L’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) énonce le droit à l’égalité devant la loi, garantissant à tous la même protection et le même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination. La Cour suprême du Canada (la Cour) a toujours interprété ce droit comme la protection de l’égalité réelle, ce qui signifie que les lois – ainsi que les activités et les politiques du gouvernement – ne peuvent pas se contenter de traiter les gens de la même façon. Il faut plutôt tenir compte des répercussions d’une loi sur différents groupes.
Une loi sera jugée inconstitutionnelle aux termes de l’article 15 de la Charte si elle désavantage encore plus des groupes ayant certaines caractéristiques. Ces caractéristiques sont notamment la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. Ces motifs sont surnommés « motifs énumérés », car ils sont explicitement énumérés à l’article 15 de la Charte. En outre, des « motifs analogues » de discrimination, comme la citoyenneté et l’orientation sexuelle, ont aussi été admis par les tribunaux.
Depuis 1985, année de l’entrée en vigueur complète de l’article 15 de la Charte, les tribunaux tentent de trouver une façon d’évaluer les demandes fondées sur l’article 15 de manière uniforme et juste pour protéger l’égalité réelle. Les directives de la Cour sur l’application de l’article 15 de la Charte ont évolué au fil du temps.
Dans un arrêt de 1999, Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), la Cour fixe les directives pour appliquer l’article 15 de la Charte. Ces directives ont été souvent employées dans le cadre d’un critère à trois volets, qui comportait la création d’un « groupe de comparaison » formé de personnes ayant des circonstances semblables et démontrant que le désavantage provoqué par la loi portait atteinte à la dignité humaine.
Dans un arrêt de 2008, R. c. Kapp (Kapp), la Cour a reconnu que des aspects de ce critère étaient devenus un obstacle pour les groupes désavantagés. Elle a abandonné les concepts de groupes de comparaison et d’atteinte à la dignité humaine. Elle a plutôt suggéré qu’une analyse relative à l’article 15 de la Charte devrait répondre à deux questions :
Cette démarche est devenue le principal critère pour évaluer les demandes fondées sur l’article 15 de la Charte, avec quelques modifications depuis l’arrêt Kapp. Dans les arrêts Québec (Procureur général) c. A (2013) et Kahkewistahaw First Nation c. Taypotat (2015), la Cour a précisé que la preuve de préjugé ou de stéréotype n’est pas requise pour le deuxième volet du critère. L’analyse doit plutôt faire preuve de souplesse et porter sur le contexte complet de la situation, en examinant plus particulièrement si les distinctions créées par la loi renforcent, perpétuent ou accentuent un désavantage.
Dans l’arrêt Fraser c. Canada (Procureur général) (2020), la Cour a précisé que l’article 15 de la Charte protège des traitements différentiels défavorables, peu importe s’il est explicitement précisé dans la loi ou s’il est simplement le résultat d’effets négatifs découlant de la loi.
En raison des décisions de la Cour depuis l’arrêt Kapp, la version actuelle du critère relatif à l’article 15 de la Charte pourrait se lire comme suit :
La présente Étude de la Colline décrit l’évolution historique de ce critère et les questions afférentes dans la jurisprudence de la Cour portant sur l’article 15 de la Charte.
L’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés : l’évolution de la conception de la Cour suprême du Canada du droit à l’égalité garanti par la Charte.
L’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) garantit à tous la même protection et le même bénéfice de la loi. Il prévoit ce qui suit :
15(1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
[…]
(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques 1.
Divers groupes cherchant à promouvoir leurs droits au sein de la société canadienne se sont appuyés sur les dispositions relatives à l’égalité prévues au paragraphe 15(1) de la Charte 2. En évaluant ces demandes, la Cour suprême du Canada (la Cour) a reformulé à maintes reprises son cadre analytique de l’article 15. La présente Étude de la Colline portera sur le critère actuel de l’article 15 de la Charte, énoncé par la Cour en 2008 dans son arrêt sur une question de droits de pêche, l’affaire R. c. Kapp (Kapp) 3, et qui a été précisé davantage dans des affaires subséquentes. En 2020, dans l’arrêt Fraser c. Canada (Procureur général) (Fraser) 4, la Cour a énoncé la version la plus récente de ce critère, comme suit :
la première étape de l’analyse relative à l’art. 15 vise à établir que la loi impose un traitement différent sur la base de motifs protégés, soit explicitement soit par un effet préjudiciable. À la deuxième étape, la Cour doit se demander si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage 5.
La présente Étude de la Colline se penche sur les principes que la Cour a établis dans les premiers arrêts fondés sur l’article 15 et décrit l’évolution de l’actuel critère de l’article 15 de la Charte dans les décisions subséquentes de la Cour.
La Charte a été adoptée en 1982, mais son article 15 n’est entré en vigueur qu’en 1985. Le décalage visait à permettre au Parlement et aux gouvernements provinciaux et territoriaux de rendre leur législation conforme aux dispositions de la Charte relatives à l’égalité 6. La Cour a rendu sa première décision fondée sur l’article 15 de la Charte en 1989 dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia (Andrews) 7. Dix ans plus tard, dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (Law) 8, elle établissait un critère d’évaluation à plusieurs volets visant à officialiser le cadre analytique s’appliquant aux arrêts fondés sur l’article 15 de la Charte. Le critère de l’arrêt Law a été critiqué par des juristes au cours de la décennie où il a été appliqué. Dans l’arrêt Kapp rendu en 2008, la Cour a réexaminé ce critère et changé sa conception, laissant de côté la structure rigide du critère de l’arrêt Law.
Dans l’affaire Andrews, la Cour a entendu la demande d’un avocat britannique qui voulait pratiquer le droit en Colombie‑Britannique, mais qui se voyait refuser ce droit parce qu’il n’était pas citoyen canadien. La Cour devait relever le double défi de définir les droits prévus au paragraphe 15(1) de la Charte, notamment la teneur du droit à l’égalité, et d’orienter les tribunaux sur la manière de reconnaître une forme de discrimination. L’arrêt est connu en raison du rejet par la Cour du principe de l’« égalité formelle » au profit de celui qui sera désigné par le terme « égalité réelle ».
Les principes divergents de l’égalité formelle et de l’égalité réelle ont servi, à diverses reprises, à comprendre le droit à l’égalité garanti par la Charte et d’autres lois. Selon le principe de l’égalité formelle, la loi s’applique de manière semblable à ceux qui se trouvent dans une « situation semblable ». C’est ce qui caractérisait la jurisprudence antérieure en matière d’égalité sous le régime de la Déclaration canadienne des droits.
Il peut sembler, à première vue, que l’analyse de l’égalité formelle soit une conception juste, mais elle peut produire une inégalité. Dans son interprétation du paragraphe 15(1) de la Charte, dans l’arrêt Andrews, le juge McIntyre donne l’exemple de l’arrêt Bliss c. Le Procureur Général du Canada (Bliss) rendu en 1979 par la Cour pour illustrer la manière dont cela peut se produire 9. Dans l’arrêt Bliss, fondé sur la Déclaration canadienne des droits, la demanderesse affirme avoir été victime de discrimination fondée sur le sexe parce que sa grossesse lui a fait perdre le droit aux prestations de chômage. La Cour a rejeté sa demande, concluant qu’il n’y avait pas de motif de discrimination parce que toutes les femmes enceintes étaient traitées de la même manière sous le régime de la loi contestée.
Le juge McIntyre a rejeté sans équivoque l’égalité formelle comme étant une démarche présentant un « grave défaut » puisqu’elle assurait uniquement que des groupes « aux circonstances semblables » étaient traités de manière identique. Il a expliqué que ce principe aurait pu servir à justifier les lois de Nuremberg présentées par Adolf Hitler ou la décision Plessy v. Ferguson sur la ségrégation raciale, rendue en 1896 par la Cour suprême des États‑Unis, qui avait maintenu la constitutionnalité de la ségrégation raciale 10.
Le juge McIntyre poursuit en décrivant ce qu’il considère comme une démarche préférable pour l’analyse de l’égalité :
[L]’art. 15 a pour objet de garantir l’égalité dans la formulation et l’application de la loi. Favoriser l’égalité emporte favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération. Il comporte un aspect réparateur important 11.
Le juge McIntyre n’a pas employé le terme dans l’arrêt Andrews, pas plus que la Cour ne l’a fait avant 1997 12, mais ce principe d’égalité – selon lequel un traitement différent peut s’avérer nécessaire pour éviter de perpétuer des désavantages systémiques – est maintenant appelé « égalité réelle ». Le principe de l’égalité réelle est depuis devenu un élément essentiel de l’interprétation de l’article 15 de la Charte par la Cour.
Le juge McIntyre, en se penchant sur « le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination » a défini non seulement l’égalité, mais aussi la discrimination. S’appuyant sur son examen de la jurisprudence en matière de droits de la personne, il a conclu que la discrimination est
une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société 13.
Le juge McIntyre s’est intéressé aux effets de la discrimination. Il a rejeté expressément une analyse exigeant une intention discriminatoire, insistant plutôt sur « l’effet de la disposition ou de la mesure discriminatoire sur la personne touchée 14 ».
L’arrêt Andrews a aussi joué un rôle de premier plan dans la façon dont l’article premier de la Charte est appliqué aux demandes fondées sur l’article 15 de la Charte. L’article premier dispose que les droits et libertés énoncés dans la Charte « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».
Dans les litiges fondés sur la Charte, les demandeurs doivent établir que la loi ou la mesure du gouvernement qu’ils contestent constitue une violation d’un article particulier de la Charte. Le gouvernement doit alors démontrer que la violation est justifiée aux termes de l’article premier de la Charte. Dans l’arrêt Andrews, le juge McIntyre prévoit que les tribunaux auront de la difficulté à déterminer s’il y a violation de l’article 15 de la Charte sans vérifier si la discrimination alléguée est justifiée. Il souligne qu’il est essentiel que les tribunaux tiennent des raisonnements distincts en ce qui concerne l’article 15 et l’article premier de la Charte « ne serait‑ce qu’en raison de la différente attribution du fardeau de la preuve. Il appartient au citoyen de prouver qu’il y a eu violation du droit que lui garantit la Charte, et à l’État de justifier cette violation 15».
Comme il en sera question dans la discussion qui suit, la Cour éprouve toujours des difficultés avec cette distinction analytique. Elle a aussi réexaminé la définition de la discrimination à plusieurs reprises. Bien que l’arrêt Andrews crée un précédent en matière de décisions sur les demandes fondées sur l’article 15 de la Charte, rejetant l’analyse de l’égalité formelle sur laquelle se fondait une grande partie de la jurisprudence antérieure en matière d’égalité, il ne présente pas de critère explicite applicable par les tribunaux. Dix ans après l’arrêt Andrews, la Cour a établi un tel critère dans l’arrêt Law.
Entre les arrêts Andrews et Law, la Cour a éprouvé des difficultés quant à sa conception de l’article 15 de la Charte, comme le fait remarquer le juge Iacobucci dans l’introduction de l’arrêt Law. S’exprimant au nom de tous les membres de la Cour, il décrit l’article 15 de la Charte comme étant « peut‑être […] la disposition de la Charte la plus difficile à comprendre au niveau conceptuel 16 » et souligne les divergences d’opinions au sein de la Cour quant à l’interprétation qu’il convient de donner aux dispositions relatives à l’égalité de la Charte.
La question dont est saisie la Cour dans l’affaire est la contestation par une jeune veuve, Nancy Law, de deux dispositions du Régime de pensions du Canada qui limitaient l’accès aux prestations de survivant pour les conjoints de moins de 35 ans sans enfant et valides. Mme Law alléguait que ces dispositions la rendaient victime de discrimination fondée sur l’âge.
Bien que Mme Law n’ait pas obtenu gain de cause, la Cour a fixé un cadre pouvant aider les tribunaux d’instance inférieure à évaluer les demandes fondées sur l’article 15 de la Charte. Le juge Iacobucci a déclaré vouloir créer un cadre souple, suivant la tradition de l’arrêt Andrews :
Conformément à la mise en garde du juge McIntyre dans Andrews […] je crois qu’il est logique de poser les principes fondamentaux qui sous‑tendent le par. 15(1) en tant que lignes directrices à des fins d’analyse plutôt qu’en tant que critères stricts susceptibles d’être appliqués de façon automatique. L’analyse relative à l’égalité au sens de la Charte doit être faite en fonction de l’objet visé et du contexte. Les lignes directrices que j’expose plus loin sont précisément des points de référence conçus pour aider le tribunal à relever les facteurs contextuels pertinents dans le cadre d’une allégation de discrimination donnée et à évaluer l’effet de ces facteurs à la lumière de l’objet du par. 15(1) 17.
Malgré l’intention du juge Iacobucci d’élaborer des lignes directrices souples, l’arrêt Law a eu pour effet de créer un critère à trois volets pour l’évaluation des demandes fondées sur l’article 15 de la Charte, qui peut se résumer ainsi :
- La loi contestée impose (directement ou indirectement) au demandeur un désavantage (en l’occurrence un fardeau ou un avantage refusé) comparativement à d’autres personnes qui se trouvent dans une situation semblable.
- Le désavantage est fondé sur un motif énuméré à l’article 15 de la Charte ou un motif analogue.
- Le désavantage constitue également une atteinte à la dignité humaine du demandeur 18.
Le demandeur était tenu de prouver les trois volets du critère selon la prépondérance des probabilités 19. En outre, chaque volet du critère contient des sous‑éléments, que le demandeur était aussi tenu de prouver. Ils seront analysés dans les sections suivantes.
Le premier volet du critère de l’arrêt Law, bien que formulé comme une seule étape, en comprenait deux. Le demandeur était tenu de prouver, premièrement, que la loi ou la politique contestée imposait un désavantage et, deuxièmement, que ce désavantage existait comparativement à la situation d’autres personnes comparables.
Dans sa tentative de définir la discrimination, l’une des caractéristiques sur laquelle la Cour a insisté depuis l’arrêt Andrews est la nécessité de faire une distinction entre le demandeur et d’autres personnes, distinction qui impose un désavantage à ce dernier et qui se traduit par de la discrimination directe ou indirecte :
Selon le critère de l’arrêt Law, les demandeurs étaient tenus de démontrer qu’on avait fait une distinction entre eux et des personnes qui se trouvaient dans des situations sensiblement semblables. Ce groupe de personnes s’appelle le « groupe de comparaison ». Par exemple, dans l’arrêt Law, la demanderesse pouvait comparer le traitement qui lui était fait, c’est‑à‑dire le refus des prestations de survivant, à celui de survivants âgés de 35 ans et plus.
Le paragraphe 15(1) de la Charte protège de la discrimination et, « notamment », de la discrimination fondée sur les sept motifs « énumérés » : la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. Cependant, cette liste n’est pas exhaustive. La Cour a reconnu le premier motif analogue, la citoyenneté, dans l’arrêt Andrews.
Le motif analogue est une caractéristique personnelle qui, à l’instar des motifs énumérés, est « immuable, difficile à changer ou modifiable uniquement à un prix personnel inacceptable 21 ». Une fois qu’un motif analogue est établi dans la jurisprudence, il est assimilé aux motifs énumérés et peut constituer le fondement de demandes ultérieures fondées sur le droit à l’égalité.
Le demandeur est tenu d’établir que la distinction faite entre lui et d’autres personnes est fondée sur un motif énuméré ou analogue. Subsidiairement, il peut plaider en faveur de l’établissement d’un nouveau motif analogue. Jusqu’à maintenant, la citoyenneté, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial et l’« autochtonité‑lieu de résidence » ont été reconnus comme des motifs analogues 22. Ce dernier motif signifie que la Charte interdit la discrimination contre des membres des Premières Nations fondée sur le fait de vivre hors réserve.
Le dernier volet du critère de l’arrêt Law est l’obligation qu’a le demandeur d’établir que le fardeau imposé ou l’avantage refusé porte atteinte à sa dignité humaine. La Cour a proposé quatre facteurs contextuels dont il faut tenir compte :
Certains observateurs se sont réjouis de la tentative de la Cour d’offrir, dans l’arrêt Law, une structure pour l’analyse fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte 23, mais cet arrêt, et la jurisprudence sur ce paragraphe qui en a découlé, ont été fortement critiqués. La plupart des critiques portaient principalement sur le critère de la dignité humaine, les groupes de comparaison et, de façon plus générale, le rôle de l’égalité réelle.
De 1999 à 2008, période où elle a rendu l’arrêt Kapp, la Cour a appliqué le critère de l’arrêt Law aux analyses des demandes fondées sur l’article 15 de la Charte. L’arrêt Kapp porte sur une demande fondée sur l’article 15 de la Charte présentée par un groupe composé en majorité de pêcheurs commerciaux non autochtones qui contestaient certains permis délivrés en vertu de la Stratégie relative aux pêches autochtones du gouvernement fédéral. Ces pêcheurs alléguaient que la stratégie, qui accorde des droits de pêche supplémentaires à trois Premières Nations, était discriminatoire à leur endroit en raison de leur race.
Dans l’arrêt Kapp, la Cour réaffirme qu’elle s’engage à utiliser l’analyse portant sur l’égalité réelle dans son évaluation des demandes fondées sur l’article 15 de la Charte, elle ne soutient pas le volet de la dignité humaine énoncé dans le critère de l’arrêt Law, et elle accorde un rôle beaucoup plus important au paragraphe 15(2) de la Charte, qui protège les programmes améliorateurs contre les allégations de discrimination 24.
La juge en chef McLachlin et la juge Abella ont rédigé les motifs de la décision des juges majoritaires dans l’affaire Kapp 25. Elles examinent d’abord les principes énoncés dans l’arrêt Andrews, citant le juge McIntyre, qui souscrit au principe de l’égalité réelle, plutôt qu’à celui de l’égalité formelle. De nombreux juristes avaient fait valoir que l’analyse fondée sur le critère de l’arrêt Law s’était traduite par un retour à l’égalité formelle. La Cour a pris bonne note des critiques, mais elle a déclaré que les facteurs cités dans l’arrêt Law n’étaient pas des critères rigides et ne devaient pas être interprétés « comme s’il s’agissait de dispositions législatives 26 ». La Cour a insisté sur le fait que les facteurs énoncés dans l’arrêt Law devaient être perçus comme un moyen de combattre la discrimination fondée sur l’égalité réelle 27.
L’autre grande critique à laquelle la juge en chef McLachlin et la juge Abella répondent au nom de la Cour est l’effet du critère de la dignité humaine. Elles saluent l’arrêt Law, qui « a réussi à unifier ce qui, depuis l’arrêt Andrews, était devenu une division dans l’approche de [la] Cour relative à l’art. 15 », mais constatent que la notion de dignité humaine n’avait pas été « l’éclaircissement philosophique qu’elle était censée constituer 28 ».
La juge en chef McLachlin et la juge Abella insistent sur le fait que « la dignité humaine est une valeur essentielle qui sous‑tend le droit à l’égalité garanti par l’art. 15 », mais elles concluent que « plusieurs difficultés ont découlé de la tentative, dans l’arrêt Law, de faire de la dignité humaine un critère juridique 29 » [italique dans l’original], y compris qu’elle s’était avérée un fardeau additionnel pour les parties qui revendiquent le droit à l’égalité 30.
Il n’a pas encore été réellement question du paragraphe 15(2) de la Charte dans la jurisprudence relative à l’article 15 de la Charte. En 2000, lorsqu’elle a eu la possibilité d’examiner la substance du paragraphe 15(2) de la Charte, la Cour a conclu qu’il s’agissait d’un « outil d’interprétation » qui fournissait une explication plus détaillée du paragraphe 15(1) 31.
La Cour a adopté une vision élargie du paragraphe 15(2) de la Charte dans l’arrêt Kapp. Elle conclut qu’il vise à permettre aux gouvernements de combattre proactivement la discrimination et d’aider les groupes défavorisés 32. À son avis, le paragraphe 15(2) de la Charte « précise simplement et clairement que le par. 15(1) ne peut pas recevoir une interprétation qui permet de déclarer discriminatoire et contraire à l’art. 15 un programme améliorateur destiné à supprimer un désavantage 33 ». Essentiellement, le paragraphe 15(2) de la Charte protège les programmes améliorateurs contre des accusations de ce qu’on appelle souvent la « discrimination à rebours 34 ».
S’appuyant sur ce rôle important du paragraphe 15(2) de la Charte, la juge en chef McLachlin et la juge Abella ont établi un critère selon lequel une analyse fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte n’est pas nécessaire lorsque le gouvernement peut prouver que la loi ou le programme contesté vise une amélioration :
[U]n programme ne porte pas atteinte au droit à l’égalité garanti par l’art. 15, si le gouvernement peut démontrer (1) que le programme a un objet améliorateur ou réparateur et (2) que le programme vise un groupe défavorisé caractérisé par un motif énuméré ou analogue 35.
Il semblait que l’arrêt Kapp rejetait certains aspects du critère de l’arrêt Law, mais il n’était pas évident, à première vue, qu’il créait un critère différent pour le paragraphe 15(1) de la Charte. Puisque la décision a été fondée sur le paragraphe 15(2), elle ne présente pas d’application du critère du paragraphe 15(1) de la Charte. Il restait donc quelques incertitudes après l’arrêt Kapp, et les tribunaux d’instance inférieure, y compris les cours d’appel, ont continué à examiner les facteurs relatifs à la dignité humaine dans le cadre de leur analyse de demandes fondées sur le paragraphe 15(1) de la Charte 36. Par ailleurs, bien que la Cour semble quelque peu critique à l’égard du critère de l’arrêt Law dans l’arrêt Kapp, elle ne rejette pas expressément le critère, mais affirme plutôt que l’arrêt Law « ne prescrit pas l’application d’un nouveau critère distinctif pour déterminer l’existence de discrimination, mais [qu]’il confirme plutôt l’approche relative à l’égalité réelle visée par l’art. 15, qui a été énoncée dans l’arrêt Andrews 37 ».
En dépit de l’hésitation de la Cour à infirmer ouvertement l’arrêt Law, elle n’a plus jamais appliqué le critère de l’arrêt Law à ses arrêts portant sur l’article 15 de la Charte, utilisant plutôt un passage de l’arrêt Kapp pour évaluer les demandes fondées sur le paragraphe 15(1). Dans ce qui aurait pu ressembler, de prime abord, à un résumé de la jurisprudence antérieure, la juge en chef McLachlin et la juge Abella font référence à un « modèle » d’évaluation des demandes fondées sur le paragraphe 15(1) établi dans l’arrêt Andrews :
(1) La loi crée‑t‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? (2) La distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes 38?
Ce modèle est ressorti dans des affaires subséquentes dont la Cour a été saisie comme étant le critère juridique pour évaluer les demandes fondées sur l’article 15 de la Charte.
Les faits de l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général) (Withler) 39 ressemblent à ceux de l’arrêt Law en ce sens qu’il s’agit d’une allégation de discrimination fondée sur l’âge relative au montant des prestations de décès auquel le conjoint survivant a droit, mais sous le régime de la Loi sur la pension de la fonction publique dans ce cas‑ci. S’exprimant au nom de tous les membres de la Cour, la juge en chef McLachlin et la juge Abella rejettent à nouveau expressément le principe de l’égalité formelle et appuient celui de l’égalité réelle, en soutenant que l’analyse fondée sur l’article 15 de la Charte
est centrée sur l’effet réel de la mesure législative contestée, compte tenu de l’ensemble des facteurs sociaux, politiques, économiques et historiques inhérents au groupe. Cette analyse peut démontrer qu’un traitement différent est discriminatoire en raison de son effet préjudiciable ou de l’application d’un stéréotype négatif ou, au contraire, qu’il est nécessaire pour améliorer la situation véritable du groupe de demandeurs 40.
Dans l’arrêt Withler, une grande partie de l’analyse de la Cour sur l’égalité réelle porte sur les groupes de comparaison. L’arrêt Law a été essentiellement critiqué en raison du fait que l’obligation de choisir un groupe de comparaison faisait obstacle aux demandes fondées sur le droit à l’égalité. La Cour cite un arrêt du juge Binnie qui précise que « le fait de choisir un mauvais groupe de comparaison dès le début peut compromettre l’issue de l’ensemble de l’analyse fondée sur le par. 15(1) » et que le choix de ce groupe a été le « talon d’Achille » de nombreuses demandes fondées sur le droit à l’égalité 41.
Il est parfois relativement facile de trouver un groupe de comparaison, comme dans l’affaire Law, où la demanderesse pouvait comparer sa situation à celle de conjoints survivants âgés de plus de 35 ans. Lorsqu’il est plus difficile de trouver un groupe de comparaison, cependant, les demandeurs peuvent être obligés à consacrer beaucoup de temps et d’argent à préparer des données liées aux sciences sociales qui pourraient s’avérer non pertinentes si le tribunal conclut que le groupe de comparaison proposé n’est pas approprié 42.
Il pourrait même arriver que la Cour rejette le groupe de comparaison proposé, après un procès en première instance et un appel. Par exemple, l’arrêt Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général) (Auton) 43 portait sur une demande présentée au nom d’enfants autistes qui se voyaient refuser l’accès au financement d’une thérapie comportementale intensive pour traiter l’autisme. Dans l’arrêt Auton, les demandeurs ont proposé comme groupes de comparaison les « enfants non handicapés et leurs parents » ou les « adultes atteints de maladie mentale ». La Cour leur a substitué son propre groupe de comparaison, plus complexe, de sorte qu’il est plus difficile pour le demandeur de produire une preuve 44.
Comme l’a constaté la Cour dans l’arrêt Withler, le choix d’un « mauvais » groupe de comparaison a fait en sorte que les demandeurs n’ont pas été en mesure d’établir l’existence d’une distinction, comme l’exige le premier volet du critère de l’arrêt Law. Par ailleurs, la comparaison avec un groupe semble exiger que les demandeurs se comparent à des personnes se trouvant dans une situation semblable. Cela est au cœur de l’analyse relative à l’égalité formelle à laquelle la Cour prétendait ne plus recourir. Dans l’arrêt Withler, elle reconnaît que ce volet du critère de l’arrêt Law peut inciter les tribunaux à effectuer une analyse relative à l’égalité formelle :
[U]ne analyse fondée sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques ne permet pas toujours de détecter l’inégalité réelle et risque de se muer en recherche de la similitude, de court‑circuiter le deuxième volet de l’analyse de l’égalité réelle et de se révéler difficile à appliquer. Pour toutes ces raisons, il se peut qu’une telle démarche ne permette pas – voire empêche – la reconnaissance de la discrimination à laquelle l’art. 15 est censé remédier 45.
La Cour reconnaît que les groupes de comparaison ne simplifient pas nécessairement l’analyse de l’égalité réelle, mais elle conclut que la « comparaison joue un rôle du début à la fin de l’analyse [du paragraphe 15(1)] 46 ». Cependant, « [i]l n’est pas nécessaire de désigner un groupe particulier qui corresponde précisément au groupe de demandeurs, hormis la ou les caractéristiques personnelles invoquées comme motif de discrimination 47 ». Depuis l’arrêt Withler, il n’est plus nécessaire de trouver un groupe de comparaison.
L’arrêt Withler n’a rien changé au critère de l’arrêt Kapp, mais c’est la première affaire fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte où la Cour applique le critère de l’arrêt Kapp aux faits d’une manière approfondie.
La Cour souligne que le volet « distinction » du critère vise à établir que le demandeur a été traité différemment des autres, c’est‑à‑dire « qu’il s’est vu refuser un avantage accordé à d’autres ou imposer un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle » qui correspond à un motif énuméré ou analogue 48. Elle souligne également que la tâche est plus difficile pour ceux qui allèguent l’existence d’une discrimination indirecte 49.
Quant au deuxième volet du critère, la Cour cherche à préciser ce qui crée un désavantage et ce qu’est la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes. S’éloignant encore une fois de la démarche adoptée dans l’arrêt Law, la Cour affirme qu’il n’est pas toujours nécessaire d’examiner en bonne et due forme les quatre facteurs qui sous‑tendent le critère de la dignité humaine, et conclut plutôt qu’« il faut tenir compte de tous les facteurs pertinents 50 ».
Dans l’arrêt Alberta (Affaires autochtones et développement du Nord) c. Cunningham(Cunningham), la Cour a entendu la demande présentée par des Métis dont le nom a été rayé de la liste des membres de l’établissement métis Peavine après leur inscription à titre d’Indiens conformément à la Loi sur les Indiens 51. La juge en chef, s’exprimant au nom de tous les membres de la Cour, a conclu à l’absence de discrimination.
La Cour a appliqué pour la première fois le nouveau critère du paragraphe 15(2) de la Charte dans l’arrêt Cunningham. Elle a aussi saisi l’occasion d’analyser son objet de manière plus approfondie que dans l’arrêt Kapp :
Le principe sous‑jacent au par. 15(2) est que les gouvernements devraient pouvoir cibler certains membres d’un groupe défavorisé en en raison de caractéristiques personnelles, tout en excluant d’autres […] Le paragraphe 15(2) confirme, en outre, que les gouvernements ne sont peut‑être pas en mesure d’aider tous les membres d’un groupe défavorisé en même temps et qu’ils devraient pouvoir établir des priorités. Si les gouvernements étaient tenus d’avantager également tous les groupes désavantagés […], ils pourraient alors ne pas pouvoir utiliser des programmes ciblés pour atteindre des objectifs précis à l’égard de groupes précis. Le coût d’un traitement identique pour tous entraînerait une perte d’occasions réelles de réduire les désavantages et les préjugés 52.
La Cour conclut que le paragraphe 15(2) de la Charte peut mettre un large éventail de programmes améliorateurs à l’abri d’un examen fondé sur la Charte. Elle affirme que si le programme est du type qui vise véritablement à améliorer la situation et qu’il y a une corrélation entre le programme et le désavantage dont est victime le groupe cible, le paragraphe 15(2) « protège toutes les distinctions fondées sur un motif énuméré ou analogue qui “tendent et sont nécessaires” à la réalisation de l’objet améliorateur 53 ».
Après l’arrêt Kapp, le premier arrêt fondé sur l’article 15 de la Charte dans lequel la Cour exprime son désaccord avec l’application du critère relatif à l’article 15 a été rendu en 2013 dans l’affaire Québec (Procureur général) c. A (Québec c. A) 54. Il s’agit d’une demande fondée sur le droit à l’égalité présentée en matière de droit de la famille, particulièrement en ce qui concerne les distinctions selon le droit québécois entre les droits des personnes mariées et ceux des personnes non mariées lors de la dissolution de l’union.
Dans l’arrêt Québec c. A, une femme a contesté sans succès les lois qui l’empêchaient de demander une part des biens familiaux ou de réclamer une pension alimentaire à son ancien conjoint. Cela a donné une longue décision comprenant quatre jugements distincts dissidents ou concordants quant aux résultats ou une partie des résultats. Le juge Lebel s’exprime au nom de la majorité quant au résultat, mais le jugement de la juge Abella constitue la décision des juges majoritaires quant à l’analyse fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte.
Le juge Lebel fait un long historique de l’évolution du paragraphe 15(1) de la Charte, allant des arrêts Andrews et Law aux arrêts Kapp et Withler. Son analyse est axée sur « la vaste gamme des valeurs englobées par l’art. 15 », une phrase empruntée à l’arrêt Andrews 55. La principale valeur sur laquelle il insiste est la dignité humaine qui, à son avis, semble dépendre largement de l’autonomie personnelle, de l’autodétermination et du choix personnel. Il soutient par ailleurs que
l’égalité réelle n’est pas violée par la seule imposition d’un désavantage. Elle est niée par l’imposition d’un désavantage injuste ou répréhensible, ce qui se produit, le plus souvent, lorsque ce désavantage perpétue un préjugé ou applique un stéréotype 56.
Le juge Lebel fait aussi valoir que les deux parties du second volet du critère de l’arrêt Kapp, portant sur l’imposition au demandeur d’un désavantage par la perpétuation d’un préjudice ou par l’application de stéréotypes, sont des éléments fondamentaux du critère. Il soutient que le demandeur est tenu de prouver le préjugé ou le stéréotype. Il conclut qu’il n’est pas discriminatoire d’exclure les conjoints non mariés parce que cela protège leur choix de se soustraire aux régimes de partage des biens et de soutien alimentaire.
La juge Abella, s’exprimant au nom des juges majoritaires à propos du paragraphe 15(1) de la Charte, commence son examen des faits de l’affaire en mentionnant que Mme A avait parlé de mariage avec son conjoint à au moins deux occasions, mais que ce dernier avait refusé. Elle se demande principalement si l’exclusion des conjoints « financièrement vulnérables » du « bénéfice des régimes impératifs en matière de soutien alimentaire et de partage des biens, tout simplement parce qu’ils ne vivaient pas au sein d’une union créée officiellement 57 », constitue une violation du paragraphe 15(1) de la Charte. Elle signale le « nombre disproportionné de femmes connaissant la pauvreté après la séparation 58 ».
Dans son analyse fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte, elle présente une opinion différente de celle du juge Lebel quant à l’application du critère de l’arrêt Kapp. Elle déclare en effet que les demandeurs ne sont pas tenus de prouver précisément le préjudice ou le stéréotype, mais qu’il s’agit plutôt de deux indicateurs permettant d’établir si une loi transgresse la norme d’égalité réelle consacrée par le paragraphe 15(1) de la Charte :
Il faut se garder de considérer que les arrêts Kapp et Withler ont pour effet d’imposer aux demandeurs invoquant l’art. 15 l’obligation additionnelle de prouver qu’une distinction perpétue une attitude imbue de préjugés ou de stéréotypes à leur endroit. Une telle démarche s’attache à tort à la question de savoir s’il existe une attitude, plutôt qu’un effet, discriminatoire, contrairement aux enseignements des arrêts Andrews, Kapp et Withler 59 [italique dans l’original].
L’une des critiques de l’arrêt Kapp formulées dans la doctrine veut que l’apparent recours au préjudice et aux stéréotypes pour déterminer la discrimination puisse faire oublier d’autres torts importants, notamment « la marginalisation, l’oppression et la privation de bénéfices importants 60 ». Contrairement au juge Lebel, qui conserverait le préjudice et les stéréotypes en tant qu’éléments nécessaires du critère, la juge Abella soutient que l’analyse devrait porter essentiellement sur l’incidence de la loi sur le demandeur, et non pas sur la capacité du demandeur à prouver les attitudes ou les motifs d’autrui.
La juge Abella insiste également sur la nécessité de garder distinctes les analyses fondées sur l’article 15 et l’article premier de la Charte. Elle soutient plus particulièrement que si les tribunaux prennent en compte l’intention du gouvernement dans leur analyse relative au paragraphe 15(1) de la Charte – plutôt que dans leur analyse relative à l’article premier –, il peut être facile de rejeter le caractère « raisonnable » de la décision politique de nier à un groupe le bénéfice de la loi, et le paragraphe 15(1) de la Charte ne serait qu’une « prohibition des mesures discriminatoires intentionnelles basées sur des stéréotypes irrationnels », plutôt qu’un outil de promotion de l’égalité réelle 61.
Enfin, la juge Abella traite d’une autre question soulevée par les juristes comme contraire aux principes de l’égalité réelle : celle du choix. Elle cite des exemples de rejet par la Cour d’arguments selon lesquels le choix personnel d’appartenir à un groupe particulier pourrait justifier des mesures gouvernementales qui pourraient sembler discriminatoires autrement. L’état matrimonial ne peut pas toujours être considéré comme un choix véritable, indique‑t‑elle, puisque des facteurs sociétaux peuvent priver certaines personnes de ce choix. Ainsi, la demanderesse A voulait en réalité épouser son conjoint. Un autre exemple mentionné par la juge Abella est celui de la discrimination à l’égard des femmes enceintes qui sont réputées avoir choisi leur état. Dans les deux cas, le choix peut ne pas être aussi libre qu’on peut le présumer. Dans les deux cas, soutient‑elle, ce choix ne devrait avoir aucune incidence sur l’analyse relative à l’égalité réelle.
Dans son application du critère de l’arrêt Kapp, la juge Abella affirme que les dispositions du Code civil créent une distinction discriminatoire. Elle met l’accent sur le désavantage historique vécu par les couples non mariés et leur vulnérabilité par rapport à la situation des couples mariés. Elle soutient qu’une telle discrimination n’est pas justifiée en vertu de l’article premier de la Charte, mais la majorité des juges confirment les dispositions du Code civil, estimant qu’il n y a pas de discrimination, comme le fait le juge Lebel, ou que la discrimination pourrait être justifiée en vertu de l’article premier.
Comme il a été précisé précédemment, l’interprétation que fait la juge Abella du paragraphe 15(1) de la Charte dans l’arrêt Québec c. A est celle de la majorité dans une affaire qui a divisé la Cour. Essentiellement, elle se fonde sur le critère de l’arrêt Kapp mais soutient que le deuxième volet du critère, à savoir que les tribunaux doivent déterminer si une distinction équivaut à de la discrimination, doit être appliqué de façon souple et que les preuves concernant le « préjugé ou le stéréotype » ne sont pas des éléments obligatoires du critère. Cette démarche est confirmée par l’arrêt de 2015 de la Cour dans l’affaire Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat (Taypotat) 62.
L’arrêt Taypotat traitait d’une disposition de la Kahkewistahaw Election Act qui exige que les candidats aux postes de chef ou de conseiller de la bande aient terminé au moins leur 12e année de scolarité. Louis Taypotat était un membre de la Première Nation de Kahkewistahaw qui avait occupé le poste de chef élu pendant plus de 27 ans. En 2011, sa candidature a été rejetée parce qu’il n’avait pas la scolarité minimale (nouvelle condition). Il a contesté la disposition comme discriminatoire pour plusieurs motifs, notamment la race, l’âge et le fait que les survivants des pensionnats indiens constituaient un groupe analogue aux fins de l’article 15 de la Charte.
Écrivant au nom de la Cour, la juge Abella explique l’objet de l’article 15 de la Charte, rappelant qu’il
vise donc les lois qui établissent des distinctions discriminatoires, c’est‑à‑dire des distinctions qui ont pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire à l’égard d’une personne du fait de son appartenance à un groupe énuméré ou analogue 63 [italique dans l’original].
La juge Abella applique le critère de l’arrêt Kapp aux faits en l’espèce, concluant que même s’il pouvait y avoir un lien intuitif entre la condition de scolarité et l’effet discriminatoire potentiel, rien, dans les preuves présentées à la Cour, ne pouvait démontrer l’existence d’un tel lien et, par conséquent, la Cour ne pouvait conclure qu’il y avait eu violation de l’article 15 de la Charte 64.
Fait notable, la juge Abella explique plus en détail le second volet du critère de l’arrêt Kapp utilisé dans ses motifs de l’arrêt Québec c. A, mais cette fois‑ci, en s’exprimant au nom de toute la Cour plutôt que pour une faible majorité de ses juges. Elle réitère que l’article 15 de la Charte exige de faire preuve d’une certaine souplesse au moment de procéder à l’analyse contextuelle, et elle précise que
[l]e second volet de l’analyse est axé sur les désavantages arbitraires – ou discriminatoires –, c’est‑à‑dire sur la question de savoir si la loi contestée ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes 65.
Le fait que l’arrêt ne mentionne pas le préjugé ou le stéréotype confirme effectivement que ces éléments ne sont pas requis pour le deuxième volet du critère, comme la juge Abella l’a affirmé dans Québec c. A. La juge Abella réitère plutôt que les preuves nécessaires pour établir un désavantage discriminatoire varient selon le contexte de la demande et que les preuves de désavantage historique sont pertinentes 66. Contrairement aux preuves de préjugé ou de stéréotype, il est possible de prouver un désavantage historique sans établir l’existence d’une intention. De plus, cela n’est pas perçu comme un élément obligatoire du critère, mais comme un facteur pertinent à prendre en compte 67.
Enfin, la juge Abella indique qu’il est possible de conclure à une violation de l’article 15 de la Charte fondée sur un argument d’égalité réelle dans les cas où les lois en cause « à première vue neutres » ont un « effet disproportionné », même si les preuves dans le cas en l’espèce n’ont pas permis de conclure à une telle violation 68. Cette interprétation élargie de l’article 15 de la Charte sera mise à l’épreuve cinq ans plus tard dans l’arrêt Fraser.
Dans l’arrêt Fraser, trois membres à la retraite de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) alléguaient que leur régime de pension était discriminatoire envers les femmes. Leur régime n’autorisait pas les membres de la GRC ayant participé à un programme de partage de poste à « racheter » leurs périodes de service, mais permettait aux membres qui avaient été suspendus ou qui avaient pris un congé non rémunéré à le faire. La plupart des participants au programme de partage de poste étaient des femmes qui avaient temporairement réduit leurs heures de travail pour s’occuper de leurs enfants.
S’exprimant au nom de la majorité, la juge Abella résume des études universitaires portant sur la « discrimination par suite d’un effet préjudiciable », qui survient « lorsqu’une loi en apparence neutre a une incidence disproportionnée sur des membres de groupes bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue 69 ». Des observateurs universitaires avaient fait valoir que la discrimination par suite d’un effet préjudiciable est plus fréquente et constitue souvent une plus grande menace pour les aspirations à l’égalité que la discrimination directe et qu’elle peut être le résultat d’intentions innocentes 70.
La juge Abella établit un lien entre le concept de discrimination par suite d’un effet préjudiciable et la jurisprudence de la Cour relative à l’article 15 de la Charte et se rapportant au concept d’égalité réelle, concluant que, dans le cas en question, il y a violation du droit garanti à l’article 15 de la Charte. Appliquant le critère de l’arrêt Kapp tel qu’il est articulé dans les arrêts Québec c. A et Taypotat, la juge Abella conclut que le régime de pension institutionnalise la part disproportionnée des responsabilités des femmes à l’égard des enfants et le fait qu’elles ont des horaires de travail moins stables que les hommes pour répartir inégalement les prestations de retraite.
La juge Abella note qu’il n’est pas nécessaire de réviser le critère de l’arrêt Kapp pour l’appliquer aux cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Au moment d’appliquer le critère, les tribunaux doivent plutôt examiner les répercussions d’une loi ou d’une politique et déterminer si elles occasionnent un effet négatif disproportionné sur un groupe protégé. L’intention du législateur n’est pas pertinente dans cette analyse. L’examen doit porter sur la situation des demandeurs et sur les conséquences de la loi. Dans certains cas, la discrimination par suite d’un effet préjudiciable peut découler de l’absence de mesures d’adaptation pour les membres de groupes protégés 71.
Enfin, citant l’arrêt Andrews et d’autres décisions, la juge Abella réitère l’importance d’appliquer le critère relatif à l’article 15 de la Charte séparément de l’analyse servant à déterminer si l’atteinte à l’article premier de la Charte est justifiée 72.
Dans leur opinion dissidente, les juges Brown et Rowe affirment que le concept d’égalité réelle « est devenu un concept théorique général et flou dont les tribunaux peuvent se servir pour privilégier, sans le dire expressément, leurs propres préférences en matière de principes 73 ». À leur avis, le régime de pension de la GRC visait à atténuer un désavantage que subissaient les femmes en leur offrant une souplesse. Ils se demandent si un tribunal peut invalider un régime établi par la loi pour la simple raison « qu’[il] n’est pas suffisamment réparat[eur] 74 » [italique dans l’original]. S’appuyant sur le critère de l’arrêt Kapp établi par la juge Abella, les juges Brown et Rowe concluent que la politique ne portait pas atteinte au droit garanti à l’article 15 de la Charte.
La juge Côté ne partage pas le point de vue de la majorité de la Cour, estimant que même si le régime de pension établissait une distinction fondée sur le fait d’être une femme ayant des enfants, il ne créait pas de distinction fondée sur le motif énuméré de sexe. Elle note que le fait d’être une personne qui s’occupe d’un proche, l’état parental ou la situation familiale ne sont pas des motifs analogues reconnus pour l’application de l’article 15 de la Charte et que, par conséquent, il n’y a pas d’atteinte au droit garanti à l’article 15 de la Charte 75.
Les juges de la Cour ne s’entendent pas tous sur l’application du critère de l’arrêt Kapp aux faits de l’affaire, ni sur l’importance à accorder à l’égalité réelle dans l’analyse de l’article 15 de la Charte, mais ils sont unanimes dans leur emploi du critère de l’arrêt Kapp tel qu’il est énoncé dans les arrêts Québec c. A et Taypotat. Les juges de la Cour continuent d’appliquer ce critère dans ses arrêts subséquents, même si leur application les amène à des conclusions divergentes 76.
Dans l’affaire R. c. Sharma (2022), une femme autochtone qui avait plaidé coupable à une accusation d’importation d’une substance interdite conteste les dispositions du Code criminel qui l’empêchent de bénéficier d’une condamnation avec sursis 77. Elle fait valoir que les restrictions en question portent atteinte à ses droits à l’égalité en vertu de l’article 15 de la Charte, puisqu’elles compromettent l’effet réparateur de l’alinéa 718.2e) du Code criminel, qui exige que l’on envisage d’autres solutions à l’emprisonnement « plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones 78 ».
Les juges Brown et Rowe, s’exprimant pour une faible majorité des juges de la Cour, concluent que les restrictions sur les condamnations avec sursis ne contreviennent pas à l’article 15 de la Charte, puisqu’elles n’ont pas un effet disproportionné fondé sur l’identité autochtone. En insistant sur la nécessité de maintenir les deux étapes de l’analyse fondée sur l’article 15, les juges Brown et Rowe tentent d’apporter clarté et prévisibilité à son application. Ils expliquent que, dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, le lien de causalité est le principal aspect de la première étape du critère, et qu’il faut nécessairement établir une comparaison entre le groupe demandeur et d’autres groupes ou la population générale 79. Aucun élément de preuve précis n’est exigé, mais « le demandeur doit présenter suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que, de par son effet, la loi contestée crée un effet disproportionné en raison d’une distinction fondée sur un motif protégé ou contribue à cet effet 80 » [italique dans l’original]. De l’avis de la majorité des juges, Mme Sharma ne s’est pas acquittée de son fardeau de preuve.
Pour ce qui est de la deuxième étape du critère, les juges Brown et Rowe expliquent qu’une loi qui laisse simplement inchangée la situation d’un groupe de demandeurs non visé ne viole pas l’article 15. Ils ajoutent que l’article 15 « n’a pas pour effet d’imposer à l’État une obligation positive générale de remédier aux inégalités sociales ou d’adopter des lois réparatrices » et que « lorsque l’État légifère pour s’attaquer à des inégalités, il peut procéder de manière graduelle 81 » [italique dans l’original].
Dans l’opinion dissidente, le juge Karakatsanis critique plusieurs aspects de la décision de la majorité et soutient que les prétendues clarifications constituent en fait une « révision en profondeur » du cadre d’analyse de l’article 15, et que les juges Brown et Rowe ressuscitent des arguments que la Cour a déjà écartés, notamment dans l’arrêt Fraser 82. Selon le juge Karakatsanis, les motifs de la majorité élèvent inutilement le seuil pour les demandeurs à chaque étape du critère, notamment en renouvelant l’accent mis sur le lien de causalité à la première étape du critère et, à la deuxième étape, en affaiblissant potentiellement la disponibilité de recours pour les désavantages qui sont simplement perpétués par la loi. De plus, le juge Karakatsanis s’inquiète du fait que la majorité écarte d’emblée toute possibilité qu’une obligation positive générale découle de l’article 15 83.
L’interprétation que fait la Cour de l’article 15 de la Charte a beaucoup évolué depuis le premier arrêt de la Cour rendu dans l’affaire Andrews. Le fil conducteur de ces arrêts semble être l’importance attachée par la Cour à l’égalité réelle, bien que dans certains cas, les juges n’aient pu s’entendre sur la signification précise de ce terme et le critère à appliquer pour le protéger.
La Cour a d’abord eu une démarche relativement fluide quant à l’application de l’article 15 de la Charte dans l’arrêt Andrews, qui met l’accent sur les effets de la loi sur le demandeur. En 1999, elle a formulé des directives pour officialiser le critère de l’article 15 de la Charte. Dans l’arrêt Kapp et dans plusieurs affaires subséquentes, elle s’est éloignée de la structure rigide du critère de l’arrêt Law, apparemment influencée, au moins dans une certaine mesure, par les arguments des juristes selon lesquels le critère de l’arrêt Law constituait un obstacle pour ceux qui revendiquaient le droit à l’égalité 84.
La difficulté pour établir un critère cohérent et utile pour les demandes fondées sur l’article 15 de la Charte reflète le fait que l’égalité est un concept flou qui signifie différentes choses pour différentes personnes. La Cour a décrit l’objectif de l’article 15 de la Charte comme « ambitieux mais non utopique », avec la possibilité de faire reculer les inégalités, un dossier à la fois 85. Les futures demandes fondées sur l’article 15 de la Charte démontreront si le critère actuel permet efficacement d’atteindre cet objectif.
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