Les réfugiés sont des gens qui fuient leur pays d’origine parce qu’ils craignent avec raison d’être persécutés. À partir du moment où ils mettent le pied dans un autre pays et y demandent l’asile, le droit international interdit qu’on les expose à un grave danger en les renvoyant dans leur pays.
Bien entendu, ce ne sont pas toutes les demandes d’asile qui sont acceptées. Certains demandeurs d’asile peuvent ne pas satisfaire à la définition juridique d’un réfugié. Il peut aussi arriver que l’évaluation que fait un pays de certaines demandes d’asile soit erronée ou injuste. Pour toutes sortes de raisons, certains demandeurs d’asile transitent par de nombreux pays et sollicitent la protection de plusieurs d’entre eux.
Dans le cas des pays aux normes juridiques semblables, il peut sembler inefficace que chacun évalue séparément les demandes d’asile d’une même personne. Certains pays ont donc conclu un accord prévoyant qu’une personne doit demander l’asile dans le premier pays « sûr » où elle fait son entrée. En 2002, le Canada et les États Unis ont adopté cette règle lorsqu’ils ont entériné ce qu’on appelle l’Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS).
Ainsi, en raison de cette entente, la plupart des personnes qui passent par les États‑Unis pour entrer au Canada ne peuvent donc plus demander l’asile au Canada. Il existe quelques exceptions à cela, comme le fait que l’ETPS ne s’applique que lorsqu’une personne entre au Canada à un point d’entrée officiel et uniquement par voie terrestre.
Or, à partir de 2017, de plus en plus de demandeurs d’asile ont commencé à franchir la frontière canadienne à des points d’entrée non officiels, se soustrayant ainsi à l’application de l’ETPS. Ils peuvent donc demander l’asile au Canada. Depuis, certains réclament qu’on élargisse la portée de l’ETPS afin d’inclure ces demandeurs d’asile. D’autres souhaitent au contraire que l’accord soit suspendu afin que le Canada puisse évaluer les demandes d’asile qui lui sont présentées sans avoir à tenir compte des décisions prises par les autorités américaines.
En 2020, dans la foulée de la pandémie de COVID 19, le Canada a imposé de nouvelles restrictions temporaires aux demandeurs d’asile qui arrivent au pays entre les points d’entrée officiels.
En juillet 2020, la Cour fédérale du Canada a conclu, à la suite d’une demande présentée entre autres par le Conseil canadien pour les réfugiés, que l’ETPS était inconstitutionnelle. Le gouvernement fédéral a interjeté appel et, en avril 2021, la Cour d’appel fédérale a annulé le premier jugement, ce qui veut dire que l’ETPS demeure en vigueur. La Cour suprême du Canada a depuis accepté d’entendre la cause.
La coopération canado-américaine en matière de protection des personnes qui demandent le statut de réfugié suscite de nombreux débats depuis quelques décennies 1. La présente Étude de la Colline donne un aperçu de l’Accord entre le Gouvernement du Canada et le Gouvernement des États‑Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugiés présentées par des ressortissants de pays tiers, mieux connu comme étant l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États‑Unis (l’Entente ou l’ETPS) 2. Y sont abordés les aspects fondamentaux de cette entente, le contexte historique et international du concept de tiers pays sûr ainsi que les contestations judiciaires dont l’ETPS a fait l’objet depuis sa mise en œuvre. Il y est également question des changements qui pourraient être apportés à l’ETPS à la lumière de la montée récente des passages irréguliers à la frontière, de la fermeture provisoire de celle-ci pendant la pandémie de COVID-19 et de la contestation de la constitutionnalité de l’ETPS qui est présentement soulevée devant les tribunaux.
En droit des réfugiés, un « tiers pays sûr 3 » est un pays par lequel une personne a transité et dans lequel elle aurait pu demander l’asile. D’après le gouvernement du Canada, « [s]euls les pays qui respectent les droits de la personne et offrent une solide protection aux demandeurs d’asile peuvent être désignés tiers pays sûrs 4 ».
Dans le cadre de la Déclaration sur la frontière intelligente Canada–États‑Unis et son plan d’action en 30 points 5, le Canada et les États‑Unis ont signé l’ETPS en décembre 2002. Celle-ci est entrée en vigueur en décembre 2004. Elle prévoit que les personnes qui cherchent à obtenir l’asile doivent présenter une demande à cet effet dans le premier de ces deux pays où ils arrivent, sauf exception applicable.
Les exceptions à l’ETPS figurent à l’article 4 et sont regroupées en quatre catégories générales : exception concernant les mineurs non accompagnés; exception concernant les membres de la famille, comme un conjoint ou un parent qui est déjà citoyen ou résident permanent; exception concernant les titulaires de documents comme un permis de travail ou d’études valide; et exceptions concernant l’intérêt public s’il s’agit, par exemple, d’une personne accusée ou reconnue coupable d’une infraction pouvant donner lieu à la peine de mort aux États‑Unis 6. Dans le cas des demandeurs d’asile qui entrent au Canada, l’application d’une ou de plusieurs de ces exceptions signifie simplement que c’est le Canada qui évaluera la demande, plutôt que les États Unis. Précisons que les demandeurs d’asile doivent encore satisfaire à tous les autres critères d’admissibilité 7 prévus dans la législation canadienne en matière d’immigration. Ainsi, un demandeur d’asile ne pourra produire une telle demande au Canada s’il y est interdit de territoire pour motif de sécurité, pour atteinte aux droits de la personne ou internationaux, ou pour criminalité 8.
L’ETPS ne s’applique qu’aux demandeurs d’asile qui cherchent à entrer au Canada depuis les États‑Unis à un point d’entrée terrestre 9. Par ailleurs, les personnes qui font une demande d’asile dans l’un ou l’autre des pays ne seront pas renvoyées vers un autre pays tant que leur demande n’aura pas été tranchée.
Le fondement législatif de l’ETPS est énoncé à l’alinéa 101(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), où sont énoncés les critères auxquels doit se reporter le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté pour désigner un pays comme tiers pays sûr. À ce jour, les États‑Unis sont le seul pays qui ait reçu cette désignation du Canada en vertu de la LIPR.
La LIPR exige l’examen continu, par le gouvernement fédéral, de tous les pays désignés à titre de tiers pays sûrs, et ce, de manière à veiller à ce que les conditions ayant mené à ladite désignation soient toujours réunies 10. Ainsi, une tendance à la violation des droits de la personne par un tiers pays sûr pourrait mener à un changement à sa désignation. Suivant les dernières directives lancées en juin 2015, le ministre doit passer continuellement en revue les facteurs énoncés au paragraphe 102(2) de la LIPR en ce qui concerne les États‑Unis 11.
En raison de leur proximité géographique avec les États‑Unis et de leur grande interdépendance à l’égard de ce pays, le Canada et le Mexique subissent directement les effets des politiques frontalières américaines qui, dans les années 1990 et au début des années 2000, ont mené à une « vision de la sécurité du périmètre nord-américain 12 ». Si le Mexique a été « jugé inapte à un tel projet 13 », le Canada et les États‑Unis ont commencé à examiner la possibilité d’établir un périmètre de sécurité autour des deux pays. Les attentats du 11 septembre 2001 aux États‑Unis ont accéléré les discussions, fait ressortir l’importance de la sécurité des frontières et soulevé les défis correspondants que représente le fait de veiller également à une circulation efficace des gens à la frontière canado-américaine. Dans une déclaration du Canada et des États‑Unis datant de décembre 2001 sur les priorités communes en matière de sécurité, il a été souligné que la mise en œuvre d’une entente sur les tiers pays sûrs découlait d’un engagement à l’égard de la sécurité à la frontière 14. Il y est dit que, en autorisant chaque pays à renvoyer un demandeur d’asile vers l’autre pays pour que celui-ci évalue sa demande d’asile, on permet au système d’octroi de l’asile de se concentrer sur les personnes qui ont véritablement besoin de protection 15.
Le communiqué du gouvernement fédéral annonçant l’entrée en vigueur de l’ETPS en 2004 énonçait l’objectif suivant :
L’Entente vise à établir une mesure de contrôle efficace, laquelle est nécessaire pour améliorer la gestion de l’accès au système d’octroi de l’asile du Canada. De fait, l’Entente permettra un traitement plus ordonné des demandes d’asile et renforcera la confiance du public dans l’intégrité des systèmes d’asile des deux pays 16.
À l’époque, le gouvernement fédéral se préoccupait du nombre de demandeurs d’asile qui arrivaient au Canada en provenance des États‑Unis. Il avait alors été constaté qu’environ le tiers de toutes les demandes d’asile produites au Canada de 1995 à 2001 venaient de demandeurs qu’on savait être arrivés des États‑Unis ou y avoir transité 17. Les gens sollicitant la protection dans plusieurs pays représentaient aussi un sujet de préoccupation 18 dans un contexte où le gouvernement jugeait que « les systèmes d’asile des pays développés, notamment ceux du Canada et des États Unis, [étaient soumis] à de fortes pressions 19 ».
Selon des recherches universitaires, les pays ont adopté, surtout depuis la fin de la Guerre froide, des politiques et des mesures migratoires de plus en plus restrictives qui visent à décourager l’arrivée d’étrangers sur leur territoire. Ces politiques et mesures comprennent l’imposition d’obligations de visa et l’externalisation des pratiques de gestion des frontières 20. Le concept de tiers pays sûr démontre que les frontières ne sont pas statiques; elles sont « développées et réoutillées par la prise de décisions juridiques 21 ». Les frontières répondent à des enjeux et à des objectifs stratégiques uniques pour une région et une population données. Le concept de tiers pays sûr s’applique à l’échelle transnationale, d’où l’obligation pour les États de collaborer et d’échanger de l’information dans la mise en œuvre de leurs pratiques d’exécution de la loi en matière migratoire 22.
En réaction à ces tendances à l’externalisation des pratiques, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a publié en 1996 une analyse du concept de tiers pays sûr. Il y était notamment question des facteurs auxquels devraient s’attarder les pays avant de juger qu’un réfugié peut légitimement être renvoyé vers un pays soi disant sûr. Au nombre de ces facteurs, mentionnons le fait que le tiers pays a ratifié et respecte les instruments internationaux en matière de droits des réfugiés et de la personne, en particulier, le principe du non-refoulement 23; la volonté du tiers pays de permettre aux demandeurs d’asile de demeurer sur son territoire pendant le traitement de leur demande sur le fond; le fait que le tiers pays se conforme aux normes fondamentales des droits de la personne pour le traitement des demandeurs d’asile et des réfugiés admis; et, enfin, le fait que le tiers pays a démontré sa volonté d’accepter les demandeurs d’asile renvoyés et de porter un jugement de fond équitable sur leur demande 24.
Le HCR a conclu que, lorsque ces facteurs étaient dûment pris en considération, des ententes officielles en la matière pouvaient être avantageuses pour les pays. Ainsi, le concept de tiers pays sûr pourrait « réduire le recours abusif aux procédures d’octroi de l’asile, en particulier dans les demandes multiples, ainsi qu’atténuer le risque d’un effet déstabilisateur des mouvements de demandeurs d’asile en situation irrégulière 25 ». Il y avait toutefois une mise en garde :
l’application unilatérale du concept de tiers pays sûr hors d’un cadre multilatéral de partage des responsabilités peut avoir pour effet de surcharger les pays plus proches des régions d’origine des demandeurs d’asile 26.
Le HCR a rappelé qu’il est dans « l’intérêt de la communauté internationale d’offrir une protection efficace aux réfugiés et de promouvoir et trouver des solutions durables pour eux » en misant sur un partage plus juste et équitable des responsabilités 27.
En 1985, dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, la Cour suprême du Canada (CSC) a déclaré que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne prévu à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) s’applique à tout être humain qui se trouve au Canada, indépendamment de sa situation en matière d’immigration 28. La CSC a également statué que les demandeurs d’asile ont droit à la tenue d’une audience sur leur demande avant d’être accueillis ou expulsés 29. Ainsi, l’arrêt Singh a mené à une transformation radicale du système d’immigration et d’octroi de l’asile au Canada. En 1987, le gouvernement fédéral a déposé un train de mesures législatives « qui visait à résoudre les demandes d’asile en attente au Canada et à diminuer le temps nécessaire pour arriver à une décision sur le statut de réfugié d’un demandeur 30 ». Il a également institué la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), tribunal administratif indépendant appelé à trancher les demandes d’asile.
Dans le cadre de ces mesures législatives, le projet de loi C-55, Loi modifiant la Loi sur l’immigration de 1976 et d’autres lois en conséquence, a été déposé à la Chambre des communes. Il introduisait le concept de tiers pays sûr dans la législation canadienne. À l’origine, le projet de loi proposait, en vertu du principe de tiers pays sûr, que les réfugiés arrivant au Canada soient exclus de la procédure de détermination et expulsés s’ils n’étaient pas arrivés au Canada directement de leur État d’origine 31. Cependant, des amendements ont été présentés en vue de
limiter son application aux gens qui seraient effectivement autorisés à retourner dans le pays intermédiaire ou à qui il serait au moins permis de faire trancher leur demande d’asile sur le fond par l’État intermédiaire 32.
Ces amendements visaient à respecter les obligations juridiques internationales du Canada à l’égard des réfugiés, y compris le principe de non-refoulement 33. Le projet de loi C-55 est entré en vigueur en janvier 1989. Il introduisait la notion de tiers pays sûr dans la Loi sur l’immigration de 1976, mais pour qu’il puisse prendre effet, le gouvernement fédéral devait dresser, par règlement, la liste des pays considérés comme sûrs. Il ne l’a pas fait.
De même que le projet de loi C-55 a jeté les bases législatives de la désignation d’un pays comme sûr aux fins de la détermination du statut de réfugié, de même on a fait valoir qu’il avait « posé les assises d’une extension du droit du “Canada” en ce qui concerne les demandeurs d’asile » en repoussant les frontières du pays et en « empêchant toute détermination du droit d’asile pour un pays jugé sûr ou au nom d’une personne transitant par un tel pays 34 ».
Au début des années 1990, les gouvernements canadien et américain ont entrepris de discuter d’un éventuel accord bilatéral sur les tiers pays sûrs. En novembre 1995, ils rendaient public un « avant projet d’entente “pour la coopération en matière d’examen des revendications du statut de réfugiés présentées par des ressortissants de tiers pays 35ˮ ». Dans une étude consacrée à la question, le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration de la Chambre des communes (le Comité) a reconnu que les milieux de défense des réfugiés s’opposaient à ce projet d’accord, mais en précisant que « les principes sur lesquels repose l’entente sont justes » et dépassent les normes essentielles établies par le HCR 36. De plus, selon le Comité :
les exceptions qui sont assorties aux règles générales, en particulier la reconnaissance de l’importance de la famille et la discrétion que se réserve chaque pays de pouvoir examiner toute revendication qui lui est présentée, laissent suffisamment de souplesse et de place pour permettre aux considérations humanitaires de compenser les irritants éventuels 37 [ITALIQUE DANS L’ORIGINAL].
Néanmoins, en raison de modifications législatives alors en cours dans le droit de l’asile aux États‑Unis et dans le droit de l’immigration et de la protection des réfugiés au Canada, l’achèvement de l’Entente a été retardé 38. En 1996, les États‑Unis ont adopté leur loi sur la réforme de l’immigration clandestine et la responsabilité de l’immigrant (Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsibility Act). Quant au Canada, sa nouvelle Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés a reçu la sanction royale le 1er novembre 2001.
Les attentats du 11 septembre aux États‑Unis ont mené à un renouvellement des négociations 39. En décembre 2001, le Canada et les États‑Unis ont signé la Déclaration sur la frontière intelligente et son plan d’action en 30 points visant à améliorer la sécurité de notre frontière commune, tout en facilitant le passage légitime des gens et des biens 40. Cette déclaration et ce plan d’action permettaient d’entrevoir une entente sur les tiers pays sûrs entre les deux pays. Le même mois, le Comité recommandait que le Canada et les États‑Unis continuent à lancer des initiatives communes pour des pratiques sûres, sécuritaires et efficaces à la frontière. Il proposait en outre ce qui suit :
[q]ue, tout en maintenant son engagement dans le cadre de la Convention sur les réfugiés de même que ses normes élevées en matière de protection internationale, le gouvernement du Canada mène des négociations en vue de conclure des accords avec des tiers pays sûrs de première importance, particulièrement les États‑Unis 41.
C’est ainsi qu’a vu le jour l’actuelle ETPS, signée en décembre 2002 et mise en œuvre en décembre 2004.
Le Canada et les États‑Unis n’étaient pas les seuls pays à rechercher alors ce type d’entente 42. Une des ententes les plus importantes ayant précédé l’ETPS a été l’Accord de Schengen de 1985 auquel ont adhéré au départ la France, l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas 43. Cet accord visait à abolir progressivement les contrôles aux frontières communes de ces cinq pays. En ce qui concerne les réfugiés, l’article 29 de l’Accord de Schengen prévoyait qu’un seul de ces pays serait chargé de traiter toute demande d’asile déposée par un étranger et que le pays responsable serait désigné suivant les critères de l’article 30. Si les critères s’avéraient inapplicables, la solution par défaut serait de désigner le pays où la demande avait d’abord été déposée comme responsable de l’évaluation de celle-ci.
Ce concept s’est répandu et a évolué au fil des ans, notamment par le truchement de la Convention de Dublin, qui a été ratifiée au départ par les 15 membres initiaux de l’Union européenne (UE) et qui a pris effet en 1997. En vertu de cette convention, tous les États membres de l’UE étaient désignés comme pays sûrs en ce qui concerne les réfugiés. Elle établissait des critères exhaustifs pour la désignation du pays chargé de l’évaluation d’une demande d’asile. La règle générale était que le premier pays où entrait le demandeur d’asile serait appelé à évaluer la demande. Toutefois, comme pour l’ETPS, à cette règle étaient associées plusieurs exceptions, notamment pour les cas où le demandeur d’asile avait des parents proches dans un autre pays de l’UE. Le but de la Convention de Dublin était de réduire le nombre de demandes d’asile déposées par une même personne dans plusieurs pays, notamment pour des motifs économiques ou autres sans lien avec le besoin de protection du demandeur 44. Depuis l’adoption de cette convention, deux nouvelles versions ont vu le jour, la dernière étant le règlement Dublin III de 2014. Le but demeurait le même, à savoir « désigner le pays de l’UE responsable de l’examen d’une demande d’asile, selon des critères hiérarchisés comme l’unité familiale, la possession de documents de résidence ou de visas, l’entrée ou le séjour en situation irrégulière et l’entrée sans obligation de visa 45 ».
En 2020, la Commission européenne a proposé un nouveau pacte sur la migration et l’asile afin de « rendre le dispositif plus efficace, de décourager les abus et de prévenir les mouvements non autorisés », notamment grâce à d’autres formes de solidarité, comme le renforcement des capacités et le soutien opérationnel 46. Même si les critères pour déterminer le pays de l’UE responsable du traitement d’une demande d’asile restaient les mêmes, les États membres de l’UE ont convenu de mettre en œuvre « un mécanisme de solidarité volontaire, simple et prévisible destiné à soutenir » leurs homologues les plus touchés « en proposant des relocalisations, des contributions financières et d’autres mesures de soutien 47 » de façon à réduire les pressions causées par le nombre élevé de demandeurs d’asile, de réfugiés et d’autres migrants.
Enfin, en 2019, les États‑Unis ont signé des accords de coopération en matière d’asile avec le Guatemala, le Honduras et le Salvador 48, une première pour les États‑Unis depuis la signature de l’ETPS avec le Canada. Au titre de ces nouveaux accords, les États‑Unis pouvaient rediriger les dossiers de certains des demandeurs d’asile qui se présentaient à la frontière entre les États‑Unis et le Mexique vers le Guatemala, le Honduras et le Salvador, au lieu de les traiter aux États‑Unis. Toutefois, après son arrivée en 2021, la nouvelle administration a suspendu les accords et commencé les démarches pour y mettre fin 49.
Depuis l’entrée en vigueur de l’ETPS entre le Canada et les États‑Unis en décembre 2004, les deux gouvernements ont dû relever plusieurs défis. Comme le prévoyait l’Entente même, un examen de sa mise en œuvre devait avoir lieu la première année. De plus, l’ETPS a fait l’objet de critiques et de plusieurs contestations judiciaires depuis sa mise en application, comme il est expliqué ci-dessous.
L’ETPS exigeait que le Canada et les États‑Unis, en collaboration avec le HCR, procèdent à un examen de l’Entente et de sa mise en œuvre au plus tard un an après son entrée en vigueur. Ainsi, le HCR a évalué la mise en œuvre de l’ETPS et déterminé avec quelle efficacité ses objectifs étaient atteints.
Publié en juin 2006, le rapport du HCR portait un jugement généralement favorable sur l’ETPS, mais soulevait aussi certaines questions que les deux pays devaient régler. Les principaux sujets de préoccupation étaient les suivants :
1) le manque de communication entre les deux gouvernements pour les cas problèmes; 2) la pertinence des procédures de réexamen; 3) les retards aux É.-U. dans les procédures de détermination de la recevabilité aux termes de l’Entente; 4) à certains égards, le manque de formation en ce qui a trait aux techniques d’entrevue; 5) le caractère inadéquat des conditions de détention aux É.-U. auxquelles sont soumis les demandeurs d’asile visés par l’Entente; 6) l’information publique insuffisante et/ou inaccessible en ce qui a trait à l’Entente; et 7) le nombre inadéquat d’employés au Canada pour traiter les demandes d’asile 50.
Le gouvernement du Canada a donné suite aux recommandations du HCR en novembre 2006 en précisant avoir « accepté, en tout ou en partie, 13 des 15 recommandations (nouvelles ou en suspens) formulées par le HCR 51 ». Les deux autres recommandations portaient sur la création d’un « mécanisme d’examen administratif […] aux fins de l’examen des demandes où l’on peut avoir conclu de façon erronée à l’irrecevabilité » et l’élargissement de « l’interprétation de l’article 6 pour ce qui vise […] les personnes vulnérables qui ne sont visées par aucune exception prévue à l’Entente 52 ». Dans les deux cas, le gouvernement a fait valoir que les mécanismes en place étaient suffisants et réussissaient à garantir un processus entier et équitable de détermination du statut de réfugié pour tous les types de demandeurs d’asile. En octobre 2007, le gouvernement fédéral a réitéré, en réaction à une étude parlementaire, que la plupart des recommandations du HCR avaient déjà été appliquées et que d’autres le seraient dans l’avenir 53.
Comme il est précisé dans l’étude d’impact accompagnant le règlement d’application qui désigne les États‑Unis comme tiers pays sûr 54, un certain nombre d’intervenants, plus particulièrement parmi les organisations non gouvernementales, ont constamment manifesté une opposition de principe à l’ETPS. Ils font valoir que les réfugiés devraient avoir le droit de choisir le pays duquel ils solliciteront la protection, en faisant remarquer que la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés n’exige pas des réfugiés qu’ils adressent une demande au premier pays sûr où ils arrivent. Pour diverses raisons, un demandeur d’asile peut choisir de solliciter la protection dans un pays autre que celui où il est arrivé en premier. Au nombre de ces motifs, il peut y avoir la présence de membres de la famille étendue ou d’un milieu de soutien ou encore les affinités linguistiques ou culturelles dans le pays sur lequel se porte le choix. En outre, certains pays donnent parfois une interprétation plus large du terme « réfugié » en faveur d’un groupe particulier, comme les personnes qui cherchent l’asile en raison de leur orientation sexuelle 55.
D’autres préoccupations soulevées lors de la publication préalable du règlement d’application portaient sur la question de savoir si les États‑Unis sont en fait un pays sûr pour les réfugiés, ainsi que sur la portée étroite perçue des exceptions et la possibilité que l’ETPS incite davantage les gens à entrer de façon irrégulière au Canada. Des modifications ont été apportées aux exceptions dans la version définitive du règlement d’application, mais les autres préoccupations subsistent. Par exemple, un rapport de 2013 préparé pour l’Immigration and Refugee Law Clinical Program de l’Université Harvard révélait que des demandeurs d’asile avaient recours à des passeurs pour mieux contourner l’ETPS entre le Canada et les États‑Unis 56.
Des universitaires se sont aussi dits préoccupés par l’Entente, qu’ils voient comme
« repoussant la frontière » jusqu’à une impasse juridique bien distincte où « le Canada cherche à se soustraire à ses obligations juridiques et, ce faisant, affaiblit les protections en droit qui s’offrent aux demandeurs d’asile en vertu des instruments nationaux et internationaux 57 ».
Les défenseurs des ententes de tiers pays sûrs sont d’avis que celles-ci sont nécessaires afin d’empêcher les gens de se lancer dans la « quête du meilleur pays d’asile ». D’après un chercheur du Centre pour une réforme des politiques d’immigration, le concept de tiers pays sûr repose sur le principe suivant :
[S]i quelqu’un fuit son pays d’origine, il devrait demander refuge dans le premier pays sûr qu’il peut atteindre. S’il choisit d’aller ailleurs pour demander l’asile, c’est le signe que son souci premier n’était pas de parvenir en lieu sûr, mais plutôt d’avoir le loisir de solliciter la protection et de demeurer en permanence dans un pays où les prestations sont généreuses, où les taux d’acceptation sont élevés, etc. À cet égard, on peut dire qu’ils sont en « quête du meilleur pays d’asile 58 ».
Cette justification est fondée sur la prémisse selon laquelle la « quête au meilleur pays d’asile » équivaut à manipuler le système international d’octroi de l’asile et que les personnes prêtes à manipuler ainsi le système ne sont pas tout à fait honnêtes ou de bonne foi dans l’expression de leur besoin de protection 59.
De tels intervenants ont fait valoir que le gouvernement du Canada n’était pas allé suffisamment loin avec l’ETPS. Ainsi, il a été évoqué que l’ETPS contenait des failles en raison de ses trop nombreuses exceptions 60. Il a aussi été dit que le gouvernement du Canada devrait conclure des ententes sur les tiers pays sûrs avec d’autres pays comme le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne 61.
Même si dans son examen de l’ETPS, réalisé en 2006, le HCR a conclu que les États‑Unis respectaient suffisamment leurs obligations internationales à l’égard des réfugiés 62, des défenseurs des réfugiés ont invoqué les différences entre les deux pays pour faire valoir le contraire. Ils se disent préoccupés notamment des conditions de détention des migrants aux États‑Unis, des restrictions imposées par ce pays à la capacité des demandeurs d’asile à travailler en attendant leur audience, et de l’interprétation que font les États‑Unis de la Convention relative au statut des réfugiés et de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention contre la torture) 63. À titre d’exemple, des intervenants ont fait mention, au milieu des années 2000, des taux différents d’acceptation de demandeurs provenant de certains pays comme la Colombie, ainsi que de la meilleure protection qu’accorde le Canada aux victimes de persécution fondée sur le sexe 64. Des défenseurs des réfugiés ont également affirmé que les demandeurs d’asile au Canada bénéficient d’un meilleur accès à l’aide juridique ainsi qu’à l’aide sociale, au besoin 65. Ces affirmations se sont traduites par de multiples contestations judiciaires pendant plusieurs décennies.
La constitutionnalité des dispositions sur les tiers pays sûrs a d’abord été remise en question en 1989, immédiatement après l’entrée en vigueur de la Loi sur l’immigration de 1976 modifiée et plus d’une décennie avant la mise en œuvre de l’ETPS. Dans son arrêt dans l’affaire Conseil canadien des Églises c. Canada 66, la CSC a rejeté la contestation parce que le Conseil canadien des Églises n’avait pas qualité pour agir. En d’autres termes, elle a conclu que ce type de contestation devait provenir de demandeurs d’asile se jugeant lésés dans leurs droits, plutôt que d’un organisme cherchant à plaider l’intérêt public.
Un an après l’entrée en vigueur de l’ETPS en 2004, une autre contestation a été produite, cette fois par le Conseil canadien pour les réfugiés, Amnistie internationale et le Conseil canadien des Églises, conjointement avec un demandeur d’asile colombien qui se trouvait aux États‑Unis 67. Ces parties ont fait valoir que les dispositions réglementaires désignant les États‑Unis comme tiers pays sûr étaient invalides et illégales, principalement parce que les États‑Unis ne se conformaient pas à certains aspects des conventions relatives aux réfugiés et à la torture. Elles soutenaient que, de ce fait, l’ETPS allait à l’encontre des principes du droit administratif, de la Charte et du droit international.
La Cour fédérale a retenu cet argument en 2007, concluant à l’invalidité de la désignation des États‑Unis comme tiers pays sûr 68. La Cour a appuyé sa décision sur une conclusion selon laquelle les États‑Unis ne respectaient pas leurs obligations internationales, notamment en matière de non-refoulement, et l’application de la règle des tiers pays sûrs violait sans raison les droits reconnus par la Charte à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne (art. 7), ainsi que le droit à la non-discrimination (art. 15). La Cour a en outre jugé que le Cabinet fédéral avait manqué à son obligation de procéder à un examen continu de la désignation des États‑Unis comme tiers pays sûr.
Toutefois, en 2008, la Cour d’appel fédérale a infirmé cette décision, concluant que, aussi longtemps que le Cabinet fédéral tenait dûment compte des quatre facteurs énoncés au paragraphe 102(2) de la LIPR 69 et acceptait que le pays en question soit sûr, la désignation à titre de tiers pays sûr n’était pas susceptible de contrôle par les tribunaux 70. De plus, l’obligation du Cabinet de procéder à un examen continu de l’ETPS doit concerner précisément les quatre facteurs, et non nécessairement la conformité des États‑Unis dans l’absolu. Enfin, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’aucun fait ne justifiait un examen des prétendues atteintes portées à la Charte, puisque le demandeur d’asile en cause n’avait pas tenté d’entrer au Canada.
La Cour d’appel fédérale a rejeté une contestation apparentée en 2019. Dans l’affaire Kreishan c. Canada, des demandeurs d’asile qui faisaient l’objet d’une exception en vertu de l’ETPS et dont la demande avait été refusée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la CISR revendiquaient la possibilité d’appeler des décisions devant la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la CISR 71. La Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument, en faisant observer que le droit international n’impose pas de forme particulière d’appel. Elle a ajouté que la question de savoir si certains réfugiés jouissaient d’un meilleur traitement en raison d’un processus d’appel plus favorable n’avait rien à voir avec le fait que les droits des demandeurs d’asile aient été bafoués ou non.
De nombreux juristes et défenseurs des réfugiés ont soutenu que les États‑Unis ne s’acquittent pas convenablement de leurs obligations envers les demandeurs d’asile. Le rapport de 2013 produit pour l’Immigration and Refugee Law Clinical Program de l’Université Harvard et cité plus haut concluait que, par le canal de l’ETPS, le Canada ferme systématiquement ses frontières aux demandeurs d’asile et se soustrait à ses obligations de protection en droit national et international. Le rapport indique que le Canada « met à mal la capacité des demandeurs d’asile d’obtenir les protections fondamentales de la loi en les renvoyant aux États‑Unis malgré les faiblesses évidentes du système américain d’octroi de l’asile 72 ».
En 2017, le Conseil canadien pour les réfugiés, le Conseil canadien des Églises et Amnistie internationale Canada, de concert avec une Salvadorienne accompagnée de ses enfants, ont entrepris une autre contestation judiciaire devant la Cour fédérale au sujet de cette même désignation des États‑Unis en tant que tiers pays sûr pour les réfugiés 73. Les organismes ont fait valoir que le système d’octroi de l’asile et le régime de détention des immigrants aux États‑Unis ne respectent pas les normes juridiques internationales et canadiennes, plus particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Trump en janvier 2017 74. Ils soutenaient également que cette situation créait de grands risques de détention et de renvoi injustifié vers un pays où un demandeur d’asile s’exposerait à la persécution (refoulement) et à d’autres violations de ses droits.
En juillet 2020, ces plaignants ont bénéficié d’une première décision favorable. La Cour fédérale a jugé que l’ETPS était inconstitutionnelle et qu’elle violait les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne 75. Elle a fait remarquer que les demandeurs d’asile aux points d’entrée terrestres sont privés de tout examen de leur demande sur le fond et sont renvoyés aux États‑Unis, où ils risquent la détention automatique et parfois l’isolement cellulaire ou des conditions inhumaines, ce qui leur cause des souffrances physiques et psychologiques. Elle a souligné que l’ETPS devait être une question de « partage des responsabilités », mais qu’elle ne donnait en fait aucune garantie d’accès à un processus équitable de détermination du statut de réfugié. Elle a cité la CSC qui, dans l’arrêt Suresh c. Canada, a affirmé que « la garantie relative à la justice fondamentale s’applique même aux atteintes au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui sont le fait d’acteurs autres que le gouvernement canadien 76 ». Les effets de cette décision ont été suspendus afin de donner au gouvernement fédéral le temps voulu pour interjeter appel de la décision ou d’y donner suite par voie d’une mesure législative.
En avril 2021, le gouvernement fédéral a obtenu gain de cause dans son appel de la décision 77. La Cour d’appel fédérale a indiqué que la demande n’avait pas été présentée adéquatement et ne pouvait donc pas être confirmée pour deux raisons. Premièrement, on demandait à la Cour d’examiner de façon isolée deux dispositions d’un régime législatif complexe aux composantes interreliées 78. Deuxièmement, les demandeurs contestaient des dispositions législatives générales qui autorisent l’ETPS, et non les décisions du gouverneur en conseil, à continuer de désigner les États‑Unis comme un tiers pays sûr. Pour ces raisons, la décision du tribunal inférieur a été écartée, et l’ETPS demeure en vigueur.
En décembre 2021, la CSC a autorisé l’appel de cette décision 79.
La contestation de la constitutionnalité de l’ETPS laisse planer l’incertitude quant à l’avenir de cette entente. La section qui suit vise à clarifier plusieurs questions relatives à l’ETPS qui ont été ces dernières années présentes dans le débat public, notamment en ce qui concerne le nombre de demandeurs d’asile et l’éventuelle renégociation de l’Entente.
Depuis 1989 et l’entrée en vigueur des mesures législatives de 1987 dont il a été question précédemment, le gouvernement fédéral fait le suivi du nombre de demandes d’asile présentées au pays. Ces demandes faites au Canada même peuvent être effectuées à un point d’entrée ou, à l’intérieur du territoire, auprès d’un représentant de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) ou d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) 80. Les personnes qui traversent la frontière à des points d’entrée non officiels sont généralement interceptées par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et transportées vers un bureau de l’ASFC ou d’IRCC pour qu’elles puissent y présenter une demande 81. La GRC ne prend aucune mesure d’application de la loi « contre les personnes demandant l’asile en vertu de l’article 133 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés 82 ». C’est pourquoi les personnes qui traversent la frontière à des points d’entrée non officiels sont communément qualifiées d’arrivants en situation irrégulière. Comme il a été précisé plus haut, l’ETPS ne s’applique qu’aux demandeurs d’asile qui entrent au Canada depuis les États‑Unis aux points d’entrée terrestres.
Comme l’illustre la figure 1, le nombre moyen de demandes d’asile présentées chaque année s’est établi à environ 30 047, de 1989 à septembre 2022. Le plus faible nombre a été relevé en 2013 (10 378) et le plus élevé, en 2019 (64 050). En raison de la pandémie de COVID-19 et des fermetures temporaires de la frontière entre le Canada et les États Unis entre mars 2020 et novembre 2021 83, le nombre de demandes d’asile reçues au Canada en 2020 et en 2021 était moins élevé (23 715 et 24 955, respectivement) 84.
Figure 1 – Demandes d’asile présentées au Canada, de janvier 1989 à septembre 2022
Note : La première source ci-dessous ne comporte aucune donnée sur les demandeurs d’asile pour 1988, d’où le début en 1989 de cette série de données. De plus, la série dans cette source s’interrompt en 1998, mais il y a des données d’une version plus récente de la même source. Cette série s’interrompt elle aussi en 2017 et vient d’une source différente. Les données de 2022 ne sont pas complètes. Les sources consultées utilisent les termes « demandeurs du statut de réfugié » et « revendicateurs du statut de réfugié » de façon interchangeable pour désigner les personnes qui ont demandé le statut de réfugié au Canada.
Sources : Figure préparée par la Bibliothèque du Parlement à partir de données tirées de Citoyenneté et Immigration Canada, « Canada – Résidents temporaires selon le statut annuel, 1988-2012 », Canada Faits et chiffres : Aperçu de l’immigration – Résidents permanents et temporaires (5.3 Mo, 131 pages), 2012, p. 52; Gouvernement du Canada, « 10.1. Demandeurs d’asile, selon le sexe, de 1997 à 2017 », Faits et chiffres 2017 – Aperçu de l’immigration – Résidents temporaires; Gouvernement du Canada, Demandes d’asile par année – 2018; Gouvernement du Canada, Demandes d’asile par année – 2019; Gouvernement du Canada, Demandes d’asile par année – 2020; Gouvernement du Canada, Demandes d’asile par année – 2021; et Gouvernement du Canada, Demandes d’asile par année – 2022.
De 2016 à 2017, le nombre de demandes d’asile a plus que doublé, ce qui représente la plus forte augmentation d’une année à une autre. À partir de 2017, la montée du nombre de demandes présentées au Canada s’explique en partie par les passages à la frontière canado-américaine par des points d’entrée non officiels. En 2017, par exemple, environ 41 % des demandes émanaient de personnes interceptées par la GRC à des points d’entrée non officiels. Ces demandes représentaient environ 35 % de l’ensemble des demandes d’asile en 2018, et environ 26 % en 2019. De janvier à août 2022, l’ASFC et IRCC ont traité 52 880 demandes d’asile. De ce nombre, 23 358 demandeurs (environ 44 %) sont passés par des points d’entrée non officiels et ont été interceptés par la GRC 85. Ce n’est qu’en 2017 que le gouvernement fédéral a commencé à faire publiquement le suivi du nombre d’interceptions par la GRC entre les points d’entrée, en raison de l’augmentation du nombre de passages irréguliers à la frontière.
Bien que la présente Étude de la Colline ne s’attarde pas aux raisons générales 86 et à toute l’incidence 87 de cette augmentation du nombre de demandes d’asile après un passage irrégulier à la frontière, l’une des raisons pour lesquelles cette hausse considérable est importante est le fait qu’elle se répercute sur le fonctionnement de la CISR. En effet, la flambée du nombre de demandes d’asile déférées à la CISR 88 a exercé des pressions sur ses ressources. La CISR peinait déjà à prendre ses décisions dans les délais prescrits et faisait face à un arriéré de demandes 89.
Un examen indépendant de la CISR mené en 2018 a révélé que le respect du délai établi pour la tenue d’une audience n’a été observé que dans 59 % des cas en 2017, alors qu’il avait atteint un sommet de 65 % entre 2014 et 2016. La CISR a indiqué que les retards étaient en grande partie attribuables à des questions de ressources humaines, dont un recrutement insuffisant et une charge de travail plus complexe en raison du nombre important de pays d’origine 90.
Avant 2017, la CISR ne faisait pas de suivi précis des statistiques sur les demandes d’asile présentées par des personnes qui franchissaient la frontière de manière irrégulière. La figure 2 donne un aperçu sur cinq ans du nombre de demandes d’asile reçues par la CISR et présentées par des personnes interceptées par la GRC à des points d’entrée non officiels. C’est de juillet à septembre 2017 que le nombre trimestriel de demandes reçues a culminé (8 559); le deuxième sommet en importance à cet égard a été atteint d’octobre à décembre de la même année (6 908) 91. En 2020 et 2021, la CISR a reçu un moins grand nombre (4 106 et 1 550, respectivement) de demandes d’asile au Canada présentées par des personnes ayant traversé la frontière de manière irrégulière, en raison de la pandémie de COVID-19 et de la fermeture temporaire de la frontière canado-américaine 92.
Figure 2 – Demandes d’asile présentées par des personnes qui ont traversé la frontière de manière irrégulière, de février 2017 à juin 2022
Note : La Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) ne dispose que de données partielles pour février et mars 2017.
Source : Figure préparée par la Bibliothèque du Parlement à partir de données tirées de CISR, « Statistiques relatives aux demandes d’asile présentées par des personnes qui ont franchi la frontière de manière irrégulière par année et trimestre », Statistiques relatives aux personnes arrivées à la suite d’un passage irrégulier à la frontière.
Cela a généré d’importants arriérés à la CISR, comme l’illustre la figure 3. Le nombre de demandes d’asile tranchées ne pouvait suivre le rythme des entrées, d’où une augmentation du nombre de cas en attente de règlement au fil du temps. Toutefois, comme il y a eu moins de demandes en raison de la pandémie de COVID-19 et des fermetures temporaires de la frontière canado-américaine, le nombre de demandes en attente a diminué au fil du temps pour atteindre 12 400 en moyenne de janvier à juin 2022, par rapport aux presque 29 400 demandes reçues de juillet à décembre 2019.
Figure 3 – Demandes d’asile, en attente et tranchées, présentées par des personnes qui ont traversé la frontière de manière irrégulière, de février 2017 à juin 2022
Note : La Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) ne dispose que de données partielles pour février et mars 2017.
Source : Figure préparée par la Bibliothèque du Parlement à partir de données tirées de CISR, « Statistiques relatives aux demandes d’asile présentées par des personnes qui ont franchi la frontière de manière irrégulière par année et trimestre », Statistiques relatives aux personnes arrivées à la suite d’un passage irrégulier à la frontière.
En 2018, la CISR a mis sur pied une équipe spéciale responsable de la réduction du nombre de demandes d’asile peu complexes en attente qui devait se concentrer sur les demandes d’asile qui « peuvent être réglées rapidement par une instruction sur dossier ou par la tenue d’une audience courte 93 ». Pour accroître sa productivité et améliorer son approche en matière de gestion des cas, la CISR a également mis à jour sa politique sur le traitement accéléré des demandes d’asile par la SPR et diffusé des instructions sur la catégorisation des demandes moins complexes à la SPR 94. Ainsi, elle a prévu des « audiences courtes et ciblées pour régler les demandes d’asile simples et elle tranche même certaines demandes d’asile sans tenir d’audience lorsque les circonstances le permettent 95 ».
En plus de simplifier ses processus, la CISR a aussi reçu, dans le cadre du budget de 2018, une somme de 74 millions de dollars sur deux ans pour « lui permettre de prendre plus rapidement des décisions au sujet des demandes d’asile, notamment en embauchant 64 décideurs et 185 employés de soutien 96 ». C’est ainsi qu’elle a pu régler « 30 % de plus de demandes d’asile et plus de 60 % d’appels en matière d’asile de plus en 2018-2019 qu’au cours de l’exercice précédent 97 ».
Qui plus est, le gouvernement du Canada a affecté, dans le budget de 2018, une somme approximative de 100 millions de dollars sur deux ans à IRCC, à l’ASFC, à la GRC et à d’autres ministères concernés en réaction aux pressions opérationnelles causées par la migration en situation irrégulière 98. Ces fonds ont contribué à « soutenir la réception de nouvelles demandes d’asile, l’exécution des procédures de contrôle de sécurité préliminaire, le traitement du caractère recevable des demandes, le renvoi des demandeurs d’asile déboutés, et la détention et le renvoi des personnes qui présentent un risque pour la sécurité des Canadiens 99 ».
Le budget de 2019 accordait 208 millions de dollars de plus à la CISR afin qu’elle vise désormais le traitement de 50 000 demandes d’asile par année 100. De leur côté, le Portrait économique et budgétaire de 2020 et le budget de 2022 accordaient aussi des fonds à la CISR afin d’aider le gouvernement fédéral à « soutenir la stabilité et l’intégrité à long terme du système d’octroi de l’asile au Canada 101 ». Ces investissements supplémentaires ont permis de stabiliser la CISR, qui a profité de la pandémie pour réduire son arriéré et le temps d’attente des demandes d’asile et des appels des réfugiés 102.
En 2019, la LIPR et son règlement d’application ont été modifiés pour ajouter un motif d’interdiction de territoire des demandeurs d’asile au Canada 103. Depuis avril 2019, une personne ne peut revendiquer le statut de réfugié au Canada si elle a déjà présenté une demande d’asile dans un pays avec lequel le Canada a conclu un accord d’échange de renseignements 104. Pour les personnes exclues du processus de détermination du statut de réfugié du fait qu’elles ont demandé l’asile dans un pays avec lequel le Canada a conclu un tel accord, l’évaluation des risques avant renvoi comprend une audience obligatoire 105.
Malgré tous ces changements d’ordre stratégique et opérationnel, la grande question dans le débat public est celle de l’avenir de l’ETPS entre le Canada et les États‑Unis. Depuis 2017, nombreux ont été les appels à sa suspension, alors que d’autres préconisent son application sans égard à la façon dont le demandeur d’asile franchit la frontière vers le Canada 106. Il deviendra peut-être plus urgent d’entamer une éventuelle renégociation de l’ETPS à la lumière des contestations de la constitutionnalité de celle-ci.
Pour que l’ETPS puisse être modifiée, le Canada et les États‑Unis doivent tous deux consentir aux modifications par écrit. De plus, chaque partie peut suspendre l’application de l’ETPS pendant une période maximale de trois mois sur préavis écrit à l’autre partie. Une telle suspension peut être renouvelée pour des périodes additionnelles d’au plus trois mois 107.
Comme l’ETPS doit continuellement faire l’objet d’un examen, d’autres propositions pour sa mise à jour ont été faites dans le passé. En 2011, par exemple, les fonctionnaires d’IRCC (alors appelé Citoyenneté et Immigration Canada) ont dit qu’il y aurait lieu d’examiner l’inapplicabilité de l’ETPS dans le cas des personnes qui arrivent aux aéroports et de celles qui arrivent en situation irrégulière, et ce, afin d’y apporter de possibles modifications 108. L’augmentation du nombre de personnes arrivées en situation irrégulière depuis 2017 a attiré l’attention sur d’importants problèmes liés au système d’immigration du Canada dans son ensemble. Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté n’en a pas moins déclaré que l’ETPS demeurait indispensable pour le traitement des demandes d’asile dans les deux pays 109.
Si le gouvernement fédéral a apporté des changements d’ordre opérationnel et stratégique en 2017, il a aussi reconnu qu’il était « possible de négocier et de rehausser une entente sur les tiers pays sûrs qui fonctionnera plus efficacement à l’avantage des deux pays 110 ». Cela concorde avec les premières indications données dans les années 1990 et au début des années 2000 selon lesquelles le Canada était toujours disposé à poursuivre les entretiens avec les États‑Unis sur l’asile, l’ETPS et les questions connexes 111. En 2021, le premier ministre a demandé au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté de continuer à travailler avec les États‑Unis à la modernisation de l’ETPS 112. Toutefois, et comme l’a fait valoir un chercheur, « le Canada doit aussi songer à la possibilité que les États‑Unis ne veuillent pas en définitive modifier l’Entente, même s’ils se disent disposés à renégocier 113 ».
Entre mars 2020 et novembre 2021, le gouvernement du Canada a pris une série de décrets en vertu de la Loi sur la mise en quarantaine afin de freiner la propagation de la COVID-19. Ces décrets ont aussi eu pour effet de limiter l’entrée au pays de demandeurs d’asile. Avec le premier décret, seul un nombre restreint de personnes étaient admissibles à présenter une demande d’asile : les mineurs non accompagnés, les parents d’un citoyen américain mineur, les apatrides qui résident habituellement aux États‑Unis et les citoyens américains 114. Le gouvernement fédéral a essuyé des critiques de la part de groupes de la société civile pour avoir ainsi restreint l’accès et ne pas avoir respecté ses propres lois en matière d’immigration et ses obligations internationales à l’égard des réfugiés 115. En avril 2020, les étrangers pour qui il avait déjà été déterminé qu’ils avaient besoin de la protection du Canada et certaines personnes autorisées à présenter une demande d’asile ont à nouveau eu la permission d’entrer au Canada à la frontière terrestre. De plus, certains groupes comme les apatrides, les citoyens américains et les étrangers ayant un membre de leur famille au Canada ou s’exposant à la peine de mort ont retrouvé le droit de faire une demande d’asile à des points d’entrée désignés. Enfin, les mineurs non accompagnés, les apatrides qui résident habituellement aux États‑Unis et les citoyens des États‑Unis pouvaient de nouveau présenter une demande d’asile en entrant au Canada de manière irrégulière 116. Le gouvernement du Canada a pris un nouveau décret connexe environ tous les mois, et le dernier de ces décrets est venu à échéance le 31 janvier 2022 117.
L’avenir de l’ETPS est incertain. En 2019, le gouvernement du Canada a exprimé l’intention de moderniser l’Entente, et il a réitéré cet engagement dernièrement. Entretemps, comme la constitutionnalité de l’Entente fait l’objet de contestations devant les tribunaux, il pourrait devenir plus urgent de renégocier les modalités de celle-ci ou d’y mettre un terme. Ajoutons que des mesures temporaires en réaction à la pandémie de COVID-19 ont encore diminué les possibilités pour les demandeurs d’asile d’entrer et de séjourner au Canada. Ces faits montrent bien les entraves et les incertitudes auxquelles se heurtent les réfugiés qui espèrent demander l’asile au Canada.
L’ETPS est controversée depuis sa création. Ses partisans soutiennent qu’elle permet au Canada et aux États‑Unis de mieux gérer l’accès au processus de détermination du statut de réfugié. Pour leur part, les détracteurs maintiennent que les États‑Unis ne sont pas un pays sûr pour les réfugiés et que le fait de renvoyer les demandeurs d’asile dans ce pays sans une évaluation indépendante de leur demande porte atteinte aux droits fondamentaux.
La décision de la CSC sur la question aidera à déterminer les options qui s’offrent au gouvernement fédéral dans le cadre de ses efforts de modernisation de l’Entente. Ces choix pourraient avoir de vastes conséquences sur les réfugiés et la population canadienne en général.
Ruben Zaiotti, « Chapter 9, Beyond Europe: Toward a New Culture of Border Control in North America », Cultures of Border Control: Schengen and the Evolution of European Frontiers, 2011, p. 204 [traduction]. Cette idée est aujourd’hui largement appliquée par le Canada et les États-Unis, à la suite de la Déclaration sur une vision commune de la sécurité du périmètre et de la compétitivité économique, qui, en 2011, a établi
un nouveau partenariat à long terme qui s’articule autour d’une approche de la sécurité du périmètre et de la compétitivité économique. Cela signifie que les deux pays travailleront ensemble, non seulement à la frontière, mais également par-delà la frontière afin de renforcer la sécurité et d’accélérer la circulation des personnes, des marchandises et des services.
Voir Sécurité publique Canada, Par-delà la frontière : une vision commune de la sécurité du périmètre et de la compétitivité économique.
[ Retour au texte ]Le non-refoulement se définit comme suit :
Interdiction pour les États d’extrader, d’expulser ou de refouler de toute autre manière une personne vers un pays dans lequel sa vie ou sa liberté serait menacée, ou s’il existe des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, d’être victime d’une disparition forcée ou de subir un autre préjudice irréparable.
Voir Organisation internationale pour les migrations, « Non-refoulement (principe de) », Termes clés de la migration.
[ Retour au texte ]Plusieurs pays européens ont introduit le concept de tiers pays sûr dans leur législation nationale, dont la Belgique (1980), la Suède (1989) et la Suisse (1979). Voir Gouvernement du Canada, Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis : Partenariat pour la protection – Examen de la première année, novembre 2006, p. 9.
Comme autres exemples, mentionnons l’Australie, qui a adopté un règlement sur les tiers pays sûrs pour des « catégories particulières de demandeurs d’asile » en 1994, et la Tanzanie et l’Afrique du Sud, qui ont pris un règlement sur les pays sûrs en 1998. Le concept est également entré dans la législation nationale de plusieurs pays d’Europe de l’Est et d’anciennes républiques de l’Union soviétique. Voir Agnès Hurwitz, « Chapter 2, Safe Third Country Practices, Readmission, and Extraterritorial Processing », The Collective Responsibility of States to Protect Refugees, 2009, p. 47 à 50 [traduction].
[ Retour au texte ]Voici les facteurs en question :
a) le fait que ces pays sont parties à la Convention sur les réfugiés et à la Convention contre la torture;
b) leurs politiques et usages en ce qui touche la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés et les obligations découlant de la Convention contre la torture;
c) leurs antécédents en matière de respect des droits de la personne;
d) le fait qu’ils sont ou non parties à un accord avec le Canada concernant le partage de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile.
Voir Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, par. 102(2).
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