Dans l’arrêt R. c. Sparrow 1, la Cour suprême du Canada s’est penchée pour la première fois sur la portée du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 2, qui reconnaît et confirme les droits ancestraux ou issus de traités des peuples autochtones du Canada 3. Fondamentalement, après avoir dit clairement que les droits reconnus et confirmés à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne sont pas absolus, la Cour suprême a énoncé le critère qui permet à la Couronne de justifier une mesure législative qui porterait atteinte à des droits ancestraux. En 1996, dans une série de trois décisions portant sur les droits de pêche commerciale (R. c. Van der Peet 4, R. c. N.T.C. Smokehouse Ltd. 5 et R. c. Gladstone 6), la Cour suprême a jeté de nouveaux fondements sur la manière de définir les droits ancestraux. Elle a conclu qu’il fallait interpréter l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 en fonction de l’objet qu’il vise, c’est‑à‑dire en précisant les intérêts qu’il est censé protéger. Or, pour définir un droit ancestral, il faut d’abord déterminer quelles pratiques, traditions et coutumes existaient et étaient fondamentales pour les sociétés autochtones d’Amérique du Nord avant leur contact avec les Européens; pour avoir qualité de droit ancestral, une pratique, tradition ou coutume doit également faire partie intégrante de la culture distinctive des peuples autochtones. La Cour suprême a rappelé que l’article 35 n’avait pas créé les principes de droit applicables aux droits ancestraux, insistant sur le fait que ceux‑ci existaient déjà en common law. La Couronne ne peut plus abolir des droits ancestraux; elle ne peut que les réglementer ou y porter atteinte à condition que ce soit justifié en vertu du critère énoncé dans l’arrêt Sparrow.
Sont résumés ci‑après les affaires susmentionnées, ainsi que les arrêts de la Cour suprême dans R. c. Marshall 7, qui concerne le droit issu d’un traité de pratiquer la pêche commerciale sur une petite échelle, et dans Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général) 8, qui porte sur l’évolution du commerce précontact des produits de la pêche.
Ronald Sparrow, membre de la bande de Musqueam de Colombie‑Britannique, avait été accusé d’avoir pêché avec un filet plus long que celui autorisé par son permis de pêche de subsistance, en contravention à la Loi sur les pêches. M. Sparrow ;n’a pas contesté les faits, soutenant au contraire, pour sa défense, qu’il exerçait un droit ancestral existant, à savoir le droit de pêcher, et que ce droit était protégé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Tout en concédant que les membres de la bande de Musqueam, y compris M. Sparrow, avaient le droit ancestral de pêcher, notamment à des fins alimentaires, sociales et rituelles, la Cour suprême du Canada a ordonné que certaines questions constitutionnelles soient renvoyées à la juridiction de première instance et a fixé les critères dont le juge de première instance devait tenir compte pour les trancher. Elle a clairement laissé entendre que le gouvernement devait entamer des négociations avec les peuples autochtones au sujet de la gestion des pêches afin d’éviter d’autres litiges.
L’arrêt Sparrow a permis d’établir certains principes généraux. Premièrement, la Cour suprême a établi que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne s’applique qu’aux droits existants au moment de son entrée en vigueur. Autrement dit, le mot « existants » signifie « non éteints en 1982 » 9. Elle a toutefois précisé que la façon dont les droits ont été réglementés jusqu’alors n’en détermine pas la portée, ajoutant qu’il convient plutôt de faire une interprétation souple de l’expression « droits ancestraux existants », afin de permettre à ces droits d’évoluer avec le temps. La Cour a rejeté catégoriquement la théorie des « droits figés ». Elle a souligné par ailleurs qu’il y avait lieu de faire une interprétation généreuse et libérale de l’article 35 en fonction de ses objectifs 10.
Comme il est indiqué précédemment, la Cour suprême a conclu que les membres de la bande de Musqueam avaient le droit ancestral de pêcher, notamment à des fins alimentaires, sociales et rituelles. Elle a conclu également que la Couronne avait été incapable de démontrer que ce droit avait été éteint par les règlements pris en vertu de la Loi sur les pêches. Lorsqu’elle veut éteindre un droit ancestral, la Couronne doit manifester une intention claire et expresse de le faire. La Cour suprême a constaté que ni la Loi sur les pêches ni ses règlements d’application ne faisaient état d’une telle intention d’éteindre un droit ancestral protégé par la Constitution. Le fait que le ministère des Pêches et des Océans ait délivré, à sa discrétion, des permis à des personnes n’équivaut qu’à une intention de gérer les pêches et non pas à une tentative de définir les droits de pêche ancestraux.
La Cour suprême a estimé que si une mesure législative restreint l’exercice d’un droit ancestral existant, il y a, à première vue, violation de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Pour déterminer s’il y a effectivement violation, il faut répondre aux trois questions suivantes :
Une fois la violation établie, il convient de déterminer si elle était justifiée 12. Après avoir déclaré que les critères de justification (de l’arrêt Oakes 13) énoncés en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ne s’appliquent pas aux droits ancestraux, la Cour suprême a néanmoins utilisé un critère comparable, qui exige de vérifier, d’abord, l’existence d’un objectif législatif régulier (par exemple, un règlement a un objectif législatif régulier s’il vise à assurer la gestion et la conservation d’une richesse naturelle) et, ensuite, l’obligation de fiduciaire du gouvernement fédéral envers les peuples autochtones, un élément essentiel de la répartition des ressources. D’après la Cour suprême, il faut établir des lignes directrices pour régler les problèmes de répartition des ressources qui se poseront certainement un jour. La Cour a fait remarquer que la pêche pratiquée par les peuples autochtones pour assurer leur subsistance devait avoir priorité, après application des mesures de conservation des ressources requises.
La Cour suprême a refusé de dresser une liste exhaustive des facteurs qui devaient servir à la justification, mais elle a énoncé plusieurs éléments que les juges devaient prendre en considération, notamment :
En résumé, l’arrêt Sparrow oblige les tribunaux à répondre à trois grandes questions :
La Cour suprême a fait remarquer que les peuples autochtones ont le fardeau de prouver l’existence de leurs droits et la violation de ceux‑ci. La Couronne, en revanche, a celui de démontrer que l’atteinte à ces droits est justifiée; elle doit donc établir que les mesures législatives sont à la fois valides et justifiées. La Cour suprême a laissé entendre que le gouvernement devait, en raison de son obligation de fiduciaire envers les peuples autochtones, restreindre l’exercice de son pouvoir législatif. Elle a aussi précisé que l’issue du litige dépendait entièrement des faits de l’espèce. Cela signifie essentiellement que les droits ancestraux seront établis au cas par cas.
Dans l’arrêt Sparrow, la Cour suprême a refusé de se pencher sur la question du droit ancestral de pêcher à des fins commerciales, puisque le sujet n’avait pas dûment été traité par les parties devant les instances inférieures. Elle a préféré limiter son analyse au droit constitutionnel des Musqueam de pêcher à des fins alimentaires, sociales et rituelles. Cela ne veut pas dire que la Cour suprême a exclu la possibilité qu’un groupe autochtone puisse un jour prétendre, avec raison, à un droit ancestral de pêcher à des fins commerciales. Au contraire, elle a laissé entendre que cela pourrait éventuellement faire l’objet d’un litige.
En 1996, la Cour suprême a été de nouveau saisie de l’épineuse question de savoir si les peuples autochtones ont un droit ancestral, protégé par la Constitution, de vendre du poisson (série des trois arrêts Van der Peet, Gladstone et Smokehouse). Cette fois, elle n’a pas hésité à examiner la question en profondeur.
Dorothy Van der Peet, membre de la nation Sto:lo, a été accusée d’avoir vendu illégalement du poisson pris en conformité avec un permis de pêche de subsistance des Indiens, contrairement au règlement sur les pêches. Comme dans d’autres cas de contestation constitutionnelle, Mme Van der Peet n’a pas nié les faits, mais elle a soutenu, pour sa défense, que la réglementation était invalide parce qu’elle portait atteinte à son droit ancestral de vendre du poisson. Le juge de première instance ayant statué que le droit ancestral des Sto:lo de pêcher à des fins alimentaires et rituelles ne comprenait pas le droit de vendre le poisson, il a déclaré Mme Van der Peet coupable. La Cour suprême du Canada, à la majorité, a confirmé la condamnation. En somme, la majorité des juges a conclu que les droits ancestraux des Sto:lo n’incluaient pas le droit d’échanger le poisson contre de l’argent ou d’autres biens. Les juges McLachlin et L’Heureux-Dubé ont toutes deux rendu un jugement dissident dans lequel elles arrivaient à la conclusion opposée, reconnaissant que les Sto:lo avaient conservé le droit ancestral de vendre, d’échanger ou de troquer le poisson pour assurer leur subsistance.
Dans ses motifs, la majorité a réitéré les principes généraux applicables aux rapports juridiques entre la Couronne et les peuples autochtones. Étant donné l’obligation de fiduciaire qu’a la Couronne envers les peuples autochtones, la Cour suprême a rappelé que le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 doit faire l’objet d’une interprétation généreuse et libérale. Tous les doutes ou ambiguïtés concernant la portée et la définition des droits visés par le paragraphe 35(1) doivent, à son avis, être résolus en faveur des peuples autochtones. Les juges de la Cour suprême ont ensuite conclu à la majorité que le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 a pour objet de reconnaître que les peuples autochtones vivaient déjà en Amérique du Nord avant l’arrivée des Européens. La majorité des juges a énoncé le critère suivant qui aidera à définir les droits ancestraux : pour constituer un droit ancestral, une activité doit être un élément d’une pratique, d’une coutume ou d’une tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone qui revendique le droit en question 15. La majorité des juges a précisé, en outre, que les pratiques, coutumes et traditions qui constituent des droits ancestraux sont celles qui marquent la continuité avec les traditions, coutumes et pratiques qui existaient avant l’arrivée des Européens en Amérique du Nord 16. Il a toutefois été souligné que les pratiques, coutumes et traditions datant d’avant le contact avec les Européens et qui ont évolué et adopté des formes modernes, peuvent néanmoins constituer des droits ancestraux protégés par la Constitution.
La majorité a fait ressortir plusieurs facteurs que les tribunaux doivent prendre en considération pour évaluer les droits ancestraux, notamment :
La majorité des juges de la Cour suprême a également indiqué que les tribunaux doivent faire preuve de souplesse dans l’application des règles de preuve, étant donné la nature particulière des revendications des peuples autochtones 22. Elle a reconnu ainsi le fait que l’histoire des peuples autochtones s’est transmise oralement de génération en génération. Par conséquent, la seule « preuve » des traditions, pratiques et coutumes passées peut se présenter sous forme de récits oraux des anciens. De plus, la Cour a souligné que les revendications de droits ancestraux doivent être tranchées non pas de manière générale, mais en fonction de l’espèce. Autrement dit, l’existence d’un droit ancestral dépendra entièrement des traditions, coutumes et pratiques particulières à la collectivité autochtone qui revendique ce droit.
À la lumière de ces principes directeurs, la Cour a jugé à la majorité qu’elle devait s’en remettre aux conclusions de fait du juge de première instance, puisque celui‑ci n’avait commis aucune erreur manifeste ou dominante. Elle a donc accepté sa conclusion selon laquelle l’appelante n’avait pas réussi à démontrer que l’échange de poisson contre de l’argent ou d’autres biens faisait partie intégrante de la culture Sto:lo distinctive qui existait avant le contact avec les Européens.
Dans cette affaire, une entreprise de transformation d’aliments avait été déclarée coupable d’avoir acheté et vendu du poisson pris sans permis de pêche commerciale. L’entreprise avait acheté illégalement du poisson pris en vertu d’un permis de pêche de subsistance des Indiens. Elle n’a pas contesté les faits, mais a invoqué la Constitution, pour sa défense, soutenant que le règlement sur les pêches portait atteinte aux droits ancestraux des peuples Tseshaht (anciennement appelés les peuples Sheshaht) et Hupacasath (anciennement appelés les peuples Opetchesaht) à qui elle avait acheté le poisson. Là encore, la Cour suprême était partagée : une majorité des juges a confirmé la condamnation, tandis que les juges McLachlin et L’Heureux‑Dubé auraient accueilli l’appel.
La majorité des juges a appliqué le critère énoncé antérieurement dans l’arrêt Van der Peet. Au départ, la Cour a décidé d’examiner le droit revendiqué en l’espèce comme s’il autorisait la pêche commerciale étant donné les quantités considérables de poisson pêchées et vendues. La Cour a conclu toutefois que l’existence d’un droit ancestral de pêcher du poisson commercialement est bien plus difficile à démontrer que la revendication d’un droit ancestral d’échanger du poisson contre de l’argent ou d’autres biens : pour établir le premier droit, le groupe doit, selon elle, prouver que l’échange de poisson contre de l’argent ou d’autres biens, sur une échelle commerciale, faisait partie intégrante de la culture distinctive des peuples Tseshaht et Hupacasath 23. Ce fardeau de preuve étant particulièrement lourd, la majorité des juges a décidé qu’il fallait plutôt examiner l’affaire au titre de la revendication du droit d’échanger du poisson contre de l’argent ou d’autres biens. Si l’entreprise appelante avait réussi à faire reconnaître ce droit, la Cour aurait alors examiné la revendication du droit de pêcher commercialement. Cette seconde étape de l’analyse n’a cependant jamais été amorcée puisque l’appelante n’a pas réussi à convaincre la majorité des juges que les peuples Tseshaht et Hupacasath avaient le droit d’échanger du poisson contre de l’argent.
Cette fois encore, à la majorité, la Cour a confirmé les conclusions du juge de première instance, à savoir que les échanges de poisson étant « plutôt rares » et « accessoires » aux potlatchs et autres cérémonies, ils ne constituaient pas un droit ancestral de vendre du poisson. Elle n’a trouvé aucune raison impérieuse de modifier les conclusions de fait du juge de première instance, selon lesquelles l’échange de poisson contre de l’argent ou d’autres biens ne faisait pas partie intégrante des cultures distinctives des peuples Tseshaht et Hupacasath 24.
L’arrêt Gladstone illustre nettement le fait que la reconnaissance du droit ancestral se résume aux conclusions de fait tirées par le juge de première instance qui a apprécié la preuve. La Cour suprême était saisie de la question de savoir si le paragraphe 20(3) du Règlement de pêche du hareng du Pacifique, interdisant la vente de rogue de hareng sur varech sans le permis approprié, est invalide, puisqu’il viole les droits ancestraux des appelants. La majorité des juges (dont les juges McLachlin et L’Heureux‑Dubé, qui ont rédigé des motifs souscrivant à la décision de la majorité) a reconnu et confirmé les conclusions du juge de première instance, selon lesquelles les échanges commerciaux de rogue de hareng sur varech faisaient partie intégrante de la culture distinctive du peuple Heiltsuk avant le contact avec les Européens 25. La preuve présentée en première instance a permis d’établir que ces échanges n’étaient pas une activité accessoire du peuple Heiltsuk, mais bien une caractéristique fondamentale et déterminante de cette société 26. La majorité a statué que les régimes réglementaires contestés (actuels et passés) n’exprimaient pas une intention claire et expresse, de la part de la Couronne, d’éteindre les droits ancestraux des Heiltsuk de pêcher à des fins commerciales 27. Le ministère public a selon elle démontré uniquement son intention de contrôler la pêche. La majorité des juges de la Cour suprême a également conclu que le régime de réglementation contesté enfreignait les droits des appelants et constituait, à première vue, une atteinte aux droits ancestraux 28. À son avis, la preuve était insuffisante pour lui permettre de déterminer si une telle atteinte était justifiée. Cette question a donc été renvoyée à la juridiction de première instance, chargée de trancher.
La décision unanime de la Cour suprême rendue en 2011 dans l’affaire Lax Kw’alaams a permis de clarifier le rôle des tribunaux en caractérisant le droit ancestral de pêcher que revendiquent les peuples autochtones 29.
Dans l’arrêt Lax Kw’alaams, les appelants, plusieurs Premières Nations des Tsimshians dont les territoires traditionnels se trouvent le long de la côte nord‑ouest de la Colombie‑Britannique, revendiquent le droit ancestral de récolte et de vente commerciales de toutes les espèces de poisson vivant dans leurs eaux traditionnelles. Selon les données historiques, avant le contact avec les Européens, les Premières Nations de la région pêchaient toutes sortes d’espèces, mais ne faisaient le commerce que de la graisse extraite de l’eulakane, laquelle servait à conserver les denrées périssables et ainsi qu’à fabriquer des chandelles. D’autres espèces de poisson étaient aussi utilisées en faible quantité, principalement pour des échanges ponctuels de cadeaux.
Les appelants ont fait valoir qu’avant de caractériser le droit ancestral revendiqué, les tribunaux devaient procéder à une enquête et tirer des conclusions sur les pratiques et le mode de vie précontact du groupe de demandeurs autochtones, en suivant la méthode apparentée à une « commission d’enquête », comme l’a qualifiée la Cour suprême 30. La Cour a rejeté cet argument, alléguant que, dans une affaire, le droit ou la question doit être caractérisé conformément à la déclaration. La méthode consistant à partir en expédition serait illogique, serait aussi contraire à l’analyse faite dans Van der Peet et irait à l’encontre des règles de procédure civile applicables, qui servent notamment à informer équitablement les parties adverses de ce qu’on leur reproche 31.
S’exprimant au nom de la Cour, le juge Binnie a rejeté les observations des appelants qui alléguaient que le peuple Tsimshian avait le droit ancestral de faire le commerce de toutes les espèces de poisson. Le juge a précisé que cette pratique ne faisait pas partie intégrante de la culture distinctive du peuple Tsimshian avant le contact avec les Européens 32. Les appelants ont fait valoir que le commerce de l’eulakane qui se pratiquait dans le passé a évolué pour devenir un droit contemporain de pêcher commercialement toutes les espèces de poisson, mais le juge Binnie a reconnu que même si les droits ancestraux de pêche peuvent évoluer (p. x. avec l’utilisation de techniques modernes), le commerce du poisson, hormis celui de l’eulakane « ne pouvait pas être considéré comme faisant partie de leur culture distinctive 33 ». Aussi, comme dans l’affaire Gladstone, la Cour suprême en est arrivée aux conclusions de fait. Elle a souligné, par exemple, que si le peuple Tsimshian avait fait le commerce de toutes les espèces de poissons capturés avant le contact avec les Européens, il aurait pu revendiquer ce droit, malgré les changements dans les espèces de poisson découlant du réchauffement des océans ou des transformations dans les habitudes migratoires 34.
L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît et confirme les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones. Dans les affaires susmentionnées, la Cour suprême du Canada a fait état de son approche à l’égard des droits ancestraux, mais elle s’est aussi prononcée sur les droits énoncés dans les traités historiques. Contrairement à ce que l’on voit dans les causes portant sur les droits ancestraux, les droits issus de traités découlent d’ententes négociées et établies dans les traités et les accords de revendications territoriales entre la Couronne et les peuples autochtones 35. En 1996, dans sa décision concernant l’affaire R. c. Badger sur les droits de chasse issus de traités, la Cour suprême a dit qu’en cas d’ambiguïté, les dispositions des traités doivent être interprétées à la faveur des peuples autochtones 36. Qui plus est, les obligations fiduciaires et l’honneur de la Couronne devraient toujours se refléter dans l’interprétation des traités 37. Dans l’arrêt Badger, la Cour suprême a adapté le critère de justification énoncé dans l’arrêt Sparrow au contexte des droits issus de traités 38. La Cour a eu pour la première fois l’occasion de se prononcer sur les droits de pêche issus de traités dans l’affaire R. c. Marshall.
La décision qu’a rendue en 1999 la Cour suprême du Canada dans l’affaire Marshall concernait l’appelant Donald Marshall Jr., un membre du peuple Mi’kmaq de la Nouvelle‑Écosse accusé d’avoir enfreint le Règlement de pêche des provinces maritimes pour avoir vendu pour 787,10 $ d’anguilles pêchées hors saison au large des côtes du comté d’Antigonish. L’appelant a admis avoir vendu les anguilles, mais il s’est fondé, pour sa défense, sur les traités conclus entre le peuples Mi’kmaq et la Couronne britannique en 1760 et 1761, et plus particulièrement sur une disposition selon laquelle le peuple Mi’kmaq pouvait vendre des marchandises dans les « maisons de troc » établies par la Couronne et avait le droit de faire du commerce pour se procurer des « biens nécessaires ».
Dans son interprétation des traités Mi’kmaq de 1760 et 1761, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la majorité, a rejeté le recours à une approche restrictive relativement à l’utilisation de la preuve extrinsèque dans l’interprétation des traités, faisant remarquer ceci :
Même si les traités semblaient restreindre la vente de produits aux « maisons de troc » établies par les Britanniques, le juge Binnie a conclu qu’interpréter un droit de vente positif en une clause restrictive pour le peuple Mi’kmaq était incompatible avec l’honneur de la Couronne 40. Il a en outre conclu qu’il fallait interpréter l’accord commercial dans le sens des promesses faites par la Couronne.
S’exprimant au nom de la majorité, le juge Binnie a conclu que le traité donnait au peuple Mi’kmaq le droit de vendre du poisson pour se procurer « les biens nécessaires », expression qui, selon le juge, s’entend d’une « subsistance convenable 41 ». Cette notion avait été définie dans l’arrêt Gladstone comme incluant des choses comme « la nourriture, le vêtement et le logement, complétées par quelques commodités de la vie », mais « non de l’accumulation de richesses » 42. Le juge Binnie a écrit que même si ce droit peut être assujetti à la réglementation, il doit satisfaire au critère de l’arrêt Sparrow afin de déterminer s’il y a eu atteinte à un droit. L’absence de prise en compte des droits issus de traités du peuple Mi’kmaq dans la réglementation a, à première vue, porté atteinte à ces droits 43. Par ailleurs, à moins que cela n’eût été prévu dans le traité, on ne pouvait imposer au peuple Mi’kmaq une période de fermeture ou un régime discrétionnaire de permis, puisque la Couronne n’avait fourni aucune justification à l’égard de l’atteinte 44. Le juge Binnie a donc conclu que l’appelant n’était pas assujetti à la législation fédérale sur les pêches et qu’il avait droit à l’acquittement.
Les juges McLachlin et Gonthier ont exprimé leur dissidence avec la majorité et ont fait valoir que l’interprétation d’un traité devait être un processus en deux étapes. Dans un premier temps, il convenait d’examiner le texte du traité pour en déterminer le sens. Dans un deuxième temps, le ou les sens dégagés du texte du droit issu de traités devaient être examinés sur la toile de fond historique et culturelle du traité 45. Les juges ont conclu, dans leur analyse, que le peuple Mi’kmaq n’avait pas un droit général de commercer, et qu’il avait plutôt renoncé à son autonomie commerciale en échange du « droit d’apporter des marchandises » pour faire du commerce avec les Européens dans les « maisons de troc » britanniques, un régime qui a pris fin dans les années 1780. Les juges McLachlin et Gonthier ont affirmé que lorsque ce régime a disparu, le « droit d’apporter des marchandises » pour en faire le commerce s’est éteint également et, de ce fait, le peuple Mi’kmaq n’avait plus un droit commercial général qui les exemptait de l’application de la législation fédérale sur les pêches.
Les décisions de la Cour suprême du Canada sur les droits ancestraux ou issus de traités en matière de pêche suscitent l’attention des médias et font l’objet d’études parlementaires 46. Il n’en demeure pas moins que la Cour suprême a essentiellement laissé la question ouverte pour un débat approfondi. Elle a clairement établi le cadre analytique permettant d’évaluer les revendications futures d’un droit ancestral de vendre du poisson, et elle a souligné que cette évaluation devait se faire à la lumière des coutumes, traditions et pratiques particulières du groupe de demandeurs telles qu’elles étaient avant le contact avec les Européens ou, dans le cas des droits issus de traités, selon une interprétation textuelle, historique et culturelle des traités eux‑mêmes. Même si, dans l’arrêt Gladstone, la Cour suprême a reconnu un droit ancestral de pêcher à des fins commerciales, la jurisprudence rappelle qu’à l’avenir, les demandeurs auront le lourd fardeau de prouver qu’échanger du poisson contre de l’argent ou d’autres biens, sur une base commerciale, faisait partie intégrante de leur culture distinctive.
† Les études générales de la Bibliothèque du Parlement sont des analyses approfondies de questions stratégiques. Elles présentent notamment le contexte historique, des informations à jour et des références, et abordent souvent les questions avant même qu’elles deviennent actuelles. Les études générales sont préparées par le Service d’information et de recherche parlementaires de la Bibliothèque, qui effectue des recherches et fournit des informations et des analyses aux parlementaires ainsi qu’aux comités du Sénat et de la Chambre des communes et aux associations parlementaires, et ce, de façon objective et impartiale. [ Retour au texte ]
* La présente étude générale se fonde sur un document antérieur produit par Jane May Allain, anciennement de la Bibliothèque du Parlement. [ Return to text ]
[L]’honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsqu’elle transige avec les Indiens. Les traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités doivent être interprétés de manière à préserver l’intégrité de la Couronne. Il faut toujours présumer que cette dernière entend respecter ses promesses.[ Retour au texte ]
L’honneur de la Couronne est expliqué plus en détail dans Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, par. 16 à 19.
© Bibliothèque du Parlement