Au Canada, les Premières Nations, les Inuits et les Métis 1 ont des droits particuliers garantis par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, selon lequel les droits existants, tant ancestraux qu'issus de traités, des peuples autochtones 2 sont reconnus et confirmés. Comme mécanisme de protection de ces droits, les tribunaux canadiens ont établi la doctrine de l'obligation de consulter et, s'il y a lieu, d'accommoder les groupes autochtones. De plus, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, appuyée par le Canada en 2010, prescrit que les États membres se concertent et coopèrent avec les peuples autochtones sur certaines questions, comme « des mesures législatives ou administratives susceptibles de [les] concerner », afin d'obtenir leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause 3.
Comme l'a déclaré la Cour suprême du Canada (Cour suprême), l'obligation de consulter a pour objectif général de favoriser une réconciliation 4. Par conséquent, la doctrine de l'obligation de consulter revêt une importance capitale pour les collectivités et les gouvernements autochtones ainsi que pour les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, le secteur privé et la société canadienne dans son ensemble.
Le présent document examine l'origine de l'obligation de consulter et son évolution au fil des décisions judiciaires. On y présente d'abord des renseignements généraux sur l'obligation de consulter et on y aborde ensuite des aspects plus concrets : les parties concernées par les consultations, les conditions et les circonstances qui donnent lieu à l'obligation de consulter, la portée et les exigences de la consultation et de l'accommodement ainsi que les circonstances exigeant le consentement. On y examine ensuite si l'obligation de consulter est applicable dans le contexte des processus législatifs. Enfin, on y fournit des renseignements sur les lignes directrices qui sont conçues ou actualisées par des collectivités et organisations autochtones et par les gouvernements fédéral et provinciaux en réponse à l'émergence de la jurisprudence et qui guident la mise en œuvre de l'obligation de consulter.
L'obligation de consulter et, s'il y a lieu, d'accommoder les peuples autochtones requiert que les gouvernements fédéral et provinciaux entretiennent un dialogue avec les groupes autochtones lorsqu'ils envisagent des mesures ou des décisions gouvernementales susceptibles d'avoir un effet préjudiciable sur des droits ancestraux ou issus de traités 5. L'objectif est d'entendre les points de vue et les préoccupations des groupes autochtones concernés et, lorsque cela s'avère nécessaire et possible, de modifier la mesure ou la décision envisagée en vue d'éviter une atteinte illicite à ces droits 6.
La délivrance de permis et d'autorisations ainsi que l'approbation des projets de réglementation sont des exemples de mesures ou de décisions gouvernementales qui peuvent donner lieu à l'obligation de consulter 7. Plus précisément, l'obligation de consulter peut survenir dans le contexte des évaluations environnementales, des processus de réglementation et des ressources naturelles; il peut s'agir, par exemple, d'une décision relative à un oléoduc qui pourrait avoir une incidence sur la disponibilité ou l'accessibilité d'une population animale par des groupes autochtones, ou de la modification d'une politique ou d'un règlement ayant pour effet de restreindre l'utilisation du territoire.
Par le passé, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ne prenaient pas systématiquement en compte les conséquences qu'ont certaines mesures ou décisions sur les collectivités autochtones. Ainsi, l'obligation de consulter peut être envisagée comme une réaction au déséquilibre des forces entre les gouvernements et les Premières Nations, les Inuits et les Métis au Canada 8.
Dans la jurisprudence des années 1980 et 1990 concernant les droits ancestraux protégés par l'article 35, les tribunaux ont reconnu que la consultation était un élément de l'obligation de fiduciaire de la Couronne 9. Par exemple, en 1990, l'obligation de consulter comme mesure protectrice potentielle a été mentionnée dans l'affaire R. c. Sparrow. Dans cette affaire, la Cour suprême a déclaré que la question de savoir si un groupe autochtone avait été consulté au sujet d'une mesure mise en œuvre constituait l'un des facteurs à considérer pour évaluer si l'atteinte à un droit ancestral ou issu d'un traité est justifiée 10.
Cependant, ce n'est que dans les années 2000 qu'a été développée la notion fondamentale de l'obligation de consulter telle que nous la connaissons aujourd'hui. En 2004 et en 2005, la Cour suprême a rendu un ensemble de trois décisions : Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) (Nation haïda); Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique (Directeur d'évaluation de projet) 11, et Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien). Ces trois causes ont permis d'établir certaines protections procédurales des droits ancestraux et des droits issus de traités. Elles ont aussi clarifié le fondement de l'obligation de consulter de la Couronne et établi un cadre général pour sa mise en œuvre. La décision charnière de cette trilogie est le jugement unanime dans l'affaire Nation haïda, dans lequel la Cour suprême a établi que la Couronne avait l'obligation de consulter les peuples autochtones lorsqu'elle envisage des mesures susceptibles d'avoir un effet préjudiciable sur des droits ancestraux ou issus de traités, que ceux-ci soient établis ou potentiels.
Avant cette trilogie, les questions liées aux consultations se limitaient aux affaires concernant l'atteinte aux droits établis prévus par l'article 35 12. De plus, il incombait aux groupes autochtones de prouver d'abord l'existence de leurs droits et l'atteinte à ces droits. Souvent, les demandeurs autochtones devaient intenter une poursuite et demander une injonction comme recours temporaire pendant que l'instance était portée devant les tribunaux. Il était souvent difficile d'obtenir une telle injonction, et la procédure légale pouvait se révéler longue 13. Dans le cas des négociations visant à établir les droits en question, le processus pouvait s'échelonner sur plusieurs années.
Bien que l'obligation de consulter ne soit pas expressément prévue dans les documents constitutionnels ou dans la loi, il s'agit néanmoins d'une exigence constitutionnelle. Elle découle de la proclamation de la souveraineté de la Couronne sur des terres et ressources autrefois détenues par des peuples autochtones. Cette obligation, qui ne peut être supprimée ou limitée par voie législative, est une prescription jurisprudentielle en common law fondée sur le principe du respect de l'honneur de la Couronne et est enchâssée, à l'article 35, dans la Loi constitutionnelle de 1982 14.
Pour être valides et exécutoires, toutes les lois canadiennes doivent être conformes aux lois constitutionnelles. Pour les lois susceptibles d'avoir une incidence sur des droits ancestraux ou issus de traités, le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît et confirme « [l]es droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada ».
Au fil des ans, la Cour suprême a interprété les droits protégés par l'article 35 comme un moyen de faire progresser la réconciliation. Elle reconnaît aussi l'importance de la consultation dans la protection de ces mêmes droits. À ce sujet, la Cour suprême a énoncé : « [L]es deux parties [les groupes autochtones et la Couronne] doivent collaborer pour concilier leurs intérêts au lieu de s'opposer dans un litige 15. » L'obligation doit aussi être interprétée dans le contexte général des obligations de la Couronne à l'égard des peuples autochtones au Canada 16. Dans l'affaire Nation Tsilhqot'in c. Colombie-Britannique (Nation Tsilhqot'in), la Cour suprême a affirmé que l'article 35 et les limites que celui-ci impose aux gouvernements « pro[tègent] les droits ancestraux et issus d'un traité tout en permettant la conciliation des intérêts autochtones avec ceux de la société en général 17 ».
L'honneur de la Couronne 18 est un principe constitutionnel découlant « de l'affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et par l'exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque-là sous l'autorité de ce peuple 19 ». L'honneur de la Couronne n'est pas un concept nouveau en droit autochtone. Par exemple, en 1895, la Cour suprême a expliqué que l'honneur de la Couronne « est fidèlement respecté en tant qu'obligation de la Couronne issue d'un traité 20 ».
L'honneur de la Couronne, tout comme l'objectif de réconciliation, est au cœur de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones et peut exiger d'elle qu'elle consulte des groupes autochtones et, s'il y a lieu, qu'elle prenne en compte leurs intérêts. L'honneur de la Couronne exige que celle-ci agisse de bonne foi et honorablement dans tous ses rapports avec les peuples autochtones, « qu'il s'agisse de l'affirmation de sa souveraineté, du règlement de revendications ou de la mise en œuvre de traités 21 ». La Cour suprême a déclaré que « [l]'honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsque cette dernière transige avec les peuples autochtones » et que « la Couronne doit agir avec honneur et intégrité, et éviter la moindre apparence de “manœuvres malhonnêtes” 22 ».
L'obligation de consulter doit être respectée à l'égard des collectivités des Premières Nations, inuites et métisses dont les droits, potentiels ou établis, sont susceptibles d'être touchés par la conduite que l'État envisage d'adopter. Un groupe autochtone peut désigner une personne pour le représenter dans les consultations, mais les particuliers n'ont généralement pas droit à des consultations individuelles. Cette distinction prend sa source dans la décision Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks (Little Salmon/Carmacks), dans laquelle la Cour suprême a établi qu'un membre de cette Première Nation « n'était pas, à titre individuel, une partie nécessaire à la consultation », bien qu'il ait détenu un avantage dérivé des intérêts collectifs de la Première Nation 23.
L'obligation de consulter les peuples autochtones incombe à la Couronne, qui est le pouvoir exécutif des gouvernements fédéral et provinciaux 24. Les sociétés d'État peuvent aussi avoir à s'acquitter de l'obligation de consulter 25. Dans l'arrêt Little Salmon/Carmacks, la Cour suprême a déclaré que la Couronne « ne peut pas se soustraire à son obligation de traiter honorablement avec les Autochtones ». Cependant, l'organe législatif peut déléguer certains aspects des consultations à un tribunal administratif autorisé ou à un organisme constitué par une loi et détenant les pouvoirs requis. La compétence d'un tribunal administratif ou d'un organisme dépend de la loi qui lui confère ses attributions 26. Par exemple, des consultations peuvent être menées dans le cadre d'un processus réglementaire (comme une évaluation environnementale) par un organisme de réglementation (p. ex. l'Office national de l'énergie). La Couronne peut utiliser des processus semblables pour s'acquitter de son obligation, partiellement ou entièrement 27.
Les promoteurs de projets sont considérés comme de tierces parties aux consultations, et ils ne sont pas légalement tenus de consulter les groupes autochtones. Cependant, la Couronne peut leur déléguer certains aspects procéduraux du processus de consultation 28. Si elle entend s'appuyer sur le processus réglementaire d'un organisme de réglementation ou sur la consultation des groupes autochtones menée par le promoteur, la Couronne doit communiquer clairement son intention aux groupes autochtones touchés 29. C'est toujours à la Couronne « qu'incombe la responsabilité ultime de veiller au caractère adéquat de la consultation 30 ».
En général, l'obligation de consulter « prend naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l'existence potentielle du droit ou titre ancestral revendiqué et envisage des mesures susceptibles d'avoir un effet préjudiciable sur celui‑ci 31 ».
Les termes utilisés par la Cour suprême semblent indiquer que l'obligation de consulter peut être facilement déclenchée : l'obligation peut naître non seulement à l'égard de droits établis, mais aussi lorsque des droits sont revendiqués et n'ont pas encore été réglés au moyen de la négociation ou confirmés par voie judiciaire. Dans l'affaire Nation haïda, la Cour suprême a expliqué que le fait de limiter l'application de l'obligation de consulter aux « revendications prouvées » entraîne le risque de freiner la réconciliation et peut, par exemple, mettre en péril des terres traditionnelles pendant que se règle une revendication 32.
Les motifs énoncés par la Cour suprême supposent aussi l'existence d'une obligation proactive de la Couronne de collaborer avec les groupes autochtones concernés avant de prendre une décision susceptible d'avoir un effet préjudiciable sur les droits ou les titres ancestraux établis ou revendiqués.
Dans l'arrêt Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani (Carrier Sekani), la Cour suprême a précisé les conditions de déclenchement de l'obligation de consulter telles qu'énoncées dans l'affaire Nation haïda et a formulé le test à trois volets suivant :
Dans l'arrêt Chippewas of the Thames First Nation c. Pipelines Enbridge inc., la Cour suprême a confirmé que l'obligation de consulter ne naît pas de répercussions historiques ni n'a pour objectif de régler des griefs antérieurs. Elle concerne plutôt les conséquences éventuelles d'un projet proposé en cours 34.
L'obligation de consulter ayant été établie, sa teneur doit être déterminée, de même que le degré de consultation nécessaire. Chaque cas est évalué selon son bien-fondé et est étroitement lié au contexte. La portée des consultations nécessaires peut donc varier considérablement.
C'est dans cet esprit que la Cour suprême a établi un « continuum » d'obligations ayant pour objectif de guider les exigences en matière de consultation. Certains éléments doivent être pris en compte pour déterminer le degré de consultation requis : la solidité de la revendication, la nature du droit et la gravité de l'atteinte potentielle de la décision ou de la mesure de la Couronne sur le droit ancestral ou issu d'un traité.
Les revendications jugées peu solides, dans lesquelles le droit peut être considéré comme limité, et le risque d'atteinte, faible, se situent au plus bas du continuum. Ces revendications exigent simplement que la Couronne donne un avis aux intéressés, leur divulgue des renseignements et discute des questions soulevées en réponse à l'avis 35. Les cas où la revendication repose sur une preuve à première vue solide ou déjà établie et où l'atteinte potentielle est d'une haute importance, comme lorsque le risque de préjudice non indemnisable est élevé, se trouvent à l'autre extrémité du continuum et nécessitent la tenue d'une consultation plus approfondie. Une telle consultation pourrait comporter la possibilité de présenter des observations, la participation officielle à la prise de décisions et la présentation d'un énoncé des motifs montrant que les préoccupations des participants autochtones ont été prises en compte 36. Elle pourrait même nécessiter l'obtention du consentement du groupe autochtone concerné avant la prise d'une décision par la Couronne 37.
Depuis la trilogie de décisions rendues en 2004 et en 2005, les tribunaux canadiens, y compris la Cour suprême, appliquent la doctrine de l'obligation de consulter dans leurs décisions, précisant de ce fait les exigences relatives aux consultations et aux accommodements véritables dans diverses circonstances. Dans l'affaire Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo-Services Inc. (Clyde River), la Cour suprême a clarifié la définition de « consultation approfondie ». Tout en rappelant les exigences définies dans l'affaire Nation haïda, la Cour suprême a expliqué que, dans certains cas, il peut être nécessaire de verser un financement pour permettre aux titulaires de droits autochtones de participer au processus (par exemple, pour présenter des éléments de preuve scientifique) et garantir que les groupes autochtones concernés reçoivent des réponses satisfaisantes à leurs questions.
Quel que soit le degré de solidité des intérêts ou des droits ancestraux ou de la gravité de l'atteinte potentielle de la décision ou de la mesure du gouvernement sur ces intérêts ou ces droits, les consultations doivent toujours être menées de bonne foi, « dans l'intention de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones dont les terres sont en jeu 38 ». De plus, ces consultations doivent être abordées avec souplesse, car les circonstances peuvent changer, et de nouveaux renseignements peuvent être mis au jour au cours du processus 39.
L'obligation de consulter et, s'il y a lieu, d'accommoder ne dicte pas un résultat particulier, et la Couronne n'est pas tenue à un degré de perfection en ce qui a trait à celle-ci, « [d]ans la mesure où tous les efforts raisonnables ont été déployés pour informer et consulter 40 ». Cependant, il convient de noter que, dans certains cas, l'absence de certaines exigences procédurales, comme des audiences et de l'aide financière pour la participation, peut « [réduire] de façon importante la qualité de la consultation 41 » et mener à un manquement à l'obligation de la part de la Couronne.
Comme c'est le cas pour la détermination de la portée de l'obligation de consulter, les ordonnances des tribunaux pour remédier à un manquement à cette obligation varient considérablement selon la situation. Le manquement par la Couronne à son obligation de consulter peut donner lieu à différentes mesures de réparation, comme l'injonction (interdiction de poursuivre l'activité), l'indemnisation (compensation pécuniaire) ou l'ordonnance de mener d'autres consultations (ou de mener des consultations plus approfondies 42.
S'il y a lieu, un tribunal peut rendre un jugement déclaratoire portant que la Couronne n'a pas satisfait à son obligation de consulter une collectivité autochtone donnée dans un contexte particulier. De plus, un tribunal peut ordonner à la Couronne d'entamer (ou de poursuivre) des consultations avec une collectivité autochtone donnée et prescrire des exigences particulières pour le processus de consultation 43.
Dans l'arrêt Clyde River, la Cour suprême a déclaré que, « puisque l'obligation de consulter doit être respectée avant la prise de mesures susceptibles d'avoir des effets préjudiciables sur le droit en question », les tribunaux annuleront souvent les décisions gouvernementales prises sans consultation adéquate 44. La Cour suprême livre tout de même une mise en garde, en indiquant que « le contrôle judiciaire ne saurait remplacer une consultation adéquate » et qu'une consultation adéquate menée avant la prise d'une décision est préférable « à des remontrances judiciaires formulées après le fait, au terme d'une procédure contradictoire 45 ».
Une consultation de bonne foi peut également comprendre la prise en compte des préoccupations exprimées par les groupes autochtones touchés par la mesure de la Couronne dans l'attente du règlement définitif de la revendication. L'accommodement peut prendre différentes formes, comme la modification de la portée, de l'emplacement ou des délais d'exécution d'un projet. Il peut aussi supposer la modification des énoncés stratégiques de la Couronne. À cet égard, la recherche de solutions provisoires dans le cadre du processus de consultation peut permettre d'éviter un préjudice irréparable ou d'atténuer les conséquences de l'atteinte 46. La Cour suprême a aussi déclaré qu'à l'étape de l'accommodement, il convient de rechercher un équilibre entre les droits des groupes autochtones et les autres intérêts sociétaux 47. À l'instar de l'obligation de consulter, l'obligation d'accommoder les intérêts des peuples autochtones découle du respect du principe de l'honneur de la Couronne, et il n'est pas possible de la déléguer 48.
Tout comme la portée de la consultation, le degré d'accommodement varie selon les circonstances de chaque cas. La consultation ne se traduit pas toujours par l'accommodement 49. Lorsque la revendication repose sur une preuve à première vue solide et que l'atteinte potentielle est importante, des consultations adéquates pourraient nécessiter des accommodements.
Par exemple, dans l'affaire Nation haïda, le gouvernement de la Colombie‑Britannique a remplacé une concession de ferme forestière (permis) et en a autorisé la cession d'une société forestière à une autre sur les terres des îles Haida Gwaii (autrefois les îles de la Reine-Charlotte), qui faisaient l'objet d'une revendication du titre ancestral. Malgré la revendication, la Couronne provinciale n'a pas consulté les Haïdas avant le remplacement et la cession du permis. Estimant que la revendication du titre ancestral des Haïdas sur Haida Gwaii reposait sur une preuve solide et que l'octroi de la concession constituerait une atteinte importante, la Cour suprême a conclu que la Couronne provinciale n'avait pas satisfait à ses obligations, et qu'elle devait consulter les Haïdas au sujet des projets de concession et envisager des mesures d'accommodement en réponse à leurs préoccupations.
La Cour suprême a précisé que l'obligation de consulter et, s'il y a lieu, d'accommoder ne confère pas aux groupes autochtones un droit de veto sur les décisions définitives de la Couronne 50. Cependant, le consentement des groupes autochtones peut être nécessaire pour certaines mesures ou décisions gouvernementales. Par exemple, l'obtention du consentement peut être requise dans le contexte de mise en œuvre de règlements provinciaux de pêche et de chasse visant des territoires traditionnels 51, ou lorsque la Couronne souhaite utiliser des terres au regard desquelles le titre ancestral a été établi 52. En pareil cas, en l'absence de consentement, le seul recours de la Couronne est de démontrer que l'atteinte au droit est justifiée 53.
Dans le cas du titre ancestral revendiqué, mais non encore prouvé, les tribunaux ne se sont pas prononcés sur la nécessité d'obtenir le consentement. Cependant, la consultation pourrait être nécessaire, et le degré de l'obligation pourrait varier selon le continuum dégagé dans l'arrêt Nation haïda. De plus, dans l'affaire Nation Tsilhqot'in, la Cour suprême a souligné que « [l]es gouvernements et particuliers qui proposent d'utiliser ou d'exploiter la terre, que ce soit avant ou après une déclaration de titre ancestral, peuvent éviter d'être accusés de porter atteinte aux droits ou de manquer à l'obligation de consulter adéquatement le groupe en obtenant le consentement du groupe autochtone en question 54 ».
Tel qu'il est indiqué plus haut, l'obligation de consulter peut découler de mesures prises par l'organe exécutif du gouvernement. La question de savoir si une mesure législative (processus parlementaire) donne naissance à l'obligation de consulter a été laissée en suspens dans l'arrêt Carrier Sekani de la Cour suprême, en 2010.
Cependant, cette question a été reprise le 11 octobre 2018 dans l'arrêt Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil) 55. Dans cette affaire, la Cour suprême a examiné l'appel interjeté par la Première Nation crie Mikisew d'une décision de 2016 de la Cour d'appel fédérale 56. Les questions abordées par la Cour d'appel fédérale étaient les suivantes : la Couronne avait-elle une obligation de consulter avant d'adopter des projets de loi omnibus modifiant plusieurs lois environnementales et, dans l'affirmative, avait-elle manqué à son obligation dans cette affaire? Les Mikisew avaient demandé un contrôle judiciaire concernant l'élaboration et le dépôt d'un projet de loi, alléguant que la Couronne avait l'obligation de consulter en ce qui concerne l'élaboration de mesures législatives susceptibles d'avoir un effet préjudiciable sur ses droits de chasse, de piégeage et de pêche en vertu du Traité no 8.
La Cour d'appel fédérale a déclaré que la Cour fédérale n'avait pas compétence pour entendre la demande des Mikisew, étant donné que la source du pouvoir exercé par les ministres dans le dépôt du projet de loi omnibus était de nature législative, et que la prise de mesures législatives ne se prêtait pas au contrôle judiciaire. Elle a ajouté que l'introduction de l'obligation de consulter dans le cadre du processus législatif « va à l'encontre de la doctrine de la séparation des pouvoirs et du principe du privilège parlementaire 57 ».
Les juges de la Cour suprême ont rejeté à l'unanimité l'appel, pour le motif que la question (qui porte sur l'élaboration de projets de loi par les ministres fédéraux) ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale. Cependant, ils étaient divisés en ce qui concerne les questions suivantes :
En réponse à la première question, une majorité de sept juges contre deux a déterminé que l'obligation de consulter et d'accommoder les peuples autochtones ne s'applique pas au processus législatif, ce qui, autrement, constituerait une ingérence indue dans les activités parlementaires, en contravention des principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté parlementaire 58. Deux juges (Abella et Martin) étaient d'avis que l'obligation de consulter « se rapporte à tout exercice des pouvoirs de la Couronne, y compris aux mesures législatives 59 ».
Les juges étaient aussi divisés sur la seconde question, à savoir si le principe de l'honneur de la Couronne s'applique au processus législatif (autrement dit, si le Parlement doit respecter le principe de l'honneur de la Couronne). À une majorité de cinq juges contre quatre, ils ont estimé que le principe de l'honneur de la Couronne s'appliquait aux deux organes (l'exécutif et le Parlement). Les motifs des juges se résument ainsi :
Cette décision montre clairement qu'à présent, l'obligation de consulter s'applique à la conduite de la Couronne sous le régime des lois établies, mais non au processus d'adoption des lois. Cependant, les différents motifs invoqués par la Cour suprême peuvent introduire une incertitude juridique quant à l'application du principe de l'honneur de la Couronne au processus législatif et à la pertinence de la consultation et de l'accommodement comme moyens de respecter ce principe. La Cour suprême pourrait être appelée à clarifier ces questions dans les instances à venir.
Il convient de remarquer que, dans le contexte de l'élaboration et de la promulgation des lois, la consultation des groupes autochtones peut avoir lieu en dehors des exigences en vertu de l'obligation légale de consulter. Par exemple, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux peuvent avoir pour politique de solliciter l'avis des groupes autochtones, comme dans le cadre de consultations publiques incluant des représentants autochtones.
Les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ont établi des politiques de consultation pour guider l'application de l'obligation de consulter dans leurs champs de compétence, dans lesquels les droits ancestraux ou issus de traités sont susceptibles d'être touchés. Afin de garantir le respect de l'obligation définie dans l'arrêt Nation haïda, les gouvernements fédéral et provinciaux ont produit des documents de politiques provisoires. Depuis, des politiques nouvelles ou actualisées ont vu le jour à la suite d'événements marquants dans la jurisprudence, et les provinces et les territoires canadiens ont tous adopté une politique ou une directive approuvée par le Cabinet concernant l'obligation de consulter.
En 2008, le gouvernement fédéral a produit des directives provisoires sur la consultation pour guider les ministères et les organismes fédéraux lors de la préparation de consultations véritables avec les peuples autochtones. À la suite des consultations avec des représentants de groupes autochtones, des gouvernements provinciaux et territoriaux et des représentants de l'industrie, ces lignes directrices ont été actualisées en 2011 pour refléter l'évolution de la jurisprudence sur l'obligation de consulter. Les nouvelles lignes directrices fédérales comprennent des principes directeurs complémentaires et fournissent des directives plus détaillées sur la consultation et l'accommodement 63. Ces lignes directrices n'ont toutefois pas été actualisées depuis. En 2016, Bryn Gray, représentant spécial de la ministre d'Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, a déposé un rapport dans lequel il recommandait des améliorations à l'approche du gouvernement fédéral en matière de consultation et d'accommodement. Notamment, il invitait ce dernier à améliorer la transparence et la consultation en matière de modifications aux politiques, aux règlements et aux lois, ainsi qu'à renforcer les capacités des groupes autochtones tout au long du processus de consultation 64.
Parallèlement, des ministères et des organismes fédéraux ont produit leurs propres lignes directrices sur la consultation, que l'on peut appliquer dans certains domaines spécifiques. Par exemple, l'Agence canadienne d'évaluation environnementale a intégré une approche de consultation avec les peuples autochtones dans ses processus d'évaluation environnementale et de prise de décisions 65.
Des organisations autochtones et certaines collectivités autochtones ont aussi mis au point leurs propres politiques, lignes directrices et protocoles de consultation 66. Par exemple, en septembre 2018, la Première Nation des Mississaugas de New Credit a signé, avec le gouvernement du Canada, un protocole de consultation qui définit un processus par lequel le Canada s'acquitte de son obligation de consultation et détermine les obligations respectives des parties 67.
L'obligation de consulter les peuples autochtones au sujet des mesures prises par la Couronne susceptibles de les toucher est essentielle à la protection et à la promotion des droits ancestraux ou issus de traités qui sont reconnus et confirmés dans la Constitution. Sous sa forme actuelle, l'obligation de consulter et d'accommoder vise à garantir, à l'intérieur d'un cadre juridique, la réalisation de consultations efficaces et adéquates.
Toutefois, en plus d'être largement contextuelle, l'obligation légale qu'a la Couronne de consulter et, s'il y a lieu, d'accommoder les peuples autochtones peut soulever des questions complexes. Les tribunaux canadiens sont régulièrement saisis de questions associées à cette obligation. Les principaux paramètres de la doctrine de l'obligation de consulter sont généralement constants dans la jurisprudence canadienne, mais ses exigences évoluent, et de nouvelles questions liées à cette obligation seront probablement soulevées sur les plans politique et judiciaire. De nouvelles décisions judiciaires portant sur les paramètres de l'obligation de consultation et d'accommodement sont à prévoir et pourraient en éclairer la nature légale et constitutionnelle, la portée et les exigences.
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Il est possible que des membres de la collectivité possèdent à titre individuel un intérêt acquis dans la protection de ces droits. Comme certains intervenants l'ont fait valoir, il se peut fort bien que, lorsque les circonstances s'y prêtent, des membres d'une collectivité puissent être en mesure d'invoquer à titre individuel certains droits ancestraux ou issus de traités.Voir Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, par. 33. [ Retour au texte ]
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