Lorsque le Parlement a créé la Cour suprême du Canada (la « Cour ») en 1875, il lui a conféré le pouvoir d'entendre des renvois, c'est-à-dire des questions de droit ne découlant pas, comme les autres, de litiges entre des parties1 . Depuis ce temps, la Cour a ainsi été saisie de nombreuses questions juridiques et constitutionnelles importantes, et ses avis en la matière sont considérés parmi les plus importants et les plus influents qu'elle ait rendus2 .
La présente étude générale traite des différents types de renvois, de l'évolution des dispositions de la Loi sur la Cour suprême portant sur les renvois et de la participation du Parlement aux renvois à la Cour suprême.
Deux dispositions de la Loi sur la Cour suprême permettent de soumettre des renvois à la Cour. La première, le paragraphe 53(1), autorise le Cabinet (le « gouverneur en conseil3 ») à présenter des questions de droit ou de fait et est libellée ainsi :
Le gouverneur en conseil peut soumettre au jugement de la Cour toute question importante de droit ou de fait touchant :
a) l'interprétation des Lois constitutionnelles;
b) la constitutionnalité ou l'interprétation d'un texte législatif fédéral ou provincial;
c) la compétence d'appel en matière d'enseignement dévolue au gouverneur en conseil par la Loi constitutionnelle de 1867 ou une autre loi;
d) les pouvoirs du Parlement canadien ou des législatures des provinces, ou de leurs gouvernements respectifs, indépendamment de leur exercice passé, présent ou futur4 .
Outre ces questions, la Loi sur la Cour suprême permet aussi au gouverneur en conseil de déférer à la Cour d'autres questions qu'il estime indiquées5 .
La deuxième disposition sur les renvois permet au Sénat et à la Chambre des communes de déférer à la Cour des projets de loi d'intérêt privé ou des pétitions visant à leur adoption6 . De nos jours, les projets de loi d'intérêt privé sont peu nombreux et concernent des personnes ou des entités particulières7 , et cette disposition est rarement utilisée8 .
En plus de la Loi sur la Cour suprême, d'autres dispositions législatives adoptées par le Parlement peuvent autoriser un renvoi dans des circonstances précises9 .
Enfin, un renvoi formé sous le régime d'une loi provinciale est susceptible d'appel devant la Cour suprême10 .
L'Acte de la Cour Suprême et de la Cour de l'Échiquier de 1875 autorisait le gouverneur en conseil à « soumettre à la Cour Suprême, pour audition ou examen, toutes questions quelconques qu'il jugera à propos11 ». La disposition exigeait des juges qu'ils certifient leur opinion – confirmation ou dissidence – au gouverneur en conseil12 .
Pour ce qui est des renvois soumis par le Sénat ou la Chambre des communes, la disposition de l'époque autorisait la Cour – ou deux de ses juges – à faire « un examen et un rapport sur tout bill privé, ou sur toute pétition demandant l'adoption d'un bill privé, présenté au Sénat ou à la Chambre des communes et qui aura été renvoyé à la cour en vertu des règles ou ordres faits par le Sénat ou la Chambre des communes13 ».
Le premier renvoi connu a été soumis en 1876, lorsque le Sénat a déféré à la Cour suprême le projet de loi d'intérêt privé intitulé Acte pour incorporer les frères des écoles chrétiennes au Canada14 en demandant à celle-ci de déterminer si l'objet du projet de loi était de compétence fédérale ou de compétence provinciale aux termes des dispositions de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (maintenant la Loi constitutionnelle de 1867)15 .
Quelques jours après le renvoi de la question sur motion du Sénat, la Cour a répondu que l'objet du projet de loi était de compétence provinciale16 . Elle n'a pas motivé sa conclusion et n'a pas entendu les arguments juridiques de l'avocat sur la question.
Le premier renvoi du gouverneur en conseil17 remonte à 1880, lorsque le gouver-nement du Canada et la province du Nouveau-Brunswick ont convenu de saisir la Cour suprême de questions précises touchant certains prisonniers au Nouveau-Brunswick. La Cour a entendu les avocats représentant le procureur général du Canada et la province du Nouveau-Brunswick avant de rendre un arrêt de six paragraphes plusieurs semaines après l'adoption du décret lui ayant renvoyé la question18 .
« Son Excellence, par et avec l'avis du Conseil privé de la Reine pour le Canada, a bien voulu ordonner, et il est par le présent ordonné, que l'affaire ci-annexée relative au pouvoir du Parlement du Canada de légiférer en certaines matières relatives aux prisonniers détenus au pénitencier du Nouveau-Brunswick soit, et est par le présent, déférée à la cour Suprême du Canada pour audition et examen. »
(Signé) Louis François Rodrigue Masson (président du Conseil privé), 8 avril 1880
Décret 1880-0668. Image : Bibliothèque et Archives Canada.
Série A-1-d, volume 2762. [TRANSCRIPTION DE L'AUTEUR ET TRADUCTION]
Les premiers renvois portaient principalement sur la question de savoir si un pouvoir particulier était de compétence fédérale ou provinciale. La Cour suprême tranchait rapidement, mais les juges se contentaient souvent d'énoncer leur conclusion, sans en exposer les motifs19 , si bien que le Parlement pouvait difficilement approfondir sa compréhension de sa compétence législative. En outre, les juges exprimaient parfois le souhait d'entendre les arguments des avocats des parties pour guider leur réflexion.20
Pour régler la situation, le Parlement a modifié la loi autorisant les renvois.
En 1891, le Parlement a modifié la disposition de l'Acte de la Cour Suprême et de la Cour de l'Échiquier sur les renvois du gouverneur en conseil afin d'exiger des juges qu'ils motivent leur opinion21 . De plus, la Cour suprême était désormais autorisée à donner préavis de l'audition aux parties intéressées et aux provinces, leur permettant ainsi d'être entendues sur la question. En outre, le Parlement conférait à la Cour le pouvoir de demander qu'un avocat plaide la cause.
En 1906, le Parlement a de nouveau modifié les dispositions sur les renvois22, notamment pour y inclure une liste de « questions de droit ou de fait importantes » pouvant faire l'objet d'un renvoi; le texte ressemble au libellé de l'actuelle Loi sur la Cour suprême, citée précédemment. De plus, la Cour s'est vu imposer expressé-ment le devoir de « répondre à chaque question qui lui est ainsi déférée » et de fournir « un avis motivé sur chacune des questions ». Au début, en effet, la Cour ne se prononçait pas sur toutes les questions qui lui étaient déférées23 .
Dans les tout débuts, la légalité même de la procédure de renvoi a été occasionnel-lement remise en question. Le Conseil judiciaire du Conseil privé britannique, qui pouvait alors entendre les appels interjetés par la Cour, a finalement tranché en 1912 dans sa décision Ontario (Attorney General) v. Canada (Attorney General) – aussi appelée Reference re References –, laquelle confirmait que la compétence en matière de renvoi conférée à la Cour suprême était constitutionnelle24 .
Le pouvoir de renvoi du gouverneur en conseil est demeuré en grande partie inchangé et incontesté depuis 191225 . Des modifications importantes ont été apportées à la loi, comme le retrait de la possibilité d'interjeter appel devant le Conseil judiciaire en 194926 . De plus, les motifs de renvoi énumérés ont été élargis pour tenir compte de l'évolution de la Constitution du Canada27 .
La disposition autorisant le Sénat et la Chambre des communes à soumettre un renvoi relativement à un projet de loi d'intérêt privé ou à une pétition visant à son adoption est demeurée fondamentalement inchangée depuis son adoption en 1875.
Le Parlement a présenté à quelques reprises des mesures législatives touchant le pouvoir de renvoi. Ainsi, deux projets de loi déposés au Sénat au cours de la 1re session de la 38e législature auraient carrément aboli le pouvoir de renvoi du gouverneur en conseil28 . À la Chambre des communes, des mesures législatives visant à autoriser un simple citoyen à former un renvoi ont été présentées pendant la 2e session de la 29e législature29 , mais aucun de ces projets de loi n'a été adopté.
Un renvoi du gouverneur en conseil résulte de l'approbation par celui-ci d'une proposition de renvoi faite au Cabinet par le ministre de la Justice. Si le Parlement n'intervient pas officiellement dans le processus de rédaction ou d'approbation des questions ainsi soumises à la Cour suprême, le Sénat et la Chambre des communes sont néanmoins grandement concernés par les renvois du gouverneur en conseil.
Le gouverneur en conseil peut déférer des projets de loi ou des lois à la Cour suprême pour examen. Habituellement, de tels renvois sollicitent des éclaircisse-ments sur le pouvoir du Parlement d'adopter la mesure législative en question et cherchent à faire confirmer que les dispositions de celle-ci sont conformes à la Constitution, ce qui comprend la Charte canadienne des droits et libertés.
À titre d'exemple, en 2010, le gouverneur en conseil a soumis un projet de loi à la Cour suprême, lui posant la question suivante : « La Proposition concernant une loi canadienne intitulée Loi sur les valeurs mobilières, ci-jointe, relève-t-elle de la compétence du Parlement du Canada30 ? » Selon l'arrêt Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, la loi proposée outrepassait le pouvoir constitutionnel du Parlement et légiférait sur des questions de compétence provinciale31 .
Dans le même ordre d'idées, le gouverneur en conseil a déféré, en 2003, un projet de loi sur le mariage entre personnes du même sexe à la Cour suprême, lui deman-dant si le Parlement avait le pouvoir de l'édicter32 . En plus de renvoyer le projet de loi pour examen, le gouverneur en conseil a posé des questions de droit précises, comme « La liberté de religion, que garantit l'alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, protège-t-elle les autorités de la contrainte d'avoir à marier deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses? »
Dans son arrêt Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, la Cour suprême a conclu que certaines parties du projet de loi relevaient de la compétence du Parlement, mais que d'autres dispositions relevaient de la seule compétence des provinces33 . Elle a également examiné les questions qui lui avaient été soumises.
Bon nombre de renvois demandent à la Cour suprême d'examiner le pouvoir du Parlement au sujet de projets de loi dont il est saisi avant qu'il n'en poursuive l'étude, mais dans certains cas le gouverneur en conseil défère à la Cour pour examen une loi déjà adoptée34 . De plus, le gouverneur en conseil peut soumettre un renvoi portant sur un projet de loi au moment où celui-ci est déposé au Parlement et promulguer la loi avant que la Cour ne rende son arrêt35 . En termes simples, un renvoi peut être formé en tout temps.
Contrairement aux renvois du gouverneur en conseil relatifs au pouvoir du Parlement de présenter ou d'adopter des lois, certains renvois cherchent à obtenir des répon¬ses à d'autres questions de droit, le plus souvent sur l'interprétation de la Constitution du Canada.
Dans le renvoi de 1929 intitulé Reference re meaning of the word "Persons" in s. 24 of British North America Act, la Cour suprême devait répondre à la question de savoir si la définition de « personnes » s'appliquait aux femmes de sorte qu'elles puissent siéger au Sénat du Canada36 . Dans le même ordre d'idées, dans le renvoi intitulé Reference whether "Indians" includes "Eskimo" (appelés Inuits aujourd'hui), le gouverneur en conseil demandait à la Cour de clarifier si le terme « Indiens », employé dans l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, s'appliquait aux Inuits de la province de Québec37 .
En plus de clarifier l'interprétation de la Constitution, les renvois peuvent servir de source d'inspiration pour de futurs projets de loi. À titre d'exemple, le gouverneur en conseil a soumis à la Cour des questions de droit constitutionnel et international dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec38 . Le Parlement a par la suite adopté la Loi donnant effet à l'exigence de clarté formulée par la Cour suprême du Canada dans son avis sur le Renvoi sur la sécession du Québec, appelée Loi de clarification39 . Cette loi répondait directement aux éléments de l'arrêt.
Certains renvois, comme dans l'exemple de la Loi de clarification, peuvent mener à des modifications législatives que le Parlement peut adopter seul, mais d'autres arrêts peuvent indiquer qu'il faut modifier la Constitution. À titre d'exemple, dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat, la Cour suprême a précisé, notamment, le cadre des changements au Sénat du Canada que le Parlement pourrait apporter seul ainsi que les changements qui exigeraient une modification constitutionnelle avec le consentement de quelques provinces ou de l'ensemble de celles-ci40 .
Outre les questions constitutionnelles, certains renvois cherchent à clarifier d'autres questions de droit. Ainsi, dans l'arrêt intitulé Reference as to Powers to Levy Rates on Foreign Legations, le gouverneur en conseil demandait à la Cour de déterminer si la Ville d'Ottawa pouvait modifier l'impôt foncier de certaines propriétés appartenant à un gouvernement étranger, comme le bureau et la résidence du haut-commissaire du Royaume-Uni41 . En concluant que la Ville n'avait pas ce pouvoir, la Cour a interprété et appliqué divers principes de droit international.
Les lois provinciales confèrent au lieutenant-gouverneur en conseil de chaque province le pouvoir de soumettre un renvoi au plus haut tribunal de la province. Or, il peut être interjeté appel des décisions issues de ces renvois, dont certains peuvent concerner directement les pouvoirs du Parlement, devant la Cour suprême du Canada.
À titre d'exemple, après l'adoption de la Loi sur les armes à feu, l'Alberta a formé un renvoi provincial contestant la validité de cette loi. Le renvoi a par la suite donné lieu à un appel devant la Cour, qui a rendu l'arrêt Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), confirmant la validité de la loi fédérale42 .
Dans le même ordre d'idées, lorsque le gouvernement du Canada a fait part de son intention de rapatrier la Constitution en 1980, plusieurs provinces ont formé des renvois sur la constitutionnalité de la résolution dont le Parlement était saisi. Ces questions ont été portées en appel devant la Cour suprême dans le Renvoi relatif au rapatriement de la Constitution canadienne43 .
L'article 54 de la Loi sur la Cour suprême autorise le Sénat et la Chambre des communes à soumettre à la Cour un renvoi concernant un projet de loi d'intérêt privé44 . Il ne faut pas oublier que les projets de loi d'intérêt privé sont rares de nos jours et qu'ils ne portent pas sur des questions relevant des initiatives parlemen-taires. Comme Audrey O'Brien et Marc Bosc le mentionnent dans La procédure et les usages de la Chambre des communes, un projet de loi d'intérêt privé « visera un but qui ne saurait être atteint au moyen d'une loi générale et il sera fondé sur une pétition présentée par un particulier ou un groupe45 ».
La Loi sur la Cour suprême et son ancêtre, l'Acte de la Cour Suprême et de la Cour de l'Échiquier, autorisent la « Cour, composée d'au moins deux juges », à examiner des projets de loi d'intérêt privé.
L'article 11-18 du Règlement du Sénat autorise le Sénat à soumettre à la Cour un renvoi sur un projet de loi d'intérêt privé :
Avant l'adoption d'un projet de loi d'intérêt privé, le Sénat peut le déférer à la Cour suprême du Canada pour examen et rapport de toute question soulevée par lui46 .
Le Sénat est à l'occasion saisi de projets de loi d'intérêt privé. Il en a adopté un récemment47 , durant la 2e session de la 41e législature, qui a reçu la sanction royale et n'a pas été déféré à la Cour suprême.
À la Chambre des communes, aucun projet de loi d'intérêt privé n'a été déposé depuis la 3e session de la 30e législature, et aucune disposition du Règlement de la Chambre des communes ne prévoit de déférer ces projets de loi à la Cour suprême. Cependant, le pouvoir de la Chambre de les déférer est prévu dans la Loi sur la Cour suprême.En 1876, peu après la création de la Cour suprême, le Sénat a déféré à la Cour l'Acte pour incorporer les frères des écoles chrétiennes au Canada au moyen d'une motion voulant « [q]ue la question ne soit pas maintenant posée, mais que le bill soit renvoyé aux juges de la cour suprême » pour qu'ils déterminent si ses dispositions relèvent de la compétence du Parlement ou de la compétence des provinces48 .
L'avis de la Cour, dans Re Les frères des écoles chrétiennes au Canada, comptait deux paragraphes et concluait que le projet de loi légiférait dans des domaines de compétence provinciale49 . Le Sénat ne l'a pas adopté50 .
En 1882, le Sénat a déféré deux projets de loi d'intérêt privé à la Cour. Le premier, une loi visant l'« incorporation » de la compagnie des bois de Québec (Quebec Timber Company), a soulevé de nombreuses questions, notamment celle de savoir s'il s'agissait d'un domaine de compétence fédérale ou de compétence provinciale. Une question de droit particulièrement complexe s'est posée parce que la compa-gnie était déjà constituée en personne morale en Écosse par une loi du Parlement impérial et devait donc avoir déjà une certaine personnalité morale au Canada. Par conséquent, sa constitution en personne morale lui conférerait-elle une deuxième personnalité morale?
Lorsque ces questions ont été soulevées à l'étape de la deuxième lecture, elles ont été renvoyées au comité des ordres permanents et des bills privés. Trois jours plus tard, le comité a fait rapport au Sénat de ce qui suit :
[L]es doutes que l'on a sur le pouvoir que le Parlement aurait de porter des dispositions législatives de la nature de celles projetées dans le bill ci dessus sont assez sérieux pour qu'il soit opportun d'obtenir, avant de passer outre à l'adoption de ce bill, le rapport de la Cour Suprême ou de deux juges de ce tribunal, conformément à la section 33 de l'acte de la Cour Suprême et de l'échiquier 51 .
Le rapport recommandait que « le Sénat, en vertu du 55e article de son règlement, le renvoie [le projet de loi] à la Cour Suprême, pour que celle-ci l'examine et fasse son rapport » et posait des questions précises52 . Le Sénat a adopté le rapport le 24 mars 1882, et déféré la question53 .
La Cour s'est prononcée quelques jours plus tard sur le sujet. Dans Re Quebec Timber Co., elle a conclu que la question relevait de la compétence du Parlement, mais a refusé de répondre à la question relative à l'application de l'Acte impérial. Selon les termes de la Cour : « la cour prie le Sénat de la dispenser de répondre, parce que cette question se rapporte à des droits privés qui pourraient être soumis ensuite à son jugement par la voie judiciaire, et sur lesquels elle ne doit pas se prononcer sans qu'il y ait eu procès54 ».
Le Sénat a poursuivi l'étude du projet de loi et l'a renvoyé à un autre comité pour examen et amendement55 . Le projet de loi a été adopté et a reçu la sanction royale après adoption, par la Chambre, des amendements du Sénat56 .
Le deuxième projet de loi d'intérêt privé déféré en 1882 visait à constituer l'Association de secours mutuels du Canada. Comme la session parlementaire tirait à sa fin, les sénateurs ont exprimé l'espoir qu'un avis sur la question pourrait être rendu rapidement57 . Le 4 mai, la question a été déférée au moyen d'une motion et, le 8 mai, la Cour a conclu que le projet de loi ne relevait pas de la compétence des provinces58 . Le Sénat a ensuite adopté le projet de loi59 .
L'évolution de l'usage parlementaire depuis le XIXe siècle, notamment en ce qui concerne les rares projets de loi d'intérêt privé, est tel qu'il est devenu moins souvent nécessaire de déférer ces projets de loi à la Cour suprême. À titre d'exemple, comme il est mentionné dans La procédure du Sénat en pratique, le Bureau du légiste et conseiller parlementaire peut, sur demande, « conseille[r] le parrain quant à l'acceptabilité constitutionnelle et législative de la mesure60 ». Dans le même ordre d'idées, comme l'indiquent O'Brien et Bosc au sujet des projets de loi d'intérêt privé déposés à la Chambre des communes, « Le conseiller législatif peut également conseiller le comité chargé d'examiner le projet de loi au sujet de toute disposition dérogeant au droit commun ou de toute disposition inhabituelle méritant une attention particulière61 ». Ces façons de faire atténuent sans doute la nécessité, pour le Sénat et la Chambre des communes, de déférer ces questions.
Habituellement, les renvois sont soumis à la Cour en vertu de la Loi sur la Cour suprême. Cependant, le Parlement peut disposer dans une loi qu'un renvoi soit demandé ou autoriser un renvoi en vertu d'une disposition législative particulière. Par exemple, la Loi modifiant la Loi spéciale des revenus de guerre prévoyait que :
Les articles trois et quatre de la présente loi n'entreront en vigueur que sur proclamation du gouverneur en conseil, et cette proclamation ne sera pas émise avant que l'article quatre de la présente loi ait été soumis à la Cour suprême du Canada aux fins d'obtenir le jugement de ladite Cour sur la constitutionnalité dudit article quatre, ni avant que jugement ait été rendu.62
La Cour a déclaré cette loi inconstitutionnelle63 .
Pareillement, l'Acte modifiant « l'Acte des licences pour la vente des liqueurs, 1883 » contenait une disposition mentionnant qu'il existait des doutes quant au pouvoir du Parlement d'adopter cette loi64 . Il prévoyait donc que personne ne serait poursuivi pour certaines infractions à la loi tant que la validité de la loi ne serait pas établie. À cette fin, la loi autorisait le gouverneur en conseil à déférer la question à la Cour, permettait expressément aux provinces de devenir parties au renvoi et exigeait de la Cour qu'elle certifie au gouverneur en conseil quelles parties de la loi étaient véritablement du ressort du Parlement65 .
La Cour suprême a conclu que la mesure législative outrepassait le pouvoir que la Constitution conférait au Parlement66 . Le Parlement l'a alors modifiée pour en suspendre l'effet jusqu'à ce que le Comité judiciaire du Conseil privé – à l'époque, la plus haute instance d'appel au Canada – se soit prononcé et il y a ajouté en annexe le texte de l'arrêt de la Cour suprême67 . En appel, le Comité judiciaire a confirmé l'arrêt68 . La mesure législative et ses modifications ont par la suite été abrogées69 .
On trouve un autre exemple d'un renvoi prévu ailleurs que dans la Loi sur la Cour suprême dans l'Acte des chemins de fer70 . En effet, cet acte portait création d'un comité des chemins du Conseil privé qui était autorisé à « soumettre à la cour Suprême, par écrit, pour obtenir son opinion, toute question que le comité jugera être une question de droit71 ». Il était en outre précisé que la Cour « entendra et décidera la question ou les questions de droit soulevées à ce sujet, et renverra l'affaire au comité des chemins de fer, avec l'opinion de la cour sur le sujet72 ». Il semble n'y avoir eu qu'un recours à cette disposition73 .
Bien que la chose soit rare, le Parlement peut permettre le renvoi de certaines questions à la Cour suprême en vertu d'une loi. Par exemple, l'Act to amend the Customs Tariff autorisait le gouverneur en son conseil « peut commettre tout juge de la Cour Suprême […] et lui donner autorité pour faire une enquête sommaire » sur des affaires concernant certains comportements des manufacturiers contraires aux intérêts des consommateurs74 . Une disposition analogue a été adoptée relativement à des changements de prix proposés sous le régime de l'Act to incorporate the Northwest Telephone and Telegraph Company75 .
Les renvois relatifs aux projets de loi d'intérêt privé formés par le Sénat ou la Chambre des communes supposent la participation directe du Parlement. Plus précisément, le Parlement rédige la motion de renvoi, en débat et l'adopte, ce qui est consigné dans les Journaux, tout comme habituellement l'avis de la Cour, lorsqu'il est rendu.
En revanche, le Parlement ne joue aucun rôle officiel dans la rédaction, l'approbation ou la présentation du texte des renvois du gouverneur en conseil. La participation du Parlement à ces renvois est donc indirecte.
Bien que la convention du sub judice – voulant que les parlementaires ne discutent pas des sujets dont les tribunaux sont saisis – puisse s'appliquer aux renvois76 , il arrive néanmoins que de tels sujets soient abordés à la période des questions77 et durant les débats78 .
Il arrive aussi que des députés demandent, par exemple durant la période des questions, qu'une question soit déférée à la Cour suprême79 . Par ailleurs, il est possible de procéder par motion, notamment par un amendement de renvoi80 , pour demander que le gouvernement défère une question : « Que le présent bill ne soit pas lu la deuxième fois maintenant mais qu'il soit résolu par le Sénat, qu'à son avis, la question devrait être soumise par le Gouverneur en conseil à la Cour suprême du Canada81 ». Il y a aussi eu débat sur certaines motions portant qu'une question aurait dû faire l'objet d'un renvoi à la Cour suprême82 .
Bien que le Parlement ne puisse pas ordonner au gouverneur en conseil de former un renvoi, le Sénat a déjà adopté une motion portant « [q]ue, sur l'avis de cette Chambre, le Gouvernement doit, immédiatement après la prorogation de la présente session du Parlement, déférer à la Cour suprême du Canada, aux fins d'obtenir l'opinion de cette Cour, la question de la validité constitutionnelle de la partie de la Loi de l'industrie laitière83 ». Le gouverneur en conseil a par la suite présenté un renvoi reprenant le libellé de la motion du Sénat84 .
Lorsqu'un projet de loi est déféré à la Cour suprême, le Parlement peut quand même l'édicter. Dans un tel cas, l'arrêt peut confirmer ou invalider une disposition, auquel cas le Parlement peut décider d'abroger celle-ci.
Lorsque le Parlement attend l'arrêt de la Cour pour prendre des mesures, il peut décider d'adopter le projet de loi tel quel ou dans une version modifiée ou de l'abandonner en raison de l'arrêt85 . Lorsque la Cour suprême confirme la validité d'un projet de loi, il ne peut être adopté qu'une fois le processus législatif terminé; cependant, rien n'oblige le Parlement à l'adopter. Ainsi, un arrêt de la Cour suprême n'a aucune incidence sur le processus législatif ni sur le pouvoir ultime du Parlement d'adopter un projet de loi s'il en décide ainsi.
Il n'y a aucune obligation d'informer le Parlement lorsque le gouverneur en conseil défère une question à la Cour suprême ou lorsque celle-ci rend son arrêt. Il est arrivé cependant que le gouvernement fasse savoir qu'une question a été déférée86 ou qu'il dépose le décret en question87 .
Il arrive aussi que des renseignements sur un renvoi soient déposés au Parlement. Ainsi, en 1882, le Sénat a adopté une motion demandant que le dossier préparé par le gouvernement du Nouveau-Brunswick et le gouvernement du Canada dans l'affaire du pénitencier du Nouveau-Brunswick soit déposé, avec l'arrêt de la Cour suprême relatif au renvoi88 . Pareillement, des documents parlementaires ont pu comporter des échanges de correspondance entre le fédéral et les provinces concernant un renvoi89 .
Plus récemment, au moyen de questions versées au Feuilleton, des députés ont demandé et obtenu des renseignements concernant des renvois, notamment sur les frais engagés pour régler certaines questions90 et sur la manière dont le gouverne-ment pourrait donner suite à un arrêt statuant sur un renvoi particulier91 .
Les renvois permettent de trancher des questions de droit importantes, notamment sur l'étendue du pouvoir législatif du Parlement et sur la constitutionnalité de certains projets de loi, sans passer par un litige en bonne et due forme. Le Parlement a conféré au gouverneur en conseil le pouvoir de soumettre des renvois à la Cour suprême et autorise le Sénat et la Chambre des communes à faire de même en ce qui concerne les projets de loi d'intérêt privé et les pétitions visant leur adoption. Ces mécanismes et les arrêts de la Cour qui en découlent ont permis de clarifier l'interprétation de la Constitution, ainsi que l'étendue du pouvoir législatif du Parlement du Canada.
† Les études générales de la Bibliothèque du Parlement sont des analyses approfondies de questions stratégiques. Elles présentent notamment le contexte historique, des informations à jour et des références, et abordent souvent les questions avant même qu’elles deviennent actuelles. Les études générales sont préparées par le Service d’information et de recherche parlementaires de la Bibliothèque, qui effectue des recherches et fournit des informations et des analyses aux parlementaires ainsi qu’aux comités du Sénat et de la Chambre des communes et aux associations parlementaires, et ce, de façon objective et impartiale. [ Retour au texte ]
(Remarques : Vu le caractère historique de la présente étude et le fait que diverses lois et divers arrêts qui y sont mentionnés n'existent qu'en langue anglaise, les références seront présentées en anglais ou en français, selon la disponibilité des documents ou des titres en langue française. Il faut aussi savoir que le mot « Act », aujourd'hui traduit par « Loi », était auparavant rendu par « Acte » en français.)[ Retour au texte ]
Renvoi relatif à la réforme du Sénat, [2014] 1 R.C.S. 704
Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, [2010] 3 R.C.S. 457
Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, [2004] 3 R.C.S. 698
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217
Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445
Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721
Reference re Regulation and Control of Radio Communication, [1931] S.C.R. 541
Reference re meaning of the word "Persons" in s. 24 of British North America Act, [1928] S.C.R. 276 (infirmé par le Comité judiciaire du Conseil privé [1929] UKPC 86, [1930] AC 124)
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