Le paragraphe 33(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) permet au Parlement ou à une assemblée législative provinciale d’adopter des mesures législatives dérogeant à certains droits et libertés, pour une période limitée, sujette à renouvellement. Une telle dérogation doit être prévue dans une loi et non dans un texte réglementaire, comme un règlement d’application, et elle doit être expresse et non implicite.
L’existence de la disposition de dérogation dans la Charte est source de controverse depuis son adoption. Cette disposition, considérée comme l'élément clé ayant convaincu les participants de la Conférence fédérale-provinciale des premiers ministres de novembre 1981 de s’entendre sur la Charte, suscite de nombreuses opinions divergentes, tant chez les constitutionnalistes qu’au sein de la classe politique.
On observe par ailleurs une recrudescence de l’utilisation de la disposition de dérogation depuis quelques années. Les recours récents à l’article 33 ont relancé le débat entourant la disposition de dérogation.
La présente étude expose la teneur de l’article 33, les étapes de son adoption en 1981 et l’usage prévu par ses rédacteurs, les parlementaires et d’autres intervenants. Elle décrit ensuite les circonstances dans lesquelles cette disposition a été invoquée. Enfin, elle présente un certain nombre d’arguments en faveur du recours à cet article et d’autres en opposition à un tel recours.
La disposition dite de dérogation 1, c’est-à-dire l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés 2 (appelée ci-après la Charte), soulève la controverse depuis qu’elle est apparue à l’issue de la Conférence fédérale-provinciale des premiers ministres de novembre 1981. Les divergences d’opinions se sont accentuées quand, le 15 décembre 1988, la Cour suprême du Canada a rendu ses arrêts dans les affaires Ford 3 et Devine 4 relatives aux dispositions sur la langue d’affichage de la loi 101 du Québec (Charte de la langue française), et après l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec de la loi 178 (Loi modifiant la Charte de la langue française). Cette loi renfermait une disposition de dérogation formulée sous le régime de l’article 33 de la Charte (pour la soustraire à l’application de l’alinéa 2b) [liberté d’expression] et de l’article 15 [droits à l’égalité] de la Charte).
Par ailleurs, on observe depuis quelques années une recrudescence de l’utilisation de la disposition de dérogation par certaines provinces, que des auteurs ont qualifiée de « renaissance 5 ». Les recours récents à l’article 33 ont relancé le débat entourant l’utilisation de la disposition de dérogation chez les constitutionnalistes et au sein de la classe politique, particulièrement lorsque son inclusion dans une loi est faite de manière préventive plutôt qu’en réponse à une décision judiciaire particulière.
La présente étude expose la teneur de l’article 33, les étapes de son adoption en 1981 et l’usage prévu par ses rédacteurs, les parlementaires et d’autres intervenants. Elle décrit ensuite les circonstances dans lesquelles cette disposition a été invoquée. Enfin, elle présente un certain nombre d’arguments en faveur du recours à cet article et d’autres en opposition à un tel recours.
Le paragraphe 33(1) de la Charte permet au Parlement ou à une assemblée législative provinciale d’adopter une loi dérogeant à l’article 2 de la Charte (qui concerne des droits fondamentaux comme les libertés d’expression, de conscience, d’association et de réunion pacifique) et aux articles 7 à 15 (qui traitent du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, du droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, du droit à la protection contre l’arrestation ou la détention arbitraires, d’un certain nombre d’autres garanties juridiques et du droit à l’égalité). La dérogation doit être prévue dans une loi et non dans un texte réglementaire, comme un règlement d’application, et elle doit être expresse et non implicite.
Aux termes du paragraphe 33(2) de la Charte, quand, dans une loi, le Parlement ou une assemblée législative provinciale invoque le paragraphe 33(1), les droits visés figurant dans la Charte ne sont pas garantis pour l’application de la loi en cause. En réalité, le principe de la suprématie parlementaire refait surface pour qu’il soit possible d’exercer ce pouvoir de dérogation dans le contexte législatif visé 6. Le paragraphe 33(3) de la Charte dispose que le pouvoir de dérogation peut être invoqué pour une période d’au plus cinq ans, après quoi il cesse d’avoir effet, à moins que le Parlement ou l’assemblée législative provinciale l’adopte à nouveau en vertu du paragraphe 33(4), pour une durée de cinq ans ou moins.
Le Parlement et les assemblées législatives provinciales ne peuvent cependant pas invoquer l’article 33 pour adopter des dispositions de dérogation à plusieurs droits énoncés dans la Charte : les droits démocratiques (art. 3 à 5), la liberté de circulation et d’établissement (art. 6), les droits linguistiques (art. 16 à 22), les droits à l’instruction dans la langue de la minorité (art. 23) et l’égalité des droits entre les sexes (art. 28). Sont également exclus du champ d’application de l’article 33 les articles 24 (recours en cas d’atteinte aux droits), 27 (maintien du patrimoine culturel) et 29 (écoles confessionnelles), ces dispositions ne garantissant, à proprement parler, aucun droit.
Par ailleurs, l’article premier garantit tous les droits énoncés dans la Charte sous réserve de limites raisonnables. Cette disposition, combinée à l’article 32 de la Charte (qui y assujettit le Parlement et les assemblées législatives) et à l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 7 (qui fait de la Constitution, dont la Charte fait partie, la loi suprême du Canada), consacre les droits et libertés contenus dans la Charte. L’article 33 de la Charte, et plus particulièrement le paragraphe 33(2), passe outre à la primauté de la Constitution pour redonner l’autorité suprême au Parlement ou à une assemblée législative dans certains cas particuliers. On peut donc constater que la Charte constitue un ensemble unique de droits et de libertés dont certains sont absolus, alors que d’autres sont garantis à moins qu’ils fassent l’objet d’une dérogation par le Parlement ou l’assemblée législative d’une province.
À l’époque du rapatriement de la Constitution, l’insertion d’une disposition de dérogation dans un texte constitutionnel consacré était un geste sans précédent et particulier au Canada, sans aucun équivalent dans les instruments internationaux visant à protéger les droits de la personne ou dans les déclarations sur les droits de la personne faites par les démocraties occidentales 8. Toutefois, on trouve des précédents législatifs canadiens à l’article 33 dans la Déclaration canadienne des droits 9, le Saskatchewan Human Rights Code 10, l’Alberta Bill of Rights 11 et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec 12. Chacun de ces textes précise que la déclaration, le code ou la charte a priorité sur toute loi incompatible, à moins qu’on invoque expressément la disposition de dérogation.
Comme les différents acteurs et observateurs du processus de rapatriement de la Constitution qui s’est déroulé de 1980 à 1982 ne s’entendent pas sur cette question, les origines de l’article 33 ne peuvent être retracées que dans leurs grandes lignes. Il est fort probable que tous les participants étaient bien au fait des dispositions de dérogation incluses dans les lois sur les droits de la personne aux niveaux fédéral et provincial. Il semble que c’est la Saskatchewan qui a lancé, à l’été 1980, l’idée d’une disposition de dérogation, au cours des délibérations du Comité fédéral-provincial permanent des ministres responsables des affaires constitutionnelles. Cette disposition était vue comme un compromis entre les partisans et les adversaires de l’inclusion d’une charte des droits dans la Constitution. Cependant, les deux camps avaient alors des divergences de vues trop marquées pour que le compromis proposé suffise à les rapprocher 13.
L’idée d’une disposition de dérogation a refait surface au cours de la Conférence fédérale-provinciale des premiers ministres qui s’est tenue du 8 au 13 septembre 1980, à Ottawa. Les 11 et 12 septembre, le gouvernement du Québec a distribué aux représentants des autres provinces un document de travail intitulé « Proposition de position commune des provinces », où l’on tentait de faire ressortir des points communs dans les positions de chacune des provinces sur un certain nombre de questions. Pour ce qui est d’une charte des droits, il proposait de protéger les droits fondamentaux et démocratiques et d’assujettir à une disposition de dérogation les garanties juridiques et les droits anti-discrimination. Cette proposition, surnommée « consensus du Château », n’a pourtant jamais fait l’unanimité des provinces et le Québec a fini par y renoncer 14.
Après l’échec de la Conférence fédérale-provinciale des premiers ministres de septembre 1980, le débat s’est poursuivi aux niveaux parlementaire, judiciaire et diplomatique. Enfin, le 28 septembre 1981, la Cour suprême du Canada a rendu ses décisions dans trois renvois constitutionnels qui lui avaient été soumis par les cours d’appel du Manitoba, de Terre-Neuve et du Québec. Elle a conclu que, strictement parlant, le gouvernement fédéral avait le droit de rapatrier unilatéralement la Constitution, mais que, par convention, il devait pour ce faire obtenir un certain appui des provinces; sans être unanime, cet appui devait lui venir de plus de deux provinces.
En conséquence, les responsables et les ministres fédéraux et provinciaux se sont rencontrés à maintes reprises en octobre 1981, pour préparer la Conférence fédérale provinciale des premiers ministres qui devait se tenir du 2 au 5 novembre 1981. L’Alberta, la Colombie Britannique et la Saskatchewan ont alors proposé, à différentes occasions et sous diverses formes, qu’on envisage la possibilité d’une disposition de dérogation.
Le 4 novembre 1981, alors que la Conférence semblait dans une impasse, le ministre fédéral de la Justice de l’époque, Jean Chrétien, et les procureurs généraux de l’Ontario et de la Saskatchewan, Roy McMurtry et Roy Romanow, ont alors proposé un compromis possible. Le texte de l’entente, complété durant la nuit et sans la participation du Québec, prévoyait entre autres l’incorporation dans la Constitution d’une charte des droits comportant une disposition de dérogation applicable aux libertés fondamentales, aux garanties juridiques et aux droits à l’égalité.
Selon Jean Chrétien, le gouvernement fédéral avait uniquement accepté à ce moment là la possibilité de passer outre aux garanties juridiques et aux droits à l’égalité. Cela dit, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau a finalement accepté de revenir sur cette position pour que la disposition de dérogation vise aussi les libertés fondamentales, mais à condition que la disposition dans son ensemble soit assujettie à une mesure de réexamen et de réadoption après cinq ans. Au cours de la séance publique du 5 novembre 1981, tous les gouvernements, à l’exception de celui du Québec, ont signé l’accord constitutionnel renfermant la disposition de dérogation 15.
L’histoire n’allait cependant pas se terminer là puisque l’article 33, tel qu’il était alors formulé, aurait permis de passer outre non seulement à l’article 15 sur les droits à l’égalité, mais aussi à l’article 28 garantissant l’égalité entre les hommes et les femmes. À la suite d’une vaste campagne de sensibilisation organisée dans tout le pays par des groupes féministes et des organismes de défense des droits de la personne, le gouvernement fédéral et les provinces ont décidé de supprimer de la disposition de dérogation toute mention de l’article 28 16.
Beaucoup de participants à la Conférence des premiers ministres, mais également des parlementaires et des commentateurs, ont spéculé à l’époque sur le bien-fondé de cette disposition de dérogation et de la manière dont elle serait utilisée.
Richard Hatfield, alors premier ministre du Nouveau-Brunswick, s’est exprimé en ces termes :
Je m’inquiète que des dispositions permettent de se soustraire à la Charte dans des domaines importants. Je tiens à vous promettre que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour inciter l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick à ne pas profiter de telles dispositions, étant donné que je suis convaincu que tous les Canadiens, où qu’ils résident, doivent jouir des mêmes droits 17.
G. W. J. Mercier, alors procureur général du Manitoba, a déclaré ce qui suit :
Les droits des Canadiens seront protégés, non seulement par la Constitution mais, plus encore, par la continuité du droit politique fondamental dont notre peuple a toujours joui : le droit d’avoir recours à l’autorité du Parlement et des assemblées législatives élues pour déterminer, définir, protéger, améliorer et étendre les droits et libertés dont jouissent les Canadiens 18.
Allan Blakeney, alors premier ministre de la Saskatchewan, a indiqué comment, selon lui, le Parlement et les assemblées législatives feraient usage de la disposition de dérogation :
La Charte des droits protège les intérêts des Canadiens et pourtant, dans plusieurs domaines essentiels, le Parlement et les assemblées législatives peuvent déroger à la décision d’un tribunal qui porterait atteinte aux institutions sociales fondamentales d’une province ou d’une région. Cela correspond parfaitement à l’argument que nous avons avancé selon lequel il est nécessaire de parvenir à un équilibre entre la protection des droits et l’existence de nos institutions, qui nous servent si bien depuis de nombreux siècles 19.
Peu après la Conférence des premiers ministres, Pierre Elliott Trudeau, alors premier ministre du Canada, a exprimé sa perspective relativement à la disposition de dérogation :
Je dois avouer franchement que je ne crains pas vraiment la disposition de dérogation. On peut en abuser comme de toute chose, mais il suffit de se reporter à la Déclaration canadienne des droits adoptée par Diefenbaker en 1960; elle comporte une disposition de dérogation qui n’a pas fait grand scandale. Je ne crois donc pas que la disposition de dérogation nuise beaucoup à la Charte 20.
Il a poursuivi en disant :
C’est un moyen pour les assemblées législatives fédérale et provinciales de garantir que ce sont les représentants élus du peuple plutôt que les tribunaux qui ont le dernier mot 21.
Roy McMurtry, qui a participé à la Conférence des premiers ministres à titre de procureur général de l’Ontario, a écrit ce qui suit :
Force est de constater que, dans le cas fort peu probable où les tribunaux rendraient une décision de toute évidence contraire à l’intérêt public, cette disposition permettrait de rétablir l’équilibre entre les législateurs et les tribunaux. Par contre, la responsabilité politique est la meilleure garantie contre tout mauvais usage de la disposition de dérogation par tout parlement dans l’avenir 22.
D’autres participants à la Conférence des premiers ministres de 1981 ont donné leur opinion. Thomas S. Axworthy a ainsi déclaré :
Ce n’est pas à la légère que l’on aura recours à la disposition de dérogation; la Déclaration canadienne des droits de 1960 comportait une disposition de dérogation semblable, qui n’a été invoquée qu’une seule fois en dix ans (en 1970, avec la Loi de 1970 concernant l’ordre public (mesures provisoires)), et les provinces ont aussi montré peu d’empressement à faire usage des dispositions de dérogation que contiennent les lois provinciales sur les droits de la personne 23.
Jean Chrétien, alors ministre de la Justice, s’est pour sa part exprimé en ces termes :
Le premier ministre et les premiers ministres provinciaux se sont entendus sur une soupape de sûreté qui ne sera probablement jamais utilisée, sauf dans les circonstances non controversées où le Parlement et les assemblées législatives pourront déroger à certains articles de la charte. La clause dérogatoire a pour but d’assurer suffisamment de souplesse pour que les assemblées législatives, plutôt que les juges, aient le dernier mot en ce qui a trait aux grandes questions d’intérêt public.
[...] Il est important de se rappeler que la notion de clause dérogatoire n’est pas nouvelle au Canada. L’expérience a démontré qu’on a rarement eu recours à cette clause. De plus, lorsqu’on y avait recours, elle n’était habituellement pas contestée.
[...] L’histoire du recours à la clause dérogatoire et le besoin de donner une soupape de sûreté pour corriger les situations absurdes sans devoir obtenir des modifications à la Constitution ont amené trois défenseurs des libertés civiles à favoriser l’insertion de la clause dérogatoire dans la charte des droits et libertés 24.
Différents commentateurs ont indiqué comment, à leur avis, le Parlement et les assemblées législatives auraient recours à l’article 33. Gérard V. La Forest, alors juge à la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick et plus tard juge à la Cour suprême du Canada, a fait, en 1983, les observations suivantes :
À mon avis, cette disposition sera rarement invoquée, parce qu’il est, politiquement parlant, très peu populaire de faire des déclarations à l’encontre de la Charte. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit au sujet de la Déclaration canadienne des droits et de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Je sais bien que le Québec a tenté de soustraire toutes ses lois à la Charte, mais cela s’est fait dans le contexte d’une situation politique transcendante qui ne porte pas fondamentalement sur des questions de droits de la personne 25.
Peter Hogg, professeur, a, quant à lui, déclaré :
Étant donné l’opposition politique que soulèverait sans doute l’exercice de ce pouvoir, on peut s’attendre à ce qu’il soit rarement invoqué.
[...] Cette nécessité d’une réadoption tous les cinq ans entraînera nécessairement un examen périodique de la dérogation à des moments où (dans certains cas au moins) le gouvernement aura pu changer. Cette disposition renforce les garanties politiques contre l’abus de ce pouvoir, garanties qui sont déjà fortes 26.
Enfin, voici les observations du professeur Paul C. Weiler :
C’est parce qu’il tenait suffisamment aux droits fondamentaux que le gouvernement canadien les a garantis dans la Constitution. Par conséquent, tout recours à la disposition de dérogation ne manquerait pas de susciter de nombreuses critiques politiques. Aucun gouvernement ne peut se permettre de prendre un tel risque à moins qu’il ne soit assuré de jouir d’un appui généralisé.
C’est aux juges canadiens de décider initialement si telle ou telle loi restreint un droit « dans les limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». L’avis des juges l’emportera presque immanquablement. Ce sont toutefois les assemblées législatives qui ont le dernier mot lorsque, ce qui se produit rarement, elles sont en désaccord avec les tribunaux et sont si convaincues de leur bon droit qu’elles prennent le risque politique de contester la force symbolique de la très populaire Charte. Ce mode d’action se justifie si l’on croit, comme moi, que dans les rares occasions où le tribunal déclare qu’une loi contrevient à la Charte et où le Parlement, sûr de l’appui général du public, l’adopte de nouveau, il est fort probable que les législateurs aient, sur le fond de la question, davantage raison que les juges 27.
Ces observations sur le recours attendu à l’article 33 ont plusieurs points en commun. On voyait dans la disposition de dérogation une soupape de sûreté à n’utiliser qu’en de rares occasions. On s’attendait à ce qu’elle soit utilisée seulement pour des questions non controversées. On prévoyait que l’article 33 ne serait invoqué que pour préserver les institutions sociales et politiques fondamentales.
On prévoyait également que les assemblées législatives n’auraient recours à cette disposition qu’avec l’appui général de l’opinion publique et pour sortir d’impasses créées par des décisions judiciaires inacceptables. Or depuis, on a relevé plusieurs cas de recours à l’article 33 qui n’avaient été prévus ni par les participants à la Conférence des premiers ministres de 1981 ni par les commentateurs, notamment l’usage systématique et de portée générale que l’Assemblée nationale du Québec a fait de la disposition de dérogation entre 1982 et 1985 ou encore le recours préventif à cette disposition par plusieurs assemblées législatives.
Les événements relatifs à la loi sur la langue d’affichage au Québec ont suscité un débat animé concernant l’article 33 de la Charte. Dans le cadre de l’accord constitutionnel de 1981, le gouvernement fédéral et toutes les provinces, à l’exception du Québec, se sont entendus sur la formule pour modifier la Constitution. Le gouvernement du Québec avait manifesté sa vive opposition à cette formule en incluant systématiquement une disposition de dérogation dans les textes législatifs proposés à l’Assemblée nationale de 1982 à 1985. Toute loi du Québec existant à l’entrée en vigueur de la Charte avait aussi été modifiée de manière à contenir également une disposition de dérogation.
Cette pratique systématique a été largement abandonnée après 1985, les gouvernements de la province n’ayant eu recours à l’article 33 que rarement. Le Québec a toutefois eu de nouveau recours à la disposition de dérogation après que la Cour suprême du Canada, dans les affaires Ford et Devine, relatives à la langue d’affichage, a jugé que l’interdiction pure et simple de l’emploi de langues autres que le français constituait une limite abusive à la liberté d’expression garantie par la Charte 28. Le gouvernement du Québec a alors modifié la législation sur la langue d’affichage de manière que l’affichage à l’extérieur des commerces demeure unilingue français, mais que soit permis l’affichage bilingue à l’intérieur. Afin d’éviter une nouvelle contestation judiciaire, dans le projet de loi visant à apporter cette modification, le législateur a invoqué le pouvoir de dérogation donné par l’article 33 et la disposition analogue que contient la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. C’était la première fois qu’on invoquait la disposition de dérogation pour réagir à une décision de la Cour suprême du Canada, plutôt que pour éviter une contestation judiciaire.
En 1993, quand la disposition de dérogation a atteint la fin de son cycle de vie de cinq ans, l’Assemblée nationale du Québec a levé l’interdiction de l’affichage unilingue anglophone et modifié la loi afin d’exiger seulement que le français y figure de façon « nettement prédominante 29 ». La loi modifiée n’a pas été protégée par une disposition de dérogation.
À l’extérieur du Québec, il semble qu’une disposition de dérogation n’ait été utilisée qu’à trois reprises avant 2018 30. La première fois a été dans le cas de la Loi sur l’aménagement du territoire du Yukon 31, sanctionnée en 1982, mais qui n’est jamais entrée en vigueur. Elle prévoyait, à l’article 39, que les dispositions relatives à la nomination des personnes devant siéger au sein du conseil d’aménagement du territoire (établi en vertu de l’art. 3 de la même loi) ou des comités d’aménagement du territoire (établis en vertu de l’art. 17) par le Conseil des Indiens du Yukon (maintenant le Conseil des Premières nations du Yukon) sont applicables malgré la Déclaration canadienne des droits et l’article 15 de la Charte.
La Saskatchewan a été la deuxième législature à utiliser une disposition de dérogation afin de protéger une loi de retour au travail 32 que la Cour d’appel de la Saskatchewan avait déjà jugé contraire à la liberté d’association garantie à l’alinéa 2d) de la Charte 33. Au moment où le gouvernement provincial a adopté la disposition de dérogation, il faisait appel de la décision de la Cour d’appel devant la Cour suprême du Canada. Cette dernière a plus tard accueilli l’appel, confirmant la validité de l’opinion du gouvernement provincial voulant que la loi de retour au travail ne contrevenait pas à la Charte 34. Par conséquent, le recours à la disposition de dérogation n’était plus nécessaire.
L’Assemblée législative de l’Alberta a été la troisième à avoir recours à une disposition de dérogation lorsqu’elle a adopté un projet de loi d’initiative parlementaire en mars 2000 afin de modifier la loi sur le mariage de cette province, de manière à définir le mariage comme étant exclusivement hétérosexuel; cette disposition visait à déroger à la Charte 35. Un arrêt ultérieur de la Cour suprême du Canada, rendu le 8 décembre 2004, a confirmé que le pouvoir de déterminer qui a la capacité juridique pour se marier relève de la seule compétence du Parlement fédéral 36. Le ministre de la Justice et procureur général de l’Alberta, Ron Stevens, a réagi à cette décision en déclarant que la province n’invoquerait pas la disposition de dérogation pour conserver la définition traditionnelle du mariage en Alberta si le gouvernement fédéral adoptait une loi codifiant le mariage entre personnes du même sexe. Au sujet de la décision de la Cour suprême, voici ce qu’il a entre autres déclaré :
Ce que cela signifie, c’est que le gouvernement fédéral a maintenant toute la latitude voulue pour faire adopter par le Parlement une loi uniforme permettant les mariages entre conjoints de même sexe. L’Alberta ne peut invoquer la disposition dérogatoire vis à vis de la loi fédérale. Puisque le tribunal a statué que la compétence relative au mariage entre personnes de même sexe relève du gouvernement fédéral, seul le gouvernement fédéral peut invoquer la disposition dérogatoire pour maintenir la définition traditionnelle du mariage. Nous croyons comprendre qu’il est probable que le gouvernement fédéral présentera un projet de loi qui définira le mariage comme l’union de deux personnes 37.
Par la suite, en juillet 2005, le Parlement a adopté la Loi sur le mariage civil 38, qui, pour la première fois, codifie une définition du mariage dans le droit canadien et élargit le sens traditionnellement accordé au mariage civil en tant qu’institution exclusivement hétérosexuelle. Cette loi établit que le « mariage est, sur le plan civil, l’union légitime de deux personnes à l’exclusion de toute autre personne », et elle étend donc le sens de « mariage », sur le plan civil, aux conjoints de même sexe. Elle précise entre autres, dans son préambule, que « l’engagement du Parlement du Canada à protéger le droit à l’égalité sans discrimination l’empêche de recourir à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés pour priver les couples de même sexe du droit à l’égalité d’accès au mariage civil ».
L’année 2018 a marqué le début d’une certaine accélération dans la fréquence d’invocation de la disposition de dérogation. Ainsi, on recense au moins cinq dérogations incluses dans des lois provinciales ayant été adoptées depuis cette date. Plusieurs invocations ont par ailleurs été évitées de justesse pendant cette période.
En 2018, l’Assemblée législative de la Saskatchewan a invoqué l’article 33 dans sa Loi sur la protection du choix d’école 39. Cette loi constituait une réponse à une décision judiciaire portant sur le financement de la scolarisation des élèves non catholiques dans les écoles catholiques, décision qui a depuis été renversée par la Cour d’appel de la province 40. Étant donné la décision de la Cour d’appel, la dérogation en question n’est jamais entrée en vigueur, bien que le projet de loi ait obtenu la sanction royale.
En 2023, l’Assemblée législative de la Saskatchewan a invoqué la disposition de dérogation une nouvelle fois dans le cadre de l’adoption de la Loi modificative de 2023 sur l’éducation (Déclaration des droits des parents) 41.
Pour sa part, l’Assemblée nationale du Québec a invoqué l’article 33 à deux reprises depuis 2018 : une dérogation aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte dans sa Loi sur la laïcité, adoptée en 2019, ainsi qu’une dérogation aux mêmes articles dans la Loi sur la langue officielle et commune au Québec, le français, adoptée en 2022 42. La dérogation prévue dans la Loi sur la laïcité a été renouvelée à la suite de l’entrée en vigueur, en juin 2024, de la Loi permettant au Parlement du Québec de préserver le principe de la souveraineté parlementaire à l’égard de la Loi sur la laïcité de l’État 43, étendant ainsi la validité de la dérogation à une seconde période de cinq ans.
L’Assemblée législative de l’Ontario, elle, a invoqué l’article 33 pour la première fois en 2021, dans le cadre de l’adoption du projet de loi 307, Loi de 2021 visant à protéger les élections et à défendre la démocratie 44, qui prévoyait une dérogation aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte. La validité constitutionnelle du projet de loi a toutefois été contestée par la Working Families Coalition et, le 6 mars 2023, la Cour d’appel de l’Ontario a invalidé le projet de loi 307 au motif qu’il portait atteinte au droit de vote garanti par l’article 3 de la Charte 45. Dans la même décision, la Cour d’appel de l’Ontario a aussi déterminé que le gouvernement de l’Ontario avait bien invoqué la disposition de dérogation. Toutefois, comme il a déjà été mentionné, cette disposition ne s’applique pas à l’article 3 de la Charte. La Cour d’appel de l’Ontario a suspendu la prise d’effet de son jugement pendant 12 mois afin de donner le temps au gouvernement de l’Ontario de préparer un nouveau projet de loi respectant la Charte.
L’Assemblée législative de l’Ontario a également adopté en 2022 la Loi de 2022 visant à garder les élèves en classe, qui prévoyait une dérogation aux articles 2, 7 et 15 de la Charte 46. Cette loi a cependant rapidement été abrogée peu après son adoption, et est réputée n’être jamais entrée en vigueur 47.
Toujours en Ontario, le projet de loi 31, Loi de 2018 pour des administrations locales efficaces, comprenait lui aussi une invocation de l’article 33. Cependant, ce projet de loi n’a jamais passé l’étape de la deuxième lecture 48.
Enfin, si le projet de loi 11, Loi concernant la preuve d’immunisation, déposé devant l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick en 2019, avait été adopté sous sa forme d’origine, ce projet de loi aurait pu constituer la première invocation de la disposition de dérogation par la province. Cependant, le projet de loi a été rejeté en troisième lecture 49.
Des arguments ont été avancés tant pour autoriser les assemblées législatives à passer outre aux droits et libertés garantis par la Constitution que pour s’opposer à une telle autorisation. Les défenseurs du pouvoir de dérogation conféré par l’article 33 ne le jugent pas incompatible avec les droits et libertés garantis par la Charte et estiment qu’il fournit au pouvoir législatif élu un moyen par lequel il peut, dans des cas exceptionnels, prendre d’importantes décisions de nature politique et les soustraire à l’examen du pouvoir judiciaire, qui lui n’est pas élu. Ils soutiennent que les droits de la personne ne sont pas gravement menacés, car une limite de cinq ans est imposée à l’exercice de tout pouvoir de dérogation. Ils affirment que toute disposition de dérogation fera l’objet d’un débat public au moment de son adoption et de sa réadoption. Ils ajoutent aussi que seuls certains droits, et non pas tous, peuvent être visés par une telle disposition.
De plus, pour les défenseurs de l’article 33, bien qu’il soit utile et, il va sans dire, très avantageux, que les tribunaux contribuent à la définition des droits et libertés dont les Canadiens devraient jouir, il n’est pas approprié qu’ils agissent en tant que législateurs. Aux yeux de ces personnes, octroyer un plus grand rôle « politique » aux tribunaux est controversé étant donné qu’ils n’ont pas de comptes à rendre aux électeurs. Sans compter qu’un rôle dans l’élaboration de la politique compromettrait l’indépendance et l’impartialité des tribunaux et précipiterait leur politisation.
On peut donc dire qu’en laissant aux élus du peuple le soin de prendre les décisions politiques finales, la disposition de dérogation freine la politisation des tribunaux. Aux États Unis, les juges interprètent et appliquent une Constitution qui ne renferme aucune disposition semblable à l’article 33 de la Charte; le caractère définitif de leurs décisions s’en trouve accru et les enjeux des litiges constitutionnels sont donc plus importants. Il s’ensuit que la nomination des juges, ceux de la Cour suprême en particulier, repose sur des critères largement politiques. On le reconnaît d’ailleurs ouvertement, et le pouvoir du président de nommer les juges des cours fédérales a fait de la composition de ces tribunaux une question qui revient régulièrement sur le tapis pendant les campagnes électorales présidentielles.
L’argument de la « soupape de sûreté » ou des « décisions inattendues » est étroitement lié à l’opinion selon laquelle ce sont les législateurs, et non les juges, qui doivent avoir le dernier mot dans les questions d’intérêt public. Autrement dit, il importe d’avoir une disposition de dérogation quand une décision judiciaire relative aux garanties données dans la Charte risque de menacer d’importantes valeurs ou d’importants objectifs sociétaux. Qui plus est, comme on se réfère souvent aux droits et libertés reconnus dans la Charte et qu’ils peuvent donner lieu à diverses interprétations, il peut arriver que les tribunaux rendent des jugements que les législateurs n’avaient pas prévus.
En bref, on justifie généralement l’existence de l’article 33 en soutenant qu’il préserve le principe de la suprématie parlementaire. L’article 33 permet aussi au Parlement ou à une assemblée législative provinciale de remédier à une interprétation judiciaire de la Charte qui lui semble malheureuse ou erronée.
En 1989, on a demandé à différents constitutionnalistes de renom si l’article 33 était une menace pour les droits fondamentaux des Canadiens et s’il fallait l’abroger. Wayne MacKay, professeur à la faculté de droit de l’Université Dalhousie, s’est dit en faveur du maintien de la disposition :
La disposition de dérogation doit demeurer, du moins pour l’instant. Elle permet d’ouvrir un débat pour déterminer quels droits sont fondamentaux pour la société canadienne et lesquels devraient primer quand des droits se révèlent incompatibles. Dans une démocratie imprégnée par la tradition de la suprématie parlementaire, le dernier mot doit revenir aux législateurs élus.
Mais l’intérêt que présente l’inclusion de droits dans une charte n’est il pas justement de protéger ces droits en confiant l’arbitrage final à des tribunaux plutôt qu’à des assemblées législatives? C’est un fait, et malgré la disposition de dérogation, c’est ce qui s’est passé et continuera de se passer, à quelques exceptions près 50.
Wayne MacKay ajoute que tant que le pouvoir de dérogation ne sera pas exercé abusivement au moyen d’une « mesure quelconque contrariant les aspirations légitimes d’un groupe vraiment démuni ou marginalisé », il convient de donner aux législateurs le bénéfice du doute et de se fier à la Constitution 51.
François Chevrette, professeur à la faculté de droit de l’Université de Montréal, est également favorable au maintien de la disposition de dérogation, même s’il s’est opposé à l’utilisation que le Québec a faite de l’article 33 récemment. Il souligne que l’équilibre entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire au Canada est très délicat, contrairement aux États-Unis où il n’existe pas de tradition de suprématie parlementaire. Il indique que le pouvoir politique au Canada peut passer outre à une décision judiciaire relative à une question importante et délicate et que l’occasion s’offre alors d’ouvrir un débat national. Selon M. Chevrette, les gens réfléchissent à la question et les personnalités politiques peuvent changer d’opinion quand vient le temps d’adopter de nouveau une disposition de dérogation 52.
Ceux qui s’opposent à l’article 33 le jugent incompatible avec l’inclusion des droits et des libertés dans la loi constitutionnelle. Pour employer l’expression de l’ancien ministre québécois Clifford Lincoln, qui a démissionné pour protester contre la modification de la loi sur la langue d’affichage, « les droits demeurent toujours des droits ». À son avis, les droits et libertés garantis par la Charte peuvent faire l’objet d’une interprétation par les tribunaux, mais ils doivent être protégés contre des abus éventuels du pouvoir législatif.
Toujours selon certains détracteurs de la disposition, c’est lorsque la majorité de la population approuve la limitation ou la suppression des droits d’une minorité, ou tout au moins qu’elle ne s’y oppose pas, qu’il faut disposer de protections constitutionnelles. De plus, la Charte ne consacre pas des droits et des libertés absolus qu’il faut respecter à la lettre : son article premier dispose que les droits et libertés qui y sont énoncés peuvent être restreints par une règle de droit, « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». L’article premier devrait ainsi donner aux tribunaux suffisamment de latitude pour tenir compte des objectifs législatifs qui enfreignent un droit ou une liberté garantis.
D’autres opposants à la disposition de dérogation affirment que celle-ci crée une hiérarchisation des droits étant donné que le pouvoir de dérogation d’une assemblée législative ne concerne que les libertés fondamentales, les garanties juridiques et les droits à l’égalité. Cela pourrait notamment miner l’importance des droits pouvant faire l’objet d’une dérogation aux yeux du public ou des décideurs. Certains auteurs notent par ailleurs que la sélection des droits pouvant ou non faire l’objet d’une dérogation se défend difficilement 53.
D’autres ont invoqué que les droits et libertés couverts par l’article 33 sont si importants qu’il y a lieu de s’interroger sur la nature de la liberté lorsque ces droits et libertés sont retranchés 54. Morris Manning, constitutionnaliste, a exprimé la chose de la façon suivante :
Si notre liberté d’opinion ou de religion peut être supprimée par l’effet d’une loi qui s’applique indépendamment de la Charte, si notre droit à la vie ou notre liberté peut être supprimé sans égard aux principes de justice fondamentale, quelle liberté nous reste-t-il? 55
Certains ont aussi soutenu que la seule présence de la disposition de dérogation pouvait inciter les gouvernements à y recourir plutôt que d’invoquer l’article premier de la Charte. Dans une résolution adoptée à son assemblée générale annuelle de 1984 à Winnipeg, l’Association du Barreau canadien a conclu que le pouvoir législatif était amplement protégé par l’article premier de la Charte 56 et a par conséquent recommandé l’abrogation de l’article 33. L’Association a estimé que si cet article n’était pas abrogé, des directives devraient tout au moins régir l’exercice du pouvoir de dérogation 57.
Des observateurs craignent en outre qu’on invoque la disposition de dérogation dans des cas où des droits et libertés devraient justement être protégés. En 1985, Herbert Marx, alors porte-parole de l’opposition libérale au Québec en matière de justice, a affirmé que le danger que représente la disposition de dérogation serait exposé au moment où un besoin de protection se ferait sentir et qu’on constaterait à ce moment-là que la protection n’existe pas. Pour défendre sa thèse, M. Marx a rappelé que pendant les événements d’octobre 1970, le gouvernement fédéral avait suspendu l’application de la Déclaration canadienne des droits (qui contenait un article de dérogation) et qu’il avait adopté la Loi de 1970 concernant l’ordre public (mesures provisoires) 58.
Le sénateur et expert parlementaire Eugene Forsey a, pour sa part, dénoncé l’article 33 en ces termes :
La disposition de dérogation est un poignard planté dans le cœur de nos libertés fondamentales, et il faut l’abolir. Bien qu’elle ne concerne pas toute la Charte des droits, elle vise un très grand nombre de droits et libertés qui sont par ailleurs garantis […]
Manifestement, cet article confère aux législateurs fédéraux et à ceux des provinces de très vastes pouvoirs qui leur permettent de faire ce que bon leur semble pour limiter ou nier ces droits et libertés. La Charte n’aurait pas protégé les Canadiens d’origine japonaise qui ont été internés de force pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle ne protégera pas non plus quiconque défend aujourd’hui une cause impopulaire.
Peut-être qu’aucune assemblée législative n’invoquera à nouveau la disposition de dérogation. Mais elle existe. Et si ce poignard est dégainé, les tribunaux seront tout aussi incapables de protéger nos droits qu’ils l’étaient avant l’adoption de la Charte des droits 59.
En 2016, le professeur Adam Dodek a écrit que le processus à l’origine de l’insertion de la disposition de dérogation dans la Charte « manquait de légitimité démocratique » et avait contribué à faire de l’article 33 la « bête noire de la politique constitutionnelle canadienne 60 ».
Un courant de pensée rejette par ailleurs une utilisation préventive de la disposition de dérogation. Les défenseurs de cette thèse plaident que la disposition de dérogation devrait être réservée à un usage réactif en réponse à une décision judiciaire, afin que les législatures puissent conserver le « dernier mot » par rapport aux tribunaux. Un usage péremptoire ou préventif cherchant à prévenir la contestation judiciaire future d’une loi serait, aux yeux des détracteurs de cette forme d’invocation, illégitime ou encore antidémocratique. À cet égard, les auteurs Guillaume Rousseau et François Côté, de l’Université de Sherbrooke, dénotent une approche distincte au Québec concernant l’utilisation préventive de la disposition de dérogation. Ils affirment :
La question du recours préemptif [à la disposition de dérogation] prête à controverse dans la doctrine anglo-canadienne, mais elle semble mieux acceptée au Québec 61.
Le recours à la disposition de dérogation a d’ailleurs fait l’objet d’un vote à la Chambre des communes en février 2023. La motion, qui a été rejetée, affirmait « qu’il revient au Québec et aux provinces de décider seuls de l’utilisation de la disposition de dérogation 62 ». Les débats entourant cette motion ont évoqué le caractère légitime ou non d’une utilisation préventive de la disposition 63.
En résumé, l’ajout de la disposition de dérogation à la Charte était et demeure controversé. Il ne fait aucun doute que les opinions divergentes au sujet de cette disposition continueront d’alimenter les débats lors des années à venir.
Dale Gibson, The Law of the Charter General Principles, 1986, p. 125. Depuis 1982, au moins deux autres pays ont adopté des dispositions semblables à l’art. 33 de la Charte. En Israël, la Basic Law: Freedom of Occupation (1994) contient une disposition de dérogation (art. 8), qui permet à la Knesset (Parlement d’Israël) d’adopter une disposition qui contrevient à la liberté de profession,
si elle a été incluse dans une loi adoptée par la majorité des membres de la Knesset, qui stipule expressément qu’elle prend effet par dérogation aux dispositions de la présente Loi fondamentale; une telle loi expire quatre ans après son entrée en vigueur à moins qu’elle ne prévoie une durée plus courte [traduction].
Voir Israël, Basic Law: Freedom of Occupation (41 Ko, 2 pages), 1994. En Australie, l’art. 31 de la Charter of Human Rights and Responsibilities Act 2006 de l’État de Victoria permet à son Parlement de déclarer, dans des « circonstances exceptionnelles », qu’une loi s’appliquera en dépit de son incompatibilité avec les droits garantis. Voir Australie, État de Victoria, Charter of Human Rights and Responsibilities Act 2006, art. 31.
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