En 2013‑2014 et depuis juin 2020, certaines personnalités politiques canadiennes utilisent les expressions « langues nationales » et « langues officielles » sans distinction pour désigner l’anglais et le français dans le contexte du régime linguistique fédéral.
Pourtant, ces deux expressions ne sont pas interchangeables. Le statut « officiel » oblige le gouvernement à communiquer avec les citoyens et à leur offrir des services dans cette langue. En revanche, une langue désignée comme « nationale » jouit d’une certaine protection de la part du gouvernement qui l’a adoptée et peut faire l’objet de mesures visant à favoriser son emploi dans la société. Cependant, son usage dans les communications officielles n’est pas prescrit par la loi.
Du point de vue légal, le Canada n’a pas de langues nationales. La Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963‑1969) s’est interrogée sur le statut qu’elle devait recommander au gouvernement du Canada de conférer au français et à l’anglais. Conseillés par d’éminents professeurs de droit et des légistes, les commissaires ont affirmé que l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique – qui circonscrit l’usage de l’anglais et du français dans les parlements du Canada et du Québec – conférait déjà de manière tacite le statut « officiel » à ces deux langues. C’est donc, en grande partie, sur cette base légale que les commissaires ont fondé leurs recommandations de faire du français et de l’anglais des langues officielles.
Le Canada a donc fait un choix dans les années 1960. Cela dit, la dynamique linguistique canadienne est toujours en évolution. L’adoption de la Loi sur les langues autochtones en 2019 ajoute à la complexité du paysage linguistique canadien. On pourrait soutenir que, de manière tacite, cette loi confère aux langues autochtones le statut de langues nationales. Par ailleurs, la question des langues autochtones figure dans le processus de modernisation de la Loi sur les langues officielles, amorcé par le gouvernement du Canada en 2018‑2019.
À quelques reprises au cours des dernières années, certains parlementaires fédéraux ont qualifié de « langues nationales » l’anglais et le français qui ont le statut de langues officielles au Canada. La présente étude situe l’usage de l’expression « langues nationales » dans le contexte du paysage linguistique et historique canadien. Elle explique tout d’abord la distinction entre « langue nationale » et « langue officielle ». Puis, elle jette un regard récapitulatif sur le choix du terme « langues officielles » pour décrire le français et l’anglais et sur la recommandation de donner à ce terme une assise juridique, deux éléments qui ont mené à l’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969. Enfin, elle se penche sur l’usage récent du terme « langues nationales » pour mieux expliquer le sens que certains parlementaires voudraient donner à cette expression.
Les expressions « langue officielle » et « langue nationale » sont‑elles synonymes? Peut‑on les utiliser de manière interchangeable pour parler du statut légal du français et de l’anglais au Canada?
Il semble bien que la réponse à ces questions soit « non » et qu’il y ait une distinction entre les deux expressions, qui renvoient à des notions d’aménagement linguistique distinctes. Conférer à une langue un statut plutôt que l’autre par la voie législative a une incidence sur les fonctions qu’elle remplit dans la société ainsi que sur son rapport avec les autres langues parlées sur le territoire 1. De fait, plusieurs pays, dont la Suisse 2, tiennent compte de cette distinction et ont même choisi d’enchâsser dans leur Constitution les différents statuts attribués aux langues parlées à l’intérieur de leurs frontières.
La présente section explique brièvement ce que signifient les deux statuts et les conséquences qu’ils entraînent. Cette explication s’appuie notamment sur les arguments avancés par l’Institut des langues officielles et du bilinguisme (ILOB) de l’Université d’Ottawa et par la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec (la « Commission Gendron »), dont le rapport de 1972 semble être le premier texte gouvernemental dans le contexte canadien à établir de manière précise la distinction entre « langues officielles » et « langues nationales 3 ».
Dans le deuxième livre de son rapport, la Commission Gendron affirme que, parmi tous les termes entendus au cours des audiences pour conceptualiser les langues, « deux seulement peuvent être considérés comme appartenant à la terminologie du droit constitutionnel, soit ceux de “langue officielle” et de “langue nationale 4” ».
Selon la Commission :
Le terme langue officielle désigne tout simplement la langue que l’État a estimé à propos d’appuyer de sa puissance pour l’usage public, soit par une loi constitutionnelle, soit le plus souvent, par une loi ordinaire. Il peut y avoir plus d’une langue officielle 5.
Divers politicologues et sociolinguistes conviennent qu’une « langue officielle » est la langue de fonctionnement qu’adopte un gouvernement, et comme le laisse entendre l’ILOB, la reconnaissance du caractère officiel d’une langue dans un texte juridique s’accompagne généralement de droits linguistiques pour les citoyens 6. Certains sont d’avis que le statut de « langue officielle » est la plus haute reconnaissance qu’un pays peut attribuer à une langue 7.
une langue dite « nationale » jouit, quant à elle, d’une certaine forme de reconnaissance de la part d’un gouvernement, mais ce dernier n’est pas tenu de fonctionner dans cette langue 8.
Selon l’ILOB, un gouvernement qui octroie à une langue le statut de « langue nationale » choisit normalement d’en assurer la protection, la promotion, puis d’en faciliter l’usage par les citoyens. L’Institut précise les raisons pour lesquelles un gouvernement choisirait d’octroyer le statut de « langue nationale » plutôt que celui de « langue officielle » :
[U]n État peut décider d’accorder un tel statut parce qu’il paraît moins contraignant que l’officialité qui engage l’État à employer une langue donnée. L’objet de cette mesure est de reconnaître que le groupe n’est pas une simple minorité : il fait partie du patrimoine national. En principe, toutes les langues parlées par les habitants d’un pays pourraient être des langues nationales 9.
La Commission Gendron explicite davantage les conséquences rattachées à ce choix, à savoir que :
d’un point de vue juridique, la langue nationale peut être considérée comme appartenant à une catégorie un peu moins élevée que la langue officielle. Désigner une langue ou des langues comme nationales par une loi constitutionnelle ou ordinaire, c’est simplement attacher à ces langues certains privilèges juridiques au profit de l’usager. Elles se trouvent à recevoir de l’État une sorte de sanction, qui est purement facultative, mais sans pour autant recevoir l’appui de ses ressources et de ses deniers. Par exemple, qualifier des langues de nationales pour une ou des régions pourrait signifier qu’un privilège constitutionnel s’attache à leur utilisation comme véhicule principal ou exclusif de l’enseignement dans ces régions, sans que soit enfreinte la règle constitutionnelle d’un enseignement dispensé uniquement dans l[a] ou les langues officielles. L’État ne serait pas tenu, voire n’aurait pas le pouvoir, sauf dispositions formelles à cet effet, de soutenir ces langues nationales, soit directement par des subventions soit indirectement par le recours à son appareil administratif 10.
Concernant l’aménagement linguistique du Canada, l’ILOB affirme ce qui suit :
Au Canada, les deux langues officielles, l’anglais et le français, sont également des langues nationales, mais ce terme n’implique aucune valeur juridique dans les pratiques canadiennes. On pourrait dire aussi que les langues des [A]utochtones sont des langues nationales. Pour diverses raisons, le Canada n’a pas cru bon de retenir cette notion de « langue nationale » dans ses textes de loi 11.
La présente section examine certains éléments de la démarche qui a mené à ce choix, qui s’est concrétisé par l’adoption de la première Loi sur les langues officielles en 1969. L’essentiel de cette démarche se fonde sur le travail réalisé par la Commission Laurendeau‑Dunton entre 1963 et 1969.
Instituée par le gouvernement de Lester B. Pearson en 1963, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission Laurendeau‑Dunton) a reçu le mandat suivant :
faire enquête et rapport sur l’état présent du bilinguisme et du biculturalisme et recommander les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe d’après le principe de l’égalité entre les deux peuples qui l’ont fondée, compte tenu de l’apport des autres groupes ethniques à l’enrichissement culturel du Canada, ainsi que les mesures à prendre pour sauvegarder cet apport 12.
Somme toute, la Commission a été une vaste enquête publique qui a duré six ans (1963‑1969). Elle a généré un volume impressionnant de témoignages, de mémoires et de documents administratifs, ainsi que des recherches érudites. Une recherche dans les volumineuses archives de la Commission a permis de constater que la distinction entre « langue nationale » et « langue officielle » a été examinée dans le cadre des travaux de la Commission. Elle a aussi permis de comprendre certains aspects du choix opéré en faveur du statut de « langues officielles ».
un examen du fonds d’archives de l’un des membres de la Commission, Jaroslav Rudnyckyj, éminent professeur et linguiste, révèle qu’il y a bien eu au moins un échange public sur la différence entre « langue nationale » et « langue officielle ». Cet échange a eu lieu entre lui et un des témoins entendus par la Commission, Louis Kos Rabcewicz Zubkowski, secrétaire général de l’Institut polonais des Arts et des Sciences en Amérique, au cours de la deuxième journée de l’audience préliminaire du 8 novembre 1963 13.
Parlant du bilinguisme, M. Zubkowski a affirmé qu’« il semble que tout le monde est d’accord en ce qui concerne la position d’une langue nationale, cette position peut être réservée seulement à l’anglais et au français ». Après avoir souligné l’importance de laisser d’autres langues s’épanouir au Canada, il a soutenu qu’il n’irait « pas si loin pour dire que l’on pourrait créer, comme cela se fait, par exemple en Suisse, la distinction entre une langue nationale et les langues officielles ». Il a également mentionné que le français au Canada « devrait avoir la même position, comme la langue nationale, que l’anglais 14 ».
Intéressé par les questions de politiques linguistiques, le commissaire Rudnyckyj a demandé à M. Zubkowski s’il pensait que « la distinction de langue “nationale”, “langue officielle” en Suisse [était] applicable au Canada ». Le témoin a dit ne pas être en mesure de répondre, mais qu’il aimerait « bien que l’on fasse justement l’étude de ce problème ». M. Rudnyckyj, voulant relancer la question, lui a demandé si « l’esquimau, l’indien, ce sont des langues canadiennes », mais le témoin s’est borné à dire que ces peuples ont le droit d’employer leur langue 15.
La question du différent statut des langues figure une autre fois dans les archives de M. Rudnyckyj. Dans un document de 1965, le commissaire mentionne avoir assisté à la conférence Two Nation Theory of Canada and its Particular Relevance to the Prairie Provinces, tenue au Collège St‑Paul du Manitoba les 12 et 13 février 1965, au cours de laquelle une conférencière a suggéré « la division des langues au Canada entre langues “officielles” et langues “nationales 16” ».
Bref, ces deux exemples d’échanges publics confirment que dès 1963, on réfléchit, tant dans les universités qu’à la Commission Laurendeau‑Dunton, à la différence entre « langue nationale » et « langue officielle », ainsi qu’au statut à accorder à l’anglais et au français.
Les procès‑verbaux du groupe d’étude « C » de la Commission, chargé d’étudier les aspects techniques du changement constitutionnel 17, confirment que les recherchistes et les membres de la Commission ont bel et bien discuté de la distinction entre « langue officielle » et « langue nationale ».
Le 1er avril 1966, le groupe d’étude a entrepris une étude comparative des régimes linguistiques en Afrique du Sud, en Suisse et en Finlande avec l’aide de trois experts en la matière, MM. Heard, Welsh et Miljan 18. Le fait d’examiner diverses constitutions a probablement sensibilisé les membres du groupe aux différents statuts qu’un État pouvait attribuer à une langue.
C’est à la réunion suivante, celle du 25 avril 1966, que le groupe d’étude a discuté de la distinction entre une langue nationale et une langue officielle 19. Le compte‑rendu indique que la discussion a eu lieu, mais sans rapporter les propos échangés 20. Il dit simplement que les membres :
se sont penchés sur les dispositions constitutionnelles relatives aux langues non officielles dans le contexte du modèle suisse, qui établit une distinction entre langues « officielles » et « nationales » […] Il a ensuite été question de langues « officielles » par opposition à langues « nationales 21 ».
En février 1967, durant la 51e réunion de la Commission, le président conjoint, Davidson Dunton a toutefois rappelé aux commissaires que la Commission « n’avait pas accepté, en ce qui concerne les langues, les termes “national” ni “régional 22” ». Le débat avait donc eu lieu.
Dans le premier livre – celui sur les langues officielles, publié en 1967 – de son rapport final, la Commission Laurendeau‑Dunton a fait les recommandations suivantes :
Mais comment expliquer que les commissaires aient recommandé d’attribuer – par la voie législative – le statut de langues officielles au français et à l’anglais? Une partie de la réponse se trouve probablement dans une disposition de la Constitution canadienne.
Pour plusieurs juristes et professeurs de l’époque, l’enchâssement de l’anglais et du français dans un texte de loi, en l’occurrence l’article 133 de l’AANB, conférait déjà un statut officiel à l’anglais et au français. L’article 133 se lit comme suit :
Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l’usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais dans la rédaction des archives, procès‑verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par‑devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l’autorité de la présente loi, et par‑devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l’une ou de l’autre de ces langues.
Dans un ouvrage sur les langues au Canada publié en 1964, le commissaire Rudnyckyj affirmait que l’enchâssement du statut « officiel » du français et de l’anglais était le résultat de l’histoire du pays :
Les langues coloniales ont été établies par les peuples qui ont pu asseoir leur domination au Canada, garantissant ainsi le maintien des langues importées dans ce pays. Deux langues coloniales réussirent à s’établir en tant que langues officielles au Canada : l’anglais (sans restriction) et le français (dans les sphères d’utilisation délimitées par [l’article] 133 de l’AANB et les textes le modifiant) 24.
Certains juristes comme Walter Jacobson Lindal avaient aussi accepté l’idée selon laquelle le statut officiel du français et de l’anglais découlait de l’article 133 de l’AANB. Le 5 septembre 1964, Me Lindal a écrit au commissaire Rudnyckyj pour lui faire part de ses idées quant à l’évolution du statut de l’anglais et du français au Canada à travers les différents documents constitutionnels. Selon le juriste :
L’emploi d’une langue dans l’assemblée législative d’un État et dans ses comptes‑rendus en sanctionne le statut de langue officielle de cet État. L’article 133 de l’AANB autorise l’usage de l’anglais et du français dans les débats du Parlement du Canada et de l’assemblée législative du Québec. De ce fait, l’anglais et le français sont des langues officielles dans tout le Canada, et, bien sûr, au Québec 25.
Les extraits suivants, tirés du premier livre du rapport final de la Commission, montrent bien que dans l’esprit des commissaires, l’article 133 de l’AANB était le fondement du statut « officiel » de l’anglais et du français :
[L]e phénomène qui nous retiendra dans ce premier livre est relatif aux langues dont fait mention l’article 133 de l’AANB, soit l’anglais et le français […]
L’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique est le fondement des droits linguistiques au Canada […]
[En vertu de cet article, l]e français est reconnu définitivement dans la loi fondamentale du Canada comme langue officielle égale à l’anglais, pour toutes les lois fédérales et devant tous les tribunaux fédéraux partout au Canada, ainsi que pour les lois et tribunaux provinciaux au Québec […]
[L]e Canada est à un certain degré un pays officiellement bilingue, grâce surtout à l’article 133 de l’AANB. Mais il l’est bien incomplètement, si l’on mesure la situation à la lumière du principe de l’égalité des deux langues officielles 26.
Les commissaires Rudnyckyj et Royce Frith ont précisé leur pensée sur les avantages d’employer le terme « officiel » au cours de la 55e réunion de la Commission, qui a eu lieu à Ottawa, du 27 au 29 avril 1967. Le commissaire Rudnyckyj a affirmé appuyer l’emploi du terme « officiel » parce qu’« il légalise les langues et leur confère un statut de jure 27 ».
Pour sa part, le commissaire Frith, diplomate, avocat et parlementaire, appuyait l’utilisation du terme « officiel » parce que celui‑ci était « d’autant plus intéressant du fait qu’il ne s’agissait pas d’un “terme de l’art” en droit ». M. Frith a expliqué son raisonnement de la manière suivante :
En optant pour ce terme [officiel], dont le sens n’avait pas encore été limité par une définition en droit, nous laisserions le soin aux tribunaux, suivant la pratique juridique anglaise, de définir le terme par la jurisprudence, de manière à étendre le bilinguisme à des institutions et activités de plus en plus nombreuses 28.
Quelques jours avant la réunion, soit le 13 avril, le secrétaire conjoint de la Commission, N. M. Morrison, avait envoyé aux commissaires un mémorandum dans lequel il suggérait de revoir les recommandations formulées par Marcel Faribault et Robert M. Fowler dans le livre intitulé Dix pour un, ou, Le pari confédératif.
Dans cet ouvrage paru en 1965, les auteurs avaient proposé une ébauche pour une nouvelle Constitution canadienne. M. Morrison croyait que, dans le cadre du travail de réflexion que les commissaires avaient amorcé sur le premier livre du rapport final, il serait bon de consulter les propositions qui avaient trait au statut du français et de l’anglais.
Morrison avait, entre autres, souligné l’article 4 :
Le drapeau du Canada est […], son hymne national est « Ô Canada », sa devise « A mari usque ad mare » et sa capitale la ville d’Ottawa. Les langues fédérales officielles sont l’anglais et le français 29.
Pour Faribault et Fowler, comme tant d’autres, il n’y avait pas de doute : le Canada possédait déjà deux langues « officielles 30 ».
Dans un document rédigé pour la Commission en 1966, Claude‑Armand Sheppard avait soutenu que le terme « langue officielle » est « courant dans les discussions politiques et juridiques de la question linguistique au Canada ». Cependant, il avait souligné qu’« à [sa] connaissance, ces mots n’ont jamais été définis comme il se doit ».
Il en avait donc proposé la définition suivante :
Nous qualifions de langue officielle la langue dans laquelle les lois sont adoptées, les causes peuvent être plaidées, et le gouvernement et la population communiquent entre eux. Au Canada, cette description ne peut correspondre qu’au français et à l’anglais, selon l’endroit bien sûr 31.
Dans le premier livre de son rapport final, la Commission Laurendeau‑Dunton, reconnaissant que « l’expression “langue officielle” peut être ambiguë, car le mot “officiel” a divers sens », en a proposé la définition suivante : « une langue ne sera officielle que dans la mesure où elle aura reçu la protection des lois. » Quant au bilinguisme officiel, « c’est‑à‑dire la reconnaissance de l’anglais et du français comme langues officielles, [il] découlera de l’ensemble des droits expressément garantis à l’anglais et au français par des textes de loi qui en assurent l’usage 32 ».
Walter Jacobson Lindal avait déjà réfléchi sur la façon d’entériner par la voie législative le statut officiel de l’anglais et du français :
Si ce qui est avancé ci‑dessus [au sujet du caractère officiel conféré à l’anglais et au français par l’article 133] n’est pas valable, il suffit que la Commission [Laurendeau‑Dunton] recommande d’inscrire dans une Constitution révisée une déclaration selon laquelle l’anglais et le français sont les deux langues officielles du Canada 33.
Certains membres de la Commission en étaient venus à une conclusion similaire. Lors d’une réunion de la Commission en avril 1966, le commissaire Frank Scott avait dit que « ce qui manque dans la Constitution actuelle c’est une déclaration selon laquelle le français et l’anglais sont des langues officielles, bien qu’un tel principe sous‑tende évidemment l’actuel article 133 34 ».
La Commission a illustré le principe de reconnaissance et de protection juridique en citant les garanties linguistiques conférées au Québec par l’article 133 de l’AANB :
Ainsi on dira souvent : « Québec est la seule province officiellement bilingue », parce qu’elle est la seule province dont le nom soit mentionné à l’article 133. La garantie qui protège l’anglais et le français dans le Québec n’est pas soumise aux décisions arbitraires d’un fonctionnaire, d’un ministre, d’un gouvernement ou même d’une assemblée législative particulière; elle a donc le plus haut degré possible de permanence 35.
C’est avec ce souci d’élargir la portée de l’article 133 de l’AANB que la Commission a décidé en septembre 1966 de recommander l’adoption d’une loi sur les langues officielles 36, recommandation qu’elle a formulée officiellement en 1967 dans le premier livre de son rapport final.
Le 17 octobre 1968, soit un peu plus d’un an après la parution du premier livre du rapport de la Commission, le gouvernement a déposé le projet de loi C‑120, Loi concernant le statut des langues officielles du Canada, à la Chambre des communes.
Conformément aux principales recommandations de la Commission 37, le projet de loi avait comme objectif de proclamer le français et l’anglais langues officielles du Canada et d’affirmer l’égalité de leurs statuts, droits et privilèges quant à leur emploi dans toutes les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada 38.
Ni à la Chambre des communes ni au Sénat, le statut « officiel » de l’anglais et du français n’a été remis en cause. Les opposants au projet de loi ont principalement :
Au terme de longs débats, la nouvelle loi a reçu la sanction royale le 9 juillet 1969, pour entrer en vigueur deux mois plus tard, le 7 septembre.
Le 16 octobre 2013, dans le discours du Trône inaugurant la 2e session de la 41e législature, le très honorable David Johnston, gouverneur général du Canada, a décrit le Canada comme une « fédération où nos deux langues nationales nous confèrent un avantage inégalable dans le monde 40 ». L’expression « langues nationales » a aussi été employée par le premier ministre du Canada dans son message accompagnant la Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013‑2018 41, ainsi qu’à d’autres reprises par le gouvernement 42.
Cela s’est produit notamment à la réunion du 27 novembre 2013 du Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes, lorsque le parti ministériel a demandé au commissaire aux langues officielles si l’expression « langues nationales » marquait une plus grande reconnaissance de l’anglais et du français. En réponse, le commissaire a émis des réserves concernant l’usage de l’expression, affirmant que « si on établit que certaines langues sont officielles et que d’autres sont nationales, c’est‑à‑dire limitées à un territoire, je pense qu’il y a un risque de hiérarchisation. Cela dit, ma réflexion à ce sujet ne fait que commencer 43. »
Le questionnement s’est poursuivi lors de la comparution, en mars 2014, de la ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles, l’honorable Shelly Glover, devant le Comité sénatorial permanent des langues officielles 44 et devant le Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes 45, puisque la ministre a elle aussi employé les deux expressions dans ces deux témoignages.
Le Plan d’action pour les langues officielles 2018‑2023 : Investir dans notre avenir 46, dévoilé en mars 2018 par le gouvernement du Canada n’utilise pas l’expression « langues nationales ».
En juin 2020, lors du premier débat en français entre les candidats à la chefferie du Parti conservateur du Canada, l’honorable Erin O’Toole a affirmé que « c’est un avantage pour notre pays d’avoir nos deux langues nationales 47 ». Lors de son discours de victoire en août 2020, M. O’Toole, nouvellement élu à la direction du Parti conservateur, a affirmé qu’il était en politique pour se « battre pour tous les Canadiens et nos deux langues nationales 48 ». Depuis, M. O’Toole, de même que certains députés conservateurs, utilise l’expression « langues nationales » à la Chambre des communes 49, lors des réunions du Comité permanent des langues officielles 50, dans des communications officielles et sur diverses tribunes.
L’usage accru de l’expression « langues nationales » par le chef du Parti conservateur suscite des questions chez certains acteurs et observateurs du milieu communautaire. Récemment, le président de la Société de l’Acadie du Nouveau‑Brunswick (SANB), M. Alexandre Cédric Doucet, a publié un document dans lequel il réfléchit sur les raisons qui pourraient expliquer un tel changement de vocabulaire chez les conservateurs fédéraux :
La question que l’on peut se poser face à un tel choix de mots se décline ainsi : est‑ce que l’usage de l’adjectif « nationales » (au lieu de l’habituel « officielles ») représente 1) simplement un choix de mots différents pour se distancier du discours du premier ministre Justin Trudeau, 2) un changement de cap idéologique par rapport au statut juridique du français et de l’anglais, 3) l’indication d’une vision binationale du Canada en rupture avec le multiculturalisme et la reconnaissance des peuples autochtones du Canada, ou 4) une simple extension de la reconnaissance de la nation québécoise au sein du Canada 51?
Doucet poursuit en affirmant ce qui suit :
Ces quatre éléments de réponse ne sont peut‑être pas incompatibles entre eux, ni même les seuls possibles. En revanche, ils ont des implications qui peuvent laisser entendre que M. O’Toole s’inspire d’une tradition différente que celle ayant infusé la politique canadienne des cinquante dernières années, ou qu’il propose un nouveau contrat social sur la question complexe des langues officielles 52.
Récemment, M. O’Toole a expliqué à ONFR+ que son utilisation du terme « langues nationales » est une façon de valoriser l’histoire canadienne : « Parfois, j’utilise langues nationales, parfois langues officielles, mais parler de l’importance du français, c’est une question de respect, pour faire comprendre que le français est une langue fondamentale de notre histoire 53. »
Sur la scène internationale, certains pays ont choisi de donner à la fois le statut de langue officielle et celui de langue nationale à une langue ou à plusieurs langues. C’est notamment le cas du Sri Lanka dont la Constitution reconnait le singhalais et le tamil comme les langues officielles, nationales et de l’administration du pays ou encore celui de la Suisse qui a désigné l’allemand, le français, l’italien et le romanche 54 les langues officielles et les langues nationales de la Confédération.
Au Canada, on pourrait soutenir que, de manière tacite, la Loi sur les langues autochtones 55 (2019) confère aux langues autochtones le statut de langues nationales. La Loi reconnaît que les droits linguistiques des Autochtones sont des droits ancestraux, constitutionnels en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et internationaux (Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones). Plus concrètement, elle engage le gouvernement du Canada à soutenir les efforts de revitalisation des langues autochtones qui seront menés par les corps dirigeants ou divers organismes autochtones. De plus, elle autorise les institutions fédérales à offrir, dans la mesure du possible, des services dans les langues autochtones et prévoit la création du Bureau du commissaire aux langues autochtones.
En février 2021, le gouvernement du Canada a fait paraître Français et anglais : Vers une égalité réelle des langues officielles au Canada. Il s’agit d’un document de réforme qui s’inscrit dans le processus de modernisation de la Loi sur les langues officielles. Dans ce dernier, le gouvernement affirme que le régime linguistique canadien doit prendre acte de la Loi sur les langues autochtones. Plus précisément, il propose de « bonifier l’article 83 de la Loi, qui indique que la Loi n’a pas pour effet de porter atteinte aux droits à l’égard des autres langues, en y mentionnant explicitement les langues autochtones 56 ».
Il existe une distinction entre le statut juridique d’une « langue officielle » et celui d’une « langue nationale », la première s’accompagnant généralement de droits linguistiques pour les citoyens. Bien plus qu’une question de vocabulaire, ces expressions traduisent des concepts d’aménagement linguistique distincts.
Le Canada, au terme d’un débat qui s’est conclu par un choix conscient, a décidé d’accorder au français et à l’anglais le statut de langues officielles – sans retenir la notion de langue nationale dans ses textes législatifs – au fil d’un cheminement qui a mené à l’adoption de la première Loi sur les langues officielles.
Plus récemment, le terme « langues nationales » a été employé par certaines personnalités politiques pour désigner le français et l’anglais. Or, l’adoption de la Loi sur les langues autochtones en 2019 et la volonté d’inscrire, dans une certaine mesure, les langues autochtones dans le processus de modernisation de la Loi sur les langues officielles soulèvent des questions quant à l’usage futur de la désignation « langues nationales » dans l’aménagement linguistique canadien.
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