependant, la loi modifiée a fait passer de 72 heures à cinq jours la période pendant laquelle l’enfant peut être détenu, dans le but de lui offrir des soins et un soutien supplémentaires.
Dans le contexte provincial, les municipalités jouissent du pouvoir indépendant de contrôler la prostitution au moyen de règlements municipaux et d’autres mesures de portée locale. Elles sont toutefois liées par les restrictions à la réglementation de la prostitution que le chevauchement avec la compétence fédérale en matière pénale impose aux provinces. Par conséquent, les municipalités ne peuvent pas interdire directement la prostitution, puisque cela constituerait en quelque sorte une mesure d’ordre pénal.
La police locale est, en fait, plus encline à appliquer la réglementation municipale à la prostitution qu’à porter des accusations en vertu du Code, car il est plus facile de donner une contravention pour une infraction à un règlement que de recueillir des éléments de preuve pour étayer une accusation au criminel. Les règlements municipaux sont également plus faciles à adapter au contexte local 99.
Au début des années 1980, plusieurs municipalités canadiennes ont adopté des règlements sur l’usage des rues, ce qui a essentiellement eu pour effet d’interdire le racolage. Montréal et Calgary ont été les chefs de file de cette tendance. En 1980 et 1981, les deux villes ont adopté des règlements prévoyant des amendes substantielles pour la pratique de la prostitution dans les zones publiques. Ces règlements ont été adoptés en vertu du pouvoir des municipalités de réglementer l’usage des rues et de limiter les activités encourageant la criminalité.
En réaction à ces nouvelles mesures, deux contestations judiciaires ont atteint la Cour suprême du Canada. Dans l’affaire Westendorp c. La Reine, une travailleuse du sexe avait été accusée de s’être trouvée dans la rue à des fins de prostitution, contrairement à un règlement municipal de Calgary. En 1983, la Cour suprême a annulé le règlement, estimant qu’il s’agissait d’une tentative municipale d’adopter des sanctions pénales et, par conséquent, d’un empiétement sur la compétence fédérale 100. La Cour a raisonné de la même façon dans l’affaire Goldwax c. Montréal (Ville de) 101, lorsqu’elle a annulé le règlement municipal de Montréal. Ces deux décisions ont eu pour effet de rendre nuls et non avenus les règlements semblables adoptés ou proposés par les municipalités de Vancouver, Regina, Niagara Falls et Halifax 102.
À la lumière de cette jurisprudence, plusieurs villes, dont Vancouver et Winnipeg, ont adopté des règlements plus ciblés, notamment pour défendre à quiconque de harceler les piétons et d’entraver leur circulation en faisant du racolage. De même, Surrey, en Colombie-Britannique, a adopté en 2003 un règlement donnant à la police le pouvoir de délivrer des contraventions aux personnes s’adonnant à la prostitution, autant à la vente qu’à l’achat de services sexuels, à une distance de moins de 300 mètres d’une école, de moins de 20 mètres d’une résidence ou sur une voie publique 103. Enfin, dans bien des municipalités, la police a tendance à se servir des règlements sur la traversée illégale des voies publiques et sur le flânage pour délivrer des contraventions dans les zones fréquentées par les travailleurs et travailleuses du sexe 104.
En 1993, la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt important en interprétant la norme pour déterminer le degré d’« indécence » aux fins du Code. Dans l’affaire R. c. Tremblay, elle a autorisé les danses privées dans des salons réservés aux adultes où il n’y a pas de contact physique entre le client et la danseuse 105. Se fondant sur cette décision, en 1995, la municipalité de Toronto a adopté un règlement interdisant tout contact physique entre les clients et les danseuses, faute de quoi les établissements risquaient une amende de 50 000 $ et une révocation de leur permis d’exploitation. En 1997, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la validité du règlement dans l’affaire Ontario Adult Entertainment Bar Association v. Metropolitan Toronto (Municipality), déclarant qu’il avait été adopté à des fins municipales valables ayant trait à la réglementation commerciale, à la santé, à la sécurité et à la prévention de la criminalité 106. La Cour d’appel a soutenu que, par conséquent, le règlement n’était pas incompatible avec le Code et n’empiétait pas sur la compétence fédérale en matière pénale. Cette décision a eu pour effet de laisser aux municipalités le pouvoir de réglementer certains aspects des activités liées à la prostitution, leur permettant, par exemple, d’imposer des limites aux danses érotiques, malgré la prérogative fédérale en matière de droit pénal.
Outre la limitation des activités liées à la prostitution, les municipalités exercent également un large pouvoir sur la délivrance de licences aux entreprises. Des municipalités comme celles de Victoria, Vancouver, Calgary, Edmonton, Saskatoon, Winnipeg et Toronto ont adopté des règlements exigeant que les agences d’escorte, les danseuses érotiques, les salons de massage et d’autres établissements obtiennent un permis d’exploitation comme les autres établissements commerciaux. Si ces services ne sont supposément pas liés à la prostitution, on estime généralement qu’il s’agit d’une façade pour la pratique de la prostitution ou un moyen d’y entrer. Pour obtenir un permis, ces établissements doivent remplir diverses conditions qui concernent notamment les locaux, les heures ouvrables, la publicité, la certification, l’âge minimum et l’examen des escortes par la police 107. Les règlements de ce genre sont généralement considérés comme relevant de la compétence municipale tant qu’ils sont d’application générale et ne visent pas précisément à interdire la prostitution ou à réglementer la moralité publique 108.
Il reste que plusieurs contestations judiciaires ont remis en cause la validité de tels règlements, des démarches aux résultats mitigés. En 1988, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a annulé une partie du règlement de Vancouver sur la délivrance de permis, estimant que le fait d’exiger que les services d’escorte enregistrent toutes les demandes d’escorte, noms et frais inclus, outrepassait le pouvoir de la municipalité de réglementer les établissements commerciaux 109. De même, en 2000, la Cour d’appel de l’Ontario a annulé le règlement de Richmond Hill sur la délivrance de permis, au motif que l’effet conjugué de ce règlement et des restrictions de zonage dans la municipalité créait, dans les faits, une interdiction complète des distractions pour adultes et outrepassait donc la compétence municipale 110. Enfin, en 2013, la Cour de justice de l’Ontario a invalidé une partie du règlement de Vaughan sur la délivrance de permis qui régissait les heures d’ouverture et la tenue vestimentaire, concluant que ces dispositions outrepassaient la compétence municipale en tentant de réglementer la prostitution et la nudité 111. En 2017, la Cour d’appel de l’Ontario a cependant annulé cette décision, estimant que la disposition relative aux heures d’ouverture était une décision légitime en matière de permis d’exploitation, qui visait à limiter les nuisances et à éliminer les conditions propices à la criminalité 112.
Dans un ordre d’idées quelque peu différent, en 2006, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a acquitté un homme de Calgary de proxénétisme, statuant que le permis d’exploitation d’un service d’escorte qui lui avait été délivré était vague et aurait pu être interprété comme un permis de vente de services sexuels. La Ville a réagi en réduisant de beaucoup les droits à régler pour l’obtention d’un permis de service d’escorte et en remaniant sa réglementation sur ce type de service. Le nouveau règlement oblige les demandeurs à signer une déclaration selon laquelle le permis ne les soustrait pas à des accusations criminelles.
Certaines personnes se sont aussi inquiétées du fait que des permis coûtent trop cher et sont inaccessibles. En 2002, une travailleuse du sexe d’Edmonton a intenté une action au civil pour contester le coût exorbitant des permis. Elle exigeait que la municipalité réduise le montant des droits pour les escortes indépendantes, soutenant que la municipalité vivait des produits de la prostitution. En avril 2003, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a rejeté sa demande 113. Enfin, en 2007, la Cour d’appel de l’Ontario a invalidé une partie d’un règlement de Windsor qui fixait des droits de permis pour les personnes travaillant dans des établissements de divertissement pour adultes. La Cour d’appel a statué qu’il était discriminatoire d’imposer une redevance supérieure aux coûts directement liés à l’application du règlement municipal 114.
Les règlements de zonage peuvent aussi avoir une incidence sur les endroits où se pratique la prostitution. Des municipalités comme celles de Saskatoon, Niagara Falls, Moncton et Saint John se sont dotées de règlements de zonage pour contrôler l’emplacement des salons de massage et des établissements de divertissement pour adultes et les cantonner ainsi dans certains quartiers de la ville. Tout comme la limitation des permis, le zonage est généralement considéré comme relevant de la compétence municipale, pourvu qu’il ne crée pas d’interdiction générale des divertissements pour adultes, mais se contente de limiter ces activités à certaines zones 115.
En général, les règlements municipaux facilitent le maintien de l’ordre en matière de prostitution et permettent aux municipalités d’exercer un certain contrôle sur cette question sans empiéter sur la compétence fédérale. Cependant, les municipalités doivent manœuvrer entre les sphères de compétence fédérale et provinciale/municipale et prendre garde de ne pas outrepasser leurs pouvoirs 116. Une partie de cet exercice d’équilibre consiste à réglementer les agences d’escorte, les salons de massage et les établissements de divertissement pour adultes de la même façon que les autres entreprises, sans présumer qu’il s’agit d’une façade pour la prostitution. Pourvu que les règlements municipaux n’interdisent pas directement la prostitution, leur validité est généralement confirmée par les tribunaux 117.
L’humiliation des clients est un autre moyen souvent employé à l’échelle locale pour lutter contre la prostitution. Sans recourir à des lois qui pourraient être contestées, l’humiliation des clients est une forme de pression collective exercée dans le but de dissuader ceux qui s’adonnent à la prostitution. Par exemple, des journaux locaux peuvent publier les noms de clients accusés d’infractions liées à la prostitution de rue 118. À Edmonton, Ottawa et Saint John, les services de police ont envoyé des lettres au domicile d’automobilistes fréquentant des zones de prostitution connues 119. À Winnipeg, pendant une brève période, la police a affiché sur un site Web des vidéos de surveillance de personnes et d’automobiles observées dans des zones de prostitution connues 120.
Les groupes de défense des travailleurs et travailleuses du sexe ont fait valoir qu’humilier les clients expose les personnes qui vendent des services sexuels à un risque accru, car les transactions pourraient alors avoir lieu dans des endroits plus isolés et dans des conditions plus dangereuses 121.
Certaines mesures communautaires ont également été adoptées pour lutter contre la prostitution à l’échelle locale sans recourir à la loi. Des patrouilles de citoyens sont un moyen de dissuasion et de protection des quartiers. En 1987, des résidents de Toronto ont organisé des patrouilles qui sillonnaient les rues, photographiaient les clients, agitaient des lampes de poche vers les voitures et enregistraient les numéros de plaque d’immatriculation pour la police. Des patrouilles de citoyens composées de bénévoles et de policiers sont aussi à l’œuvre dans certaines parties de la Colombie‑Britannique et de la Nouvelle‑Écosse, où elles surveillent les coins de rue pour contraindre les travailleurs et travailleuses du sexe et leurs clients à quitter le secteur 122. Dans la même veine, en 2019, les services de police de Montréal, Laval et Longueuil ont offert une formation pour sensibiliser les chauffeurs de taxi et le personnel hôtelier aux signes à surveiller pour détecter et signaler les cas d’exploitation sexuelle 123.
La médiation communautaire est une autre technique. À Vancouver, les bureaux de prévention de la criminalité et les associations de quartier s’adressent aux organismes de services pour régler les problèmes communautaires par la médiation afin que les personnes qui vendent des services sexuels ne fréquentent pas certains quartiers, ne laissent pas de déchets dans certaines zones et respectent certaines normes de conduite. Une solution à plus court terme consiste, pour les résidents, à prendre des mesures d’amélioration de la qualité de vie communautaire pour faire en sorte que les rues et les parcs de stationnement soient bien éclairés et à la vue du public, et décourager ainsi la prostitution 124.
Un certain nombre d’autres mesures à l’égard de la prostitution ont été prises à l’échelon municipal. Par exemple, la municipalité d’Ottawa s’est dotée d’un programme de détournement de la circulation au début des années 1990, pour décourager la circulation automobile dans un secteur fréquenté par les personnes qui vendent des services sexuels. Dans le cadre de ce programme, des citoyens enregistraient par exemple les numéros de plaque d’immatriculation et les marques et modèles de voitures considérées comme une nuisance. Puis la police se servait de ces renseignements sur les visiteurs fréquents pour organiser des opérations policières 125. Des programmes semblables de « dénonciation » ont été mis sur pied à Edmonton et à Moncton. Certaines villes ont lancé des campagnes de publicité contre la prostitution. En 2005, Edmonton et Saskatoon ont annoncé des campagnes de publicité visant à dissuader les clients et à éduquer le public au sujet de l’exploitation sexuelle.
Plus récemment, à la lumière des contestations constitutionnelles des dispositions du Code, la ville de Vancouver et le service de police de Vancouver ont adopté pour aborder la prostitution une approche plus globale, axée sur la sécurité des quartiers et la protection des travailleurs et travailleuses du sexe. La Ville a constitué en 2012 un groupe d’étude sur le travail du sexe et l’exploitation sexuelle pour combler les lacunes dans les services, prévenir l’exploitation sexuelle des enfants, voir aux problèmes de logement, sensibiliser la population et modifier les règlements municipaux afin de favoriser la santé et la sécurité des travailleurs et travailleuses du sexe et des quartiers. Au début de 2013, le service de police de Vancouver a également adopté de nouvelles lignes directrices pour l’exécution des mesures relatives au travail du sexe, soulignant que la prostitution chez les adultes n’est pas une « priorité en matière d’application de la loi » 126. Le service a indiqué vouloir plutôt se concentrer sur deux secteurs : 1) établir des relations avec les travailleurs et travailleuses du sexe et les organismes communautaires afin d’éloigner la prostitution des quartiers résidentiels, des parcs et des écoles; 2) faire enquête sur les cas d’exploitation des jeunes et de violence envers les travailleurs et travailleuses du sexe. En 2017, cette approche a été transposée dans de nouvelles directives provinciales, qui ont été approuvées par l’Association des chefs de police de la Colombie-Britannique. Ces lignes directrices soulignent que la priorité de la police en Colombie-Britannique est d’assurer la sécurité des personnes qui vendent des services sexuels 127. De même, la Ville de Toronto a souligné l’importance de faire la distinction entre le travail sexuel consensuel et la traite des personnes, ajoutant que le service de police de Toronto concentre principalement ses efforts sur la traite des personnes 128.
Enfin, plusieurs villes canadiennes – dont Toronto et Vancouver – ont adopté des politiques d’« accès sans crainte », qui visent à garantir que les résidents puissent bénéficier des services de la ville indépendamment de leur statut d’immigrant et sans crainte de détention ou d’expulsion 129. Il s’agit notamment des services de proximité pour les sans-abris, des services d’incendie et de sauvetage et des refuges d’urgence. Les groupes de défense des travailleurs et travailleuses du sexe ont dit soutenir ces politiques et affirment qu’elles devraient être étendues aux services de police, car cela pourrait inciter davantage de travailleurs et travailleuses du sexe à signaler les cas de violence et d’exploitation à la police 130.
Il existe dans tout le pays un large éventail de lois, de règlements et de mesures liés à la prostitution. Alors que la collectivité internationale met l’accent sur la protection des droits de la personne des victimes de la traite et de l’exploitation par la prostitution, les communautés locales insistent sur l’importance de protéger leurs villes, leurs foyers et leurs enfants contre les conséquences indirectes de la prostitution. Chaque ordre de gouvernement au Canada aborde le problème sous un angle différent, selon ses priorités et les pouvoirs dont il dispose. Il en résulte un large réseau de mesures qui se complètent généralement et visent à réglementer la prostitution à plusieurs niveaux.
Or, même si les provinces et les municipalités jouissent d’importants pouvoirs qui leur permettent de s’attaquer à divers aspects de la prostitution, elles ne sont pas à l’abri des contestations. Certaines mesures ont été critiquées en raison de leur inconstitutionnalité et d’autres ont été soumises aux tribunaux pour des questions de compétence et de droits de la personne.
La décision Bedford a marqué un tournant majeur dans l’approche du Canada à l’égard de la prostitution. Cette décision a démontré que la sécurité des travailleurs et travailleuses du sexe n’est pas une question secondaire dans le débat sur la prostitution. Le Parlement a réagi avec le projet de loi C-36, qui représente une nouvelle approche législative qui considère ces personnes comme des victimes ayant besoin de soutien et d’aide, et qui vise à dissuader l’achat de services sexuels. Cette approche législative continue de faire l’objet de litiges constitutionnels et de débats animés dans tout le Canada, ce qui laisse présager que les mesures prises par les différents ordres de gouvernement face à la prostitution sont encore appelées à changer.
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