La présente Étude de la Colline examine trois indices de démocratie largement utilisés, soit ceux de Freedom House, de l’Economist Intelligence Unit et de Varieties of Democracy (V‑Dem). Elle explique le fonctionnement de ces trois indices, leur manière d’évaluer l’état de la démocratie au Canada, leurs différences ainsi que certaines limites possibles de leurs approches respectives.
Ce document fait ressortir l’idée que la démocratie est une notion vaste et diversifiée, et donc difficile à définir. Par conséquent, la mesure de la démocratie exige de faire des choix subjectifs concernant la définition de la démocratie, la recherche de données probantes sur le terrain et la compilation de ces données en une note numérique.
Évaluer des éléments différents ne peut que générer des résultats différents. Tout en se rapprochant davantage du sommet selon certains indices, le Canada figure néanmoins toujours en bonne position par rapport à la plupart des pays. Les pays qui obtiennent généralement le meilleur classement – et, dans une moindre mesure, le pire – ne sont pas les mêmes pour tous les indices. Ainsi, en 2023, aucun pays ne s’est classé aux trois premiers rangs de chacun des indices. Il ne faut toutefois pas exagérer cette variation : les trois indices s’accordent essentiellement sur les pays qui sont les plus démocratiques et ceux qui le sont le moins.
La présente Étude de la Colline s’attarde aussi à quelques-unes des limites mises en relief par les politologues et autres observateurs pour chacun des indices. Parmi celles-ci figurent le fait que l’indice de démocratie de V‑Dem, soit celui qui se fonde sur la méthodologie la plus poussée, se montre très transparent à certains égards, mais opaque à d’autres.
Bien qu’il soit impossible de mesurer parfaitement la démocratie, les indices de démocratie servent tout de même de références pour établir des comparaisons assez rigoureuses de l’état de la démocratie d’année en année, à l’échelle tant mondiale que nationale.
Au cours des dernières années, de plus en plus d’observateurs ont signalé une érosion de la démocratie dans le monde. Selon le rapport Freedom in the World 2024, réalisé par Freedom House, la liberté à l’échelle mondiale a décliné pour la 18e année consécutive en 2023 1. L’état de la démocratie a même suscité des inquiétudes dans les pays ayant une longue tradition démocratique et des institutions solides, un rappel que les institutions démocratiques ne sont pas autosuffisantes. Au Canada, comme partout ailleurs, il y a de bonnes raisons de s’interroger sur l’état de la démocratie au pays et à l’étranger. Mais comment obtenir une réponse fiable à une question aussi vaste et complexe?
Un indice de démocratie est un outil qui permet de répondre à cette question. Les indices de démocratie visent à mesurer la démocratie de manière objective, transparente et rigoureuse. Les plus ambitieux ont pour but de recueillir des données sur chaque pays du monde et de leur attribuer des notes ou des classifications individuelles, voire les deux. La même méthode étant appliquée pour évaluer l’état de la démocratie dans chaque pays, les notes peuvent servir à comparer les pays et même à les classer du plus démocratique au moins démocratique. Certains indices de démocratie sont publiés chaque année, si bien que ceux qui les consultent peuvent suivre les progrès ou le recul de la démocratie au fil du temps.
Même si ces indices servent principalement à mesurer la démocratie, ils peuvent aussi l’influencer. Au sens large, on pourrait dire qu’ils exercent une pression sur les gouvernements en rendant publics leurs succès et leurs échecs. Par exemple, en mars 2024, l’Inde a annoncé la publication de son propre indice de démocratie, craignant soi-disant que les évaluations négatives des trois indices décrits dans la présente Étude de la Colline nuisent à sa cote de crédit 2. Les indices de démocratie peuvent également contribuer à la prise de décisions relatives à la politique étrangère. Ainsi, des organismes gouvernementaux aux États‑Unis ont utilisé les rapports Freedom in the World de Freedom House pour orienter leurs décisions sur l’allocation de l’aide étrangère et pour évaluer leurs activités de promotion de la démocratie, comme on l’explique ci-après.
Mesurer la démocratie est une tâche complexe qui exige que des analystes prennent une série de décisions subjectives. Des approches différentes mènent inévitablement à des conclusions différentes en ce qui concerne la situation individuelle des pays et l’état de la démocratie dans le monde. Dans les pages qui suivent, nous examinons trois indices de démocratie largement utilisés, soit ceux de Freedom House, de l’Economist Intelligence Unit (EIU) et de Varieties of Democracy (V‑Dem). La présente Étude de la Colline explique le fonctionnement de chacun, leur manière d’évaluer l’état de la démocratie au Canada, leurs différences ainsi que certaines limites possibles de leurs approches respectives 3.
L’étymologie du mot « démocratie » est une combinaison de deux mots issus du grec ancien : « demos », qui signifie « peuple », et « kratos », qui veut dire « pouvoir ». Mais comment le pouvoir du peuple peut-il prendre forme dans les institutions démocratiques? C’est là une question d’ordre tant moral et philosophique qu’empirique. Ce qui suit est une présentation schématique de certains des choix déterminants qu’un individu ou une organisation doit faire pour mesurer la démocratie, ainsi qu’une brève analyse des conséquences potentielles de ces choix 4.
Dans un premier temps, les personnes qui compilent les indices de démocratie doivent circonscrire ce qu’elles recherchent; elles doivent établir ce qu’est la démocratie et ce qui fait qu’un pays est plus ou moins démocratique. Certains éléments feront probablement consensus : des élections libres et équitables et la liberté de la presse sont généralement considérées comme les fondements de la démocratie 5. D’autres sont souvent plus litigieux. Par exemple, un indice juge que le vote obligatoire est favorable à la démocratie, alors qu’un autre considère une telle pratique comme lui étant hostile 6. Les décisions initiales sur ce qui caractérise ou non une démocratie orientent inévitablement le reste du processus d’évaluation.
Dans un deuxième temps, les personnes qui compilent les indices de démocratie doivent déterminer comment seront évalués les éléments jugés fondamentaux. Elles doivent aller au-delà d’un concept comme des élections libres et équitables et parvenir à une panoplie d’indicateurs issus du monde réel, tels que les lois électorales et la présence de partis de l’opposition authentiques, dont l’absence remettrait en question la tenue d’élections libres et équitables. Il existe une importante marge de variation à cet égard. En 2018, des politologues qui se sont penchés sur la situation ont affirmé que « presque tous les chercheurs qui ont tenté de mesurer la démocratie ont utilisé des indicateurs différents. Cela sème la confusion 7. »
Dans un troisième temps, il leur faut déterminer la manière de combiner chaque indicateur pour en arriver à une note globale. Par exemple, Freedom House accorde la même importance à chacun de ses indicateurs, puis les additionne pour obtenir une note totale sur 100. En revanche, V‑Dem attribue à chacun de ses indicateurs une importance particulière et calcule la note totale en additionnant et en multipliant les indicateurs les uns avec les autres. Différentes manières de cumuler les résultats de chaque indicateur produiront également des résultats différents.
Enfin, si un indice de démocratie vise à évaluer l’état de la démocratie dans le monde, il faut faire plusieurs choix supplémentaires, l’un d’eux étant de décider si l’évaluation doit être faite par pays ou par population. Si l’indice produit une évaluation basée sur la population, alors l’état de la démocratie dans un très grand pays comme l’Inde aura une influence majeure sur les conclusions qui seront tirées quant à l’état de la démocratie dans le monde 8.
Dans les années 1950, Freedom House, un organisme à but non lucratif basé à Washington, a commencé à publier des examens de fin d’année sur la liberté dans le monde. Ces examens sont devenus plus exhaustifs en 1972, lorsque Freedom House a lancé une étude comparative annuelle sur la liberté. Cette dernière, maintenant connue comme le rapport Freedom in the World, jouit d’une influence répandue et est citée dans des articles de journaux, des rapports de groupes de réflexion, des publications savantes, des discours politiques et plus encore. Il faut toutefois garder à l’esprit que l’enquête Freedom in the World a pour but de mesurer la liberté et non la démocratie, mais que l’on se sert tout de même souvent de cet indice de Freedom House pour évaluer la démocratie. De plus, Freedom House considère qu’il existe une corrélation entre la cote de liberté d’un pays et son niveau de démocratie 9.
Le rapport Freedom in the World fait état de la liberté selon une échelle allant de -4 à 100, -4 correspondant au moins libre et 100 au plus libre. Chaque pays et territoire se voit attribuer une note de 0 à 4 pour chacun des 25 indicateurs, ce qui mène à un pointage global sur 100. Les 25 indicateurs sont répartis en deux catégories principales, soit les droits politiques et les libertés civiles, et en sept sous-catégories. Une dernière question discrétionnaire concernant les changements démographiques forcés permet d’enlever jusqu’à 4 points de la note globale d’un pays ou d’un territoire, ce qui ouvre la porte à un pointage négatif 10.
Chaque indicateur est évalué sous forme de question. Par exemple : « Le gouvernement fonctionne-t-il de façon ouverte et transparente? » ou « Existe-t-il une magistrature indépendante? » Selon Freedom House, les indicateurs qui servent à évaluer chaque pays et territoire sont dérivés de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1948.
Chaque indicateur est évalué par une équipe d’analystes qui font appel à une panoplie de sources, dont des articles de journaux, des analyses universitaires, des rapports d’organisations non gouvernementales et des recherches sur le terrain. Les analystes soutiennent ensuite leurs notes proposées lors d’une série de réunions de vérification avant que le pointage final ne soit décidé. Les notes sont déterminées en fonction des événements survenus dans un pays au cours d’une année donnée. Cependant, Freedom House ne change généralement la note de l’année précédente d’un pays qu’en réaction à des événements majeurs, ce qui favorise la continuité du pointage 11.
En plus de la note, chaque pays est classé selon qu’il est libre, partiellement libre ou non libre, d’après une agrégation des notes pondérées relatives aux droits politiques et aux libertés civiles.
Le tableau 1 présente la note globale du Canada ainsi que ses notes dans les deux catégories principales de l’indice de Freedom House au cours des cinq dernières années.
Année | Droits politiques (sur 40) | Libertés civiles (sur 60) | Note globale (sur 100) |
---|---|---|---|
2019 | 40 | 58 | 98 |
2020 | 40 | 58 | 98 |
2021 | 40 | 58 | 98 |
2022 | 40 | 58 | 98 |
2023 | 39 | 58 | 97 |
Comme l’indique le tableau 1, le Canada a reçu une note de 39 sur 40 en 2023 dans la catégorie des droits politiques. Plus précisément, il a obtenu une note parfaite pour 9 des 10 indicateurs de cette catégorie et une note de 3 sur 4 pour l’indicateur mesurant le caractère ouvert et transparent du gouvernement. Selon l’évaluation de Freedom House, « les Canadiens qui demandent des renseignements aux gouvernements fédéral et provinciaux sur les politiques publiques et les décisions gouvernementales sont confrontés à d’importants retards et à des frais excessifs, sans compter qu’ils reçoivent souvent des documents fortement caviardés 12 ». De plus, une loi de 2019 modifiant la Loi sur l’accès à l’information a été jugée comme « totalement inefficace », et aucun plan de réforme supplémentaire n’a été annoncé en 2023 13. La note pour cet indicateur a donc diminué par rapport à celle de 2022 alors que le Canada avait obtenu 4 sur 4.
Par ailleurs, le Canada a reçu une note de 58 sur 60 en 2023 dans la catégorie des libertés civiles. Cela correspond à une note parfaite pour 13 des 15 indicateurs de cette catégorie et à une note de 3 sur 4 pour les deux autres. Le premier de ces deux indicateurs mesure la liberté des personnes de pratiquer et d’exprimer leurs croyances religieuses (ou leur absence de croyances) tant en public qu’en privé. Pour justifier la note de 3 sur 4 du Canada, Freedom House évoque l’adoption, par le Québec en 2019, du projet de loi 21 sur la laïcité de l’État, qui interdit à certains employés du secteur public de porter certains symboles religieux au travail.
Le second indicateur de la catégorie des libertés civiles pour lequel le Canada a reçu une note de 3 sur 4 évalue si les lois, les politiques et les pratiques assurent l’égalité de traitement des divers segments de la population. Freedom House affirme que « les Canadiens noirs et autochtones sont encore victimes de discrimination généralisée, souffrent d’insécurité alimentaire et n’ont pas le même accès que le reste de la population à l’éducation, aux soins de santé, aux services publics et à l’emploi 14 ». Freedom House fait remarquer que des progrès ont été réalisés à cet égard, mais que ceux-ci sont trop lents.
Le tableau 2 indique la note globale attribuée par Freedom House au Canada (à égalité avec cinq autres pays) ainsi qu’aux trois pays ou territoires qui se sont placés en haut et en bas du classement en 2023 de même que le rang inféré de chacun.
Pays ou territoire | Note globale (sur 100) | Rang inféré (sur 210) |
---|---|---|
Finlande |
100 | 1 |
Nouvelle‑Zélande |
99 | 2 (égalité) |
Norvège |
98 | 4 |
Canada |
97 | 5 (égalité) |
Soudan du Sud |
1 | 207 (égalité) |
Tibet (territoire) |
0 | 209 |
Haut‑Karabakh (territoire) |
-3 | 210 |
Le Canada se place généralement très haut dans le classement sur la liberté mondiale de Freedom House. Dans l’édition 2024 du rapport (qui porte sur l’année 2023), seules la Finlande (100), la Suède (99), la Nouvelle-Zélande (99) et la Norvège (98) ont obtenu une meilleure note que le Canada (97) 15.
L’une des critiques formulées à l’égard de l’approche de Freedom House est que les classements de l’organisme reflètent une « idéologie pro-américaine 16 ». Certains politologues affirment en effet que Freedom House a tendance à mieux noter les alliés des États-Unis – et inversement à moins bien noter les non-alliés – que les autres indices de démocratie 17. Certains observateurs ont aussi relevé l’existence de plusieurs liens informels entre Freedom House et le gouvernement des États‑Unis, sans compter que celui-ci utilise les classements de Freedom House pour orienter l’octroi d’une partie de l’aide internationale et évaluer les efforts de promotion de la démocratie à l’étranger 18. Il convient toutefois de souligner que la note accordée aux États-Unis par Freedom House a chuté ces dernières années, passant de 92 en 2014 à 83 en 2024 19.
Dans un même ordre d’idées, des observateurs ont suggéré que les critères de Freedom House sont très proches d’une conception américaine de la démocratie, qui accorde plus d’importance à certains droits libéraux (à savoir ceux en lien avec la protection contre l’ingérence de l’État) qu’à d’autres caractéristiques possiblement plus centrales de la démocratie, comme la justice sociale, l’égalité économique et la participation politique 20. Toutefois, Yana Gorokhovskaia de Freedom House affirme que « le personnel de Freedom House déploie des efforts concertés pour trouver des personnes qui vivent, travaillent ou étudient dans les pays et les territoires faisant l’objet de l’enquête ou qui en proviennent ». En 2022, 72 % des analystes de Freedom House étaient établis à l’extérieur des États‑Unis 21.
Les politologues Jan Erk et Wouter Veenendaal soutiennent pour leur part que Freedom House tend à évaluer les micro-États, comme les Palaos et les Seychelles, sans recul critique. Ils attribuent cette tendance au fait que la méthode de Freedom House privilégie les « aspects plus formels de la démocratie », comme une disposition constitutionnelle limitant le pouvoir exécutif, aux dépens des « vraies relations de pouvoir et voies d’influence », comme le rôle des réseaux familiaux dans la détermination des nominations politiques. Étant donné qu’il y a généralement moins de données disponibles sur les micro-États que sur les plus grands États, ils avancent que les codeurs dépendent d’autant plus de l’existence d’institutions formelles, ce qui mène à une évaluation incomplète et excessivement indulgente de certains micro-États 22.
Une autre critique soulevée à l’égard de Freedom House est que l’indice n’est pas aussi scientifique ou transparent que d’autres indices de la démocratie 23. Dans une évaluation influente des indices de la démocratie qu’ils ont fait paraître en 2002, les politologues Gerardo L. Munck et Jay Verkuilen ont spécifiquement critiqué Freedom House. La méthode de Freedom House, qui consiste à agréger les notes des indicateurs en une note totale, constituait le principal problème relevé par les auteurs. Ils en sont venus à la conclusion que Freedom House ne porte pas suffisamment attention aux complexités impliquées dans l’agrégation de différentes mesures de la démocratie en une évaluation globale 24.
Or, selon Yana Gorokhovskaia de Freedom House, l’organisme invite périodiquement des chercheurs universitaires à examiner sa méthodologie. Elle fait remarquer que l’organisme « demeure ouvert à la collaboration et à la discussion avec d’autres chercheurs 25 ».
Établie à Londres, au Royaume-Uni, l’EIU est une division de recherche et d’analyse de The Economist Group, une société sœur du magazine The Economist. Son indice de démocratie a été publié pour la première fois en 2006.
Cet indice de démocratie utilise 60 questions pour créer des indicateurs regroupés en cinq catégories : processus électoral et pluralisme (12 indicateurs), fonctionnement du gouvernement (14 indicateurs), participation politique (9 indicateurs), culture politique (8 indicateurs) et libertés civiles (17 indicateurs).
Les indicateurs combinent un système de pointage dichotomique et un système de pointage à trois points. Plus précisément, certains se limitent aux réponses « oui » et « non » et donnent un seul ou aucun point, alors que d’autres sont notés sur une échelle de trois points, soit 0, 0,5 ou 1 point.
Voici un exemple de chacun des systèmes de pointage :
- Le suffrage universel est-il garanti pour tous les adultes, mis à part les exclusions généralement acceptées (p. ex. les ressortissants, les criminels et les membres des forces armées de certains pays)?
1 : Oui.
0 : Non.[…]
- Femmes au Parlement : quel pourcentage des membres du Parlement sont des femmes?
1 : plus de 20 % des sièges.
0,5 : 10 à 20 %.
0 : moins de 10 % 26.
Chaque indicateur est noté selon des évaluations de spécialistes et des enquêtes d’opinion publique. Selon l’EIU, l’utilisation d’enquêtes « marque une différence cruciale » dans son approche 27. La principale enquête utilisée pour établir l’indice de démocratie est le World Values Survey (WVS), qui est établi à Stockholm et qui représente « un réseau mondial de spécialistes en sciences sociales qui étudient l’évolution des valeurs et leurs répercussions sur la vie sociale et politique 28 ». L’EIU s’appuie cependant aussi sur d’autres enquêtes 29. L’organisme explique que « pour les pays dont les résultats aux enquêtes sont indisponibles, les résultats de pays comparables et des évaluations de spécialistes sont utilisés pour combler le manque de renseignements 30 ».
En bref, chaque catégorie reçoit une note égale à la somme de ses indicateurs, et le tout est converti sur une échelle de 0 à 10. Par ailleurs, l’EIU souligne que si un pays n’est pas en mesure d’obtenir des points dans l’un des quatre « domaines essentiels au maintien de la démocratie », il peut en résulter des « ajustements aux notes des catégories 31 ». Ces domaines sont les suivants :
La note globale attribuée par l’indice de démocratie correspond à la moyenne des notes des cinq catégories d’indicateurs 33.
En fonction de leurs notes globales, l’indice place ensuite les pays dans l’un des quatre types de régime suivants : les démocraties complètes (note supérieure ou égale à 8), les démocraties imparfaites (note entre 6 et 8), les régimes hybrides (note entre 4 et 6) et les régimes autoritaires (note inférieure ou égale à 4) 34.
Le tableau 3 présente les résultats du Canada dans les cinq catégories de l’indice de l’EIU ainsi que sa note globale et son classement mondial au cours des cinq dernières années.
Année | Processus électoral et pluralisme (sur 10) | Fonctionnement du gouvernement (sur 10) | Participation politique (sur 10) | Culture politique (sur 10) | Libertés civiles (sur 10) | Note globale (sur 10) | Classement mondial (sur 167) |
---|---|---|---|---|---|---|---|
2019 | 9,58 | 9,64 | 7,78 | 9,38 | 9,71 | 9,22 | 7 |
2020 | 9,58 | 8,93 | 8,89 | 9,38 | 9,41 | 9,24 | 5 |
2021 | 10,00 | 8,21 | 8,89 | 8,13 | 9,12 | 8,87 | 12 |
2022 | 10,00 | 8,57 | 8,89 | 8,13 | 8,82 | 8,88 | 12 |
2023 | 10,00 | 8,21 | 8,89 | 7,50 | 8,82 | 8,69 | 13 |
Le tableau 4 compare la note globale et le classement mondial du Canada selon l’indice de 2023 aux résultats des trois pays qui se sont placés en haut et en bas du classement.
Pays | Note globale (sur 10) | Classement mondial (sur 167) |
---|---|---|
Norvège |
9,81 | 1 |
Nouvelle‑Zélande |
9,61 | 2 |
Islande |
9,45 | 3 |
Canada |
8,69 | 13 |
Corée du Nord |
1,08 | 165 |
Myanmar |
0,85 | 166 |
Afghanistan |
0,26 | 167 |
Bien que le Canada soit classé au 13e rang sur 167 (165 États indépendants et deux territoires) selon l’indice de 2023 de l’EIU, il figurait au 5e rang pas plus tard qu’en 2020 (comme l’indique le tableau 3). Ainsi, à la suite d’une baisse importante dans la catégorie de la culture politique, le Canada a chuté de sept rangs au classement de l’indice de 2021, pour se retrouver au 12e rang. L’indice de 2021 attribuait en grande partie aux résultats du WVS de 2017-2020, publiés en juillet 2021, le net recul du Canada par rapport à 2020 35. L’indice expliquait que les répercussions les plus importantes des données du WVS ont été ressenties dans les catégories du fonctionnement du gouvernement et de la culture politique. Comme le montre le tableau 3, le Canada a reculé dans chacune de ces catégories en 2021, passant de 8,93 à 8,21 dans celle du fonctionnement du gouvernement et de 9,38 à 8,13 dans celle de la culture politique. L’indice indique que les données du WVS
témoignent d’une détérioration de l’opinion publique durant la pandémie de coronavirus, plus particulièrement quand le pays faisait face à une deuxième vague d’infections au cours de ce mois. Les résultats reflètent également une certaine frustration concernant la réimposition de mesures de confinement liées à la pandémie, après leur retrait pendant l’été, ainsi que des difficultés à accéder aux prestations du gouvernement fédéral en réponse à la pandémie 36.
Certaines critiques à l’égard de l’indice de l’EIU concernent la transparence et la validité de ses données. L’universitaire espagnol Jordi Mas Elias fait par exemple remarquer que l’indice ne fournit aucune donnée sur le plan des indicateurs, si bien qu’il est difficile de comprendre les variations des notes sur le plan des catégories d’une année à l’autre 37. En ce qui concerne les indicateurs eux-mêmes, d’autres personnes reprochent à l’indice de ne tenir compte d’aucun indicateur en lien avec la protection sociale, l’aide sociale ou l’égalité économique fondée sur les résultats 38.
Par ailleurs, l’analyste Peter Tasker réprouve l’anonymat des spécialistes sur lesquels l’EIU se base 39. D’autres soutiennent que l’indice de l’EIU attribue systématiquement une meilleure note que Freedom House à certains pays, comme la Russie et le Kazakhstan, parce que ceux-ci « obtiennent des résultats satisfaisants sur le plan de la participation politique 40 ».
Pour sa part, l’EIU admet qu’« il n’y a pas de consensus sur la façon de mesurer la démocratie. Il existe plusieurs définitions de la démocratie, ce qui fait l’objet d’un vif débat 41. » Il reconnaît également que l’indice ne tient pas compte d’éléments que « certains auteurs jugent comme étant cruciaux à la démocratie, tels que les niveaux de bien-être économique et social 42 ». L’EIU conclut néanmoins que son indice « respecte la tradition dominante selon laquelle divers résultats sur le plan social et économique peuvent être compatibles avec la démocratie politique, qui est un concept distinct 43 ».
V‑Dem est un projet de recherche sous la direction de l’Institut des variétés de la démocratie du département de science politique de l’Université de Göteborg, en Suède, qui publie des rapports annuels sur la démocratie depuis 2017 44.
Ces rapports reposent sur la base de données de V‑Dem, décrite comme « le plus grand ensemble de données sur la démocratie au monde 45 ». La base de données évalue 367 indicateurs dans 179 pays, ce qui la rend plus précise que les indices de Freedom House ou de l’EIU 46. De plus, pour environ 80 pays, la base de données fait remonter la mesure de certains indicateurs jusqu’en 1789 47. Elle offre donc un bien plus long horizon temporel pour les comparaisons que les deux autres indices.
V‑Dem fait appel à des spécialistes et à des assistants de recherche pour attribuer une note à chaque pays : les assistants de recherche codent des indicateurs facilement observables (ou « factuels »), comme l’existence ou l’absence de contraintes légales sur le pouvoir exécutif, tandis que les spécialistes codent des indicateurs plus difficilement observables (ou « subjectifs »), comme la capacité de la législature à contraindre le pouvoir exécutif dans la pratique 48. Chaque indicateur subjectif est évalué par au moins cinq spécialistes 49, qui codent l’indicateur en choisissant une réponse parmi un ensemble de propositions, souvent présentées sur une échelle de cinq points allant de 0 à 4.
Une fois les indicateurs codés, ils sont agrégés à plusieurs niveaux. Lors du processus d’agrégation, les indicateurs se voient attribuer des pondérations uniques, et les interrelations entre indicateurs sont prises en considération 50. De plus, V‑Dem utilise un modèle statistique avancé pour agréger les jugements des spécialistes, de manière à modérer les préjugés et à tenir compte de l’incertitude des estimations 51. Cette approche permet d’obtenir une fourchette de résultats pour chaque indicateur ainsi qu’une estimation optimale, basée sur les divergences entre les spécialistes, les évaluations d’incertitude des spécialistes eux‑mêmes et d’autres facteurs.
Au niveau le plus élevé, les indicateurs sont agrégés en cinq indices (ou « variétés ») de la démocratie : l’indice de démocratie électorale, l’indice de démocratie libérale, l’indice de démocratie participative, l’indice de démocratie égalitaire et l’indice de démocratie délibérative 52. Cela signifie que chaque pays reçoit cinq notes plutôt qu’une seule. V‑Dem évalue cinq variétés de la démocratie afin de refléter les différentes utilisations du terme « démocratie », bien qu’il considère la démocratie électorale comme essentielle aux quatre autres et que la note attribuée à la démocratie électorale d’un pays ait une incidence sur sa note dans les autres catégories.
Les notes de V‑Dem sont également utilisées par la base affiliée Regimes of the World, qui classe les pays en tant qu’autocraties fermées, autocraties électorales, démocraties électorales ou démocraties libérales. Ces classifications figurent dans les rapports annuels de V‑Dem sur la démocratie, mais ne sont pas officiellement soutenues par l’Institut. Pour qu’un pays soit classé comme une démocratie libérale, il doit répondre aux critères de la démocratie électorale tout en dépassant un certain seuil dans le composant libéral, un sous‑indice de l’indice de démocratie libérale, ainsi que dans trois autres indicateurs 53.
Le tableau 5 présente la note attribuée au Canada (qui correspond à l’estimation optimale des évaluations des spécialistes de V‑Dem) dans l’indice de démocratie libérale, sa catégorie de régime et son classement mondial au cours des cinq dernières années. L’accent est mis ici sur l’indice de démocratie libérale, car il constitue la base des rapports sur la démocratie de V‑Dem 54.
Année | Note dans l’indice de démocratie libérale (estimation optimale) | Catégorie de régime | Classement mondial |
---|---|---|---|
2019 | 0,78 |
Démocratie libérale (-) |
21 |
2020 | 0,74 |
Démocratie libérale (-) |
28 |
2021 | 0,75 |
Démocratie libérale |
24 |
2022 | 0,74 |
Démocratie électorale |
24 |
2023 | 0,76 |
Démocratie libérale (-) |
25 |
Le tableau 6 situe le Canada par rapport aux pays qui se sont le mieux ou le moins bien classés dans l’indice de démocratie libérale.
Pays | Note de l’indice de démocratie libérale | Classement mondial |
---|---|---|
Danemark |
0,88 | 1 |
Suède |
0,85 | 2 |
Estonie |
0,84 | 3 |
Canada |
0,76 | 25 |
Myanmar |
0,02 | 177 |
Corée du Nord |
0,01 | 178 |
Érythrée |
0,01 | 179 |
Comme l’indiquent les tableaux 5 et 6, le Canada s’est classé au 25e rang de l’indice de démocratie libérale de V‑Dem en 2023. Ce classement est inférieur aux classements de Freedom House (à égalité au 5e rang en 2023) et de l’EIU (au 13e rang en 2023). Cela dit, il convient de noter que le Canada obtient un meilleur classement (14e) à l’indice de démocratie électorale de V‑Dem qu’à son indice de démocratie libérale 55.
Du fait que V‑Dem n’offre que des évaluations quantitatives pour chaque pays, il peut être difficile de comprendre pourquoi un pays a été classé comme il l’a été. Il est nécessaire de consulter la base de données des graphiques des variables de V‑Dem en conjonction avec le Codebook pour distinguer quels indicateurs sont en jeu et pour les suivre 56. Là encore, il n’est pas possible d’expliquer pourquoi le Canada a reçu une note donnée pour un indicateur donné, car les codeurs spécialisés de V‑Dem n’expliquent pas leurs raisonnements.
Comme l’indique le tableau 5, la catégorie de régime attribuée au Canada, telle que déterminée par la typologie non officielle Regimes of the World, a fluctué entre démocratie libérale et démocratie électorale. Comme indiqué précédemment, les pays doivent atteindre un certain seuil dans plusieurs indices et indicateurs pour être classés comme des démocraties libérales. Le Canada atteint ou dépasse régulièrement la plupart de ces seuils, mais a obtenu une note proche du seuil pour l’indicateur mesurant l’accès à la justice pour les femmes. Les variations de cette note ont provoqué une fluctuation de la catégorie de régime attribuée au Canada. V‑Dem n’offre pas d’explication concernant la note du Canada pour cet indicateur ou pour tout autre 57.
Bien que V‑Dem soit souvent reconnu pour sa méthodologie avancée, des observateurs ont noté certaines limites potentielles.
L’une des lacunes possibles des rapports sur la démocratie de V‑Dem est la difficulté à interpréter les résultats 58. C’est peut‑être un corollaire nécessaire de la quête de V‑Dem pour un niveau élevé de rigueur en sciences sociales, et il convient de noter que V‑Dem est probablement l’indice de démocratie le plus largement approuvé par les politologues. Une conséquence de cette rigueur, cependant, est que de nombreuses ressources et publications de V‑Dem s’adressent à un public possédant de fortes compétences en statistiques 59.
D’autres reproches à l’endroit de V‑Dem concernent son recours à des codeurs spécialisés. Certains politologues soulignent que la dépendance de V‑Dem à l’égard des spécialistes pourrait l’amener à passer à côté de tendances, comme l’érosion du soutien à la démocratie, qu’auraient pu détecter des enquêtes d’opinion 60. D’autres font valoir que le recours aux évaluations de spécialistes pourrait mener à la reproduction et à la confirmation des préjugés des spécialistes 61. V‑Dem soutient toutefois qu’il n’existe aucune preuve de préjugés spécifiques qui seraient largement présents parmi ses codeurs spécialisés 62.
D’après les politologues Steven Levitsky et Lucan Way, un autre aspect négatif du codage par des spécialistes sur lequel se fonde V‑Dem est que « seuls les codeurs spécialisés connaissent les événements et facteurs précis qui ont motivé leurs décisions de codage », ce qui rend les notes « impossibles à reproduire ou à réfuter ». Cette difficulté est particulièrement évidente lorsque les spécialistes de V‑Dem prennent des « décisions de notation douteuses », comme celle de signaler un déclin de la démocratie en Ukraine après le renversement du régime autocratique de Victor Yanukovych en 2014 63.
Par ailleurs, Levitsky et Way notent que la dépendance à l’évaluation de mesures subjectives par des spécialistes peut entraîner des « repères divergents pour la démocratie » entre les spécialistes des différents pays du monde. Ils citent comme exemple le fait que V‑Dem a classé la Malaisie et la Russie dans la même catégorie, à savoir une autocratie électorale, bien que la Malaisie ait connu trois alternances démocratiques depuis 2018, tandis que les figures d’opposition en Russie étaient régulièrement tuées, emprisonnées ou empêchées de se présenter aux élections 64.
Pour défendre leur recours aux spécialistes pour coder les indicateurs subjectifs, les membres de l’équipe V‑Dem ont déclaré qu’« il est difficile d’éviter le jugement de spécialistes tout en mesurant en profondeur les aspects conceptuellement pertinents de la démocratie », et ils ont noté que même les indicateurs « objectifs » de la démocratie nécessitent une certaine forme de jugement humain subjectif pour leur codage 65.
Cet aperçu de trois indices de démocratie influents – les indices de Freedom House, de l’EIU et de V‑Dem – montre que la démocratie est un concept vaste et contesté qui échappe à toute mesure directe. Mesurer la démocratie exige inévitablement des choix subjectifs concernant la définition de la démocratie, la recherche de preuves sur le terrain et la compilation de ces preuves en une note permettant de suivre les changements à l’échelle tant nationale que mondiale.
Évaluer des éléments différents ne peut que générer des résultats différents. Le Canada obtient de meilleurs résultats dans certains indices que dans d’autres, mais il se classe toujours bien par rapport à la plupart des pays. Les pays au sommet – et dans une moindre mesure, ceux en bas du classement – varient selon chaque indice. En 2023, aucun pays ne s’est classé aux trois premiers rangs de chacun des indices. Fait intéressant, le Danemark, qui ne figurait pas parmi les trois premiers selon Freedom House et l’EIU, s’est pourtant classé premier dans trois des cinq indices observés par V‑Dem 66.
Bien qu’imparfaits, les trois indices de démocratie examinés fournissent tout de même des références pour établir des comparaisons rigoureuses et mesurables de l’état de la démocratie d’une année à l’autre, à l’échelle aussi bien nationale que mondiale. Les indices de démocratie peuvent également servir à repérer des tendances et à relever des problèmes avant qu’ils ne deviennent irréversibles. En résumé, mesurer la démocratie est une tâche complexe mais essentielle.
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