Les économistes considèrent que la croissance de la productivité est le principal déterminant à long terme de l’amélioration du niveau de vie moyen, tel que mesuré par la croissance du produit intérieur brut (PIB) par habitant. Les chercheurs et les décideurs politiques font remarquer que la baisse de la croissance de la productivité des dernières décennies est l’un des plus grands défis économiques du Canada. Cette baisse est source de préoccupation pour les parlementaires et le gouvernement fédéral puisque, à défaut de renverser la tendance, le niveau de vie moyen des Canadiennes et des Canadiens croîtra moins rapidement, voire diminuera, dans les années à venir.
L’objectif de la présente publication est d’expliquer ce qu’est la croissance de la productivité et pourquoi elle est un élément important de l’amélioration du niveau de vie moyen au Canada. Elle examine le poids des « nouvelles idées », un concept formulé par le lauréat du prix Nobel Paul M. Romer, en tant que facteur déterminant de la croissance de la productivité à long terme du Canada, et souligne que la croissance à long terme d’une économie avancée comme celle du Canada dépend fortement du degré d’émergence de nouvelles idées et de la transformation de celles-ci en innovations qui améliorent la productivité. L’observation fondamentale qui ressort de la littérature économique est que le taux de croissance à long terme d’une économie avancée correspond essentiellement au produit du nombre de chercheurs, d’entrepreneurs et de scientifiques et de leur productivité respective.
De récentes études indiquent qu’il devient plus difficile de trouver des idées d’envergure et révolutionnaires et qu’il faut considérablement bonifier les investissements en recherche et développement, au Canada et dans le monde, pour continuer à en trouver.
L’économie canadienne connaît un déclin continu de la croissance de sa productivité depuis plus de quatre décennies. Il s’agit en fait de l’un des défis économiques les plus persistants pour le Canada et d’une source majeure de préoccupation pour les parlementaires et le gouvernement fédéral.
À titre d’exemple, le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie s’est penché sur le sujet et a déposé trois rapports sur l’investissement et la productivité des entreprises depuis 2018 1. En outre, dans le budget de 2022, le gouvernement fédéral a admis que si les entreprises canadiennes continuent d’investir aussi peu dans l’innovation ainsi que dans la recherche et le développement (R. et D.) comparativement à leurs homologues étrangers, le Canada connaîtra la croissance de produit intérieur brut (PIB) par habitant la plus basse de tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) entre 2020 et 2060 2.
La productivité, ou ce que les économistes appellent la productivité totale des facteurs (PTF), est une mesure de performance économique qui compare la quantité de biens et services produits (extrants) et la quantité de main-d’œuvre et de capital (intrants) utilisés dans la production de ces biens et services 3. Il y a croissance de la productivité lorsque les extrants augmentent plus rapidement que les intrants de main-d’œuvre et de capital. La croissance de la productivité représente le principal moyen d’augmenter la croissance économique à un niveau qui, autrefois, n’aurait pu être accompli que par l’augmentation des intrants de main-d’œuvre et de capital. En effet, selon Statistique Canada, environ 90 % de la croissance de l’extrant par habitant au Canada au cours des 40 dernières années est attribuable à la croissance de la productivité 4.
La croissance de la productivité tend à générer non seulement des revenus plus élevés pour les travailleurs et travailleuses et de meilleurs profits pour les entreprises, mais aussi des recettes publiques supplémentaires. Au cœur de ces avantages économiques se trouve la promesse d’une amélioration du niveau de vie de la population canadienne par la combinaison de revenus plus élevés, de plus de temps pour les loisirs et de meilleurs services gouvernementaux et versements de transferts. En plus d’améliorer le niveau de vie, la croissance de la productivité peut réduire l’inflation en atténuant l’écart entre la demande globale et la capacité économique à fournir des biens et services.
La partie 2 de cette publication présente des données concernant le taux de croissance de la productivité et le PIB par habitant au Canada et les compare à ceux des États Unis (É.-U.) et de la moyenne des pays du Groupe des Sept (G7). La partie 3 aborde le rôle crucial des nouvelles idées en tant que facteurs déterminants de la croissance de la productivité à long terme. Enfin, la partie 4 examine les causes possibles de la basse croissance de la productivité du Canada au moyen d’un angle axé sur la génération d’idées nouvelles.
La figure 1 montre qu’entre 1980 et 2022, le taux de croissance de la productivité du Canada est passé de 102 % à 77 % du taux des É.-U. et de 108 % à 93 % du taux moyen du G7.
Elle illustre aussi que cette baisse relative de croissance de la productivité correspond à la baisse relative du niveau de vie moyen canadien comparativement à son principal partenaire commercial, les É.-U. Entre 1980 et 2022, le niveau de vie moyen du Canada, mesuré selon le PIB par habitant, est passé de 93 % à 75 % de celui des É. U. En 2022, le PIB par habitant du Canada était de 57 000 $ US (77 720 $ CA), alors que le PIB par habitant des É.-U. était de 76 400 $ US (104 171 $ CA) 5.
Sources : Figure préparée par la Bibliothèque du Parlement à partir de données sur la croissance de la PTF et le PIB par habitant tirées de Banque de France, « Long-Term Productivity Database », base de données, consultée le 23 octobre 2023; et Organisation de coopération et de développement économiques, « Niveaux de PIB par tête et de productivité », base de données, consultée le 23 octobre 2023.
Étant donné l’importance de la productivité pour le bien-être collectif, il est essentiel de comprendre ce qui détermine le taux de croissance de la productivité dans le temps. C’est ce à quoi s’est efforcé de répondre Paul M. Romer, lauréat 2018 du prix Nobel d’économie 6, dans un article publié en 1990 7.
Dans cet article, pour permettre de mieux comprendre la croissance de la productivité, M. Romer a établi une distinction entre deux concepts fondamentaux : « les idées » et « les objets ». Les objets comprennent toutes les choses usuelles qui sont prises en considération en sciences économiques et dans la vie quotidienne, comme l’argent, le travail, les compétences, le territoire, les routes, les professions, les produits de base (p. ex. le pétrole et le soja) et même des biens environnementaux quantifiables comme l’eau saine.
Ce qui distingue les idées des objets est que ceux-ci sont source de rivalité, c’est à dire que l’utilisation d’un objet par une personne empêche son utilisation simultanée par une autre personne. Pensons au nombre de personnes qui conduisent sur des autoroutes, qui utilisent des ordinateurs, qui sollicitent l’expertise de médecins particuliers ou qui boivent de l’eau. À mesure que le nombre de personnes qui utilisent ces objets augmente, la disponibilité de ces objets diminue. Cette concurrence est le fondement de la rareté, un concept fondamental des sciences économiques qui met en lumière la limite des ressources humaines et non humaines et qui détermine qu’il n’est possible de générer qu’une quantité limitée de chaque bien ou service économique, même si l’on dispose des connaissances techniques les plus avancées. Ainsi, une seule personne peut être plus productive à l’aide d’un ordinateur, mais pour rendre des milliers de personnes tout aussi productives il faudrait des milliers d’ordinateurs.
À l’inverse, les idées ne sont pas source de rivalité; elles ont donc un usage infini 8. Cela signifie qu’un nombre infini de personnes peut utiliser une même idée au même moment. Une idée peut être un cadre conceptuel, un modèle ou un plan indiquant comment faire quelque chose. Dans son essence, il s’agit d’un ensemble d’instructions pour utiliser les objets existants de manière à en augmenter l’extrant. On compte notamment dans cette catégorie le calcul infinitésimal, la conception des ordinateurs quantiques les plus avancés, le code qui transforme les touches tapées sur un clavier en lettres apparaissant sur un écran d’ordinateur, de nouvelles méthodes de gestion, la recette d’un nouvel antibiotique ou le dernier vaccin contre la COVID-19 qui a protégé la santé de milliards de personnes.
Le fait que plusieurs personnes puissent utiliser une idée au même moment sous entend que le niveau de vie moyen d’un pays dépend du bassin cumulatif d’idées plutôt que du nombre d’idées par personne. C’est une distinction majeure par rapport aux objets comme le capital. Alors que chaque ordinateur permet d’augmenter la productivité d’un seul employé, une idée révolutionnaire, comme le vaccin contre la COVID-19, peut augmenter la productivité d’innombrables employés sans nécessiter une hausse proportionnelle du nombre d’idées. Ce qui fait vraiment progresser la croissance économique à long terme dans les économies avancées comme le Canada est donc le nombre total d’idées générées dans le temps et leur transformation en innovations qui augmentent la productivité.
En ce qui concerne l’origine des nouvelles idées, les recherches économiques suggèrent qu’elles sont issues de l’ingéniosité des personnes, tout particulièrement des chercheurs, des entrepreneurs et des scientifiques 9. Par conséquent, le progrès à long terme du niveau de vie moyen d’un pays dépend du rythme auquel sa population génère de nouvelles idées qui augmentent la productivité.
Si l’on tient compte de l’importance des nouvelles idées, comment peut-on expliquer la baisse de la croissance de la productivité dans les économies avancées, y compris au Canada, dans les dernières décennies? L’une des explications possibles de cette baisse est que le taux de croissance du nombre de personnes à la recherche de nouvelles idées semble avoir ralenti 10.
Charles I. Jones a mené un exercice d’analyse causale de la croissance pour les É. U. et a découvert que, depuis 1950, l’augmentation de la fraction de la population dévouée à la R. et D. ainsi que l’augmentation continue des niveaux de scolarité et la diminution de la mauvaise affectation des ressources, dont le capital humain, sont responsables de 80 % de la croissance annuelle de 2 % du PIB par habitant des É. U. 11. La croissance démographique est responsable du 20 % restant. Il est intéressant de noter que l’auteur a estimé que le ratio capital physique/extrant n’a aucunement contribué à la croissance économique des É.-U.
Une recherche a attribué la baisse de la croissance de la productivité des économies avancées au cours des dernières décennies au fait que les « nouvelles idées » sont de plus en plus difficiles à trouver, c’est-à-dire que « l’effort de recherche augmente substantiellement tandis que la productivité de la recherche baisse rapidement 12 ». On a trouvé des preuves solides et constantes d’une baisse à grande échelle de la productivité de la recherche dans plusieurs domaines et dans presque tous les secteurs étudiés. En prenant les données des É.-U. comme point de référence, la productivité de la recherche connaît une baisse de 50 % tous les 13 ans, ce qui sous-entend qu’il est de plus en plus difficile de générer de nouvelles idées. Afin de maintenir une croissance du PIB par habitant constante, les É.-U. devraient doubler leur effort de recherche tous les 13 ans pour contrer cette difficulté grandissante.
La figure 2 compare l’effort de recherche du Canada à celui des É.-U. et des pays du G7 en représentant les dépenses intérieures brutes totales en R. et D. de leurs entreprises en pourcentage du PIB national. Pour la période de 2010 à 2019, les dépenses du Canada en pourcentage du PIB, sont demeurées environ les mêmes et représentent, en moyenne, moins de la moitié des dépenses des É.-U. Pour la même période, les dépenses intérieures brutes totales en R. et D. des entreprises des É.-U. et de la moyenne des pays du G7 en pourcentage du PIB ont augmenté.
Source : Figure préparée par la Bibliothèque du Parlement à partir de données tirées de Organisation de coopération et de développement économiques, « Principaux indicateurs de la science et de la technologie », base de données, consultée le 23 octobre 2023.
Dans les sciences économiques, mesurer la génération de nouvelles idées par l’analyse de brevets est une pratique de longue date 13. La figure 3 montre que le Canada a connu, parmi les pays du G7, le plus petit nombre de demandes civiles de brevet par million d’habitants en 2021, une tendance observée sur plusieurs années.
Source : Figure préparée par la Bibliothèque du Parlement à partir de données tirées de Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, « Fiche d’information sur la propriété intellectuelle 2022 » (175 Ko, 2 pages), Centre de données statistiques de propriété intellectuelle, base de données, consultée le 23 octobre 2023.
Enfin, l’amélioration de la diversité en milieu de travail et l’exploitation de l’intelligence artificielle pourraient également contribuer à améliorer la croissance de la productivité à long terme du Canada.
Il est clairement établi que favoriser la diversité dans le milieu de travail entraîne non seulement un riche mélange de points de vue, mais a aussi le potentiel de stimuler l’innovation en amalgamant des idées et approches variées, ce qui, en fin de compte, contribue à accroître la productivité. Par exemple, un article marquant de 2019 sur la croissance économique fait observer que, dans les années 1960, 94 % des médecins et des avocats des É.-U. étaient des hommes blancs. En 2008, cette proportion était tombée à 62 % 14. Comme le « talent inné » pour les professions hautement spécialisées devrait être similaire dans tous les groupes, les auteurs estiment que la répartition des emplois dans les années 1960 sous-entend que nombre d’Afro-Américains et de femmes ayant un talent inné n’occupaient pas des professions correspondant à leurs compétences. L’étude quantifie la portée économique plus générale de ce changement entre 1960 et 2008 et révèle que de 15 % à 20 % de la croissance du PIB global par habitant aux É.-U. peut être attribuée à une répartition plus efficiente des talents. La discrimination, les préjugés inconscients, le racisme, les rôles selon le genre, les stéréotypes fondés sur le genre, les lieux de travail mal adaptés aux réalités de genre et à la vie familiale, les congés parentaux insuffisants et les horaires de travail rigides comptent parmi les facteurs qui ont grandement nui à l’emploi efficient de personnes talentueuses, en dehors des hommes blancs, durant cette période. Ces conclusions suggèrent que le Canada pourrait aussi augmenter sa croissance de la productivité en accueillant encore plus la diversité dans le milieu de travail.
En ce qui concerne l’intelligence artificielle, bien qu’elle en soit encore à ses balbutiements dans de nombreux domaines, elle pourrait éventuellement contribuer à accroître la croissance de la productivité du Canada en améliorant la capacité des Canadiennes et des Canadiens à générer de nouvelles idées et à innover 15.
La croissance de la productivité est le principal moteur du niveau de vie d’un pays. À défaut de renverser le déclin prolongé de la croissance de la productivité du Canada, le niveau de vie moyen des Canadiennes et des Canadiens croîtra moins rapidement, voire diminuera, dans les années à venir.
Les recherches économiques insistent sur le rôle crucial des nouvelles idées en tant que facteurs déterminants de la croissance de la productivité à long terme. Elles indiquent aussi qu’il devient de plus en plus ardu de trouver des idées d’envergure et révolutionnaires, ce qui a une incidence directe sur l’innovation et la croissance de la productivité. Cela souligne le besoin d’une hausse substantielle de l’effort de recherche du Canada afin de découvrir, développer et commercialiser de nouvelles grandes idées.
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