Le projet de loi C-35 : Loi modifiant le Code criminel (renversement du fardeau de la preuve relativement à la mise en liberté en cas d’infraction mettant en jeu une arme à feu) a été déposé par le ministre de la Justice et a franchi l’étape de la première lecture à la Chambre des communes le 23 novembre 2006.
Le projet de loi vise à restreindre, pendant les procédures criminelles, la mise en liberté provisoire par voie judiciaire(1) d’une personne inculpée de certaines infractions impliquant une arme à feu ou une autre arme réglementée. Afin d’atteindre cet objectif, le projet de loi apporte deux modifications au Code criminel (le Code)(2) :
Le projet de loi s’applique uniquement aux prévenus qui ont été mis sous garde par les agents de la paix à la suite de l’arrestation. Les règles du Code permettant aux agents de la paix de mettre en liberté une personne qui a été arrêtée sont donc inchangées(3). Le projet de loi ne concerne que la décision d’un juge, lors de l’enquête sur le cautionnement, de continuer à détenir provisoirement un prévenu ou de le mettre en liberté.
En 1869, une loi fédérale rendait discrétionnaire la mise en liberté sous caution pour toutes les infractions(4). Les facteurs dont tenaient compte les tribunaux pour décider s’ils devaient ou non accorder la remise en liberté étaient la nécessité de contraindre le prévenu à se présenter à son procès, la nature de l’infraction, la sévérité de la peine, la preuve pesant contre le prévenu et la moralité de ce dernier(5).
En 1972, la Loi sur la réforme du cautionnement(6) a codifié les motifs pouvant justifier la détention provisoire d’un prévenu :
Quelques années plus tard, la Loi de 1975 modifiant le Code criminel(8) a renversé le fardeau de la preuve dans les cas où un prévenu était inculpé :
Le juge ordonnera donc la détention du prévenu, à moins que celui-ci prouve qu’il devrait plutôt être remis en liberté pendant les procédures criminelles.
Au début des années 1990, la Loi modifiant le Code criminel et le Tarif des douanes en conséquence(10) a introduit la possibilité pour le juge d’assujettir la remise en liberté provisoire d’une condition de ne pas posséder d’arme à feu, de munitions ou de substance explosive(11). Cette condition pouvait être imposée si le prévenu était inculpé d’une infraction impliquant de la violence ou relative aux stupéfiants.
En 1992, la Cour suprême du Canada a reconnu la validité des dispositions portant renversement du fardeau de la preuve relatives aux stupéfiants(12) (arrêt R. c. Pearson(13)) et à la commission d’une autre infraction pendant la mise en liberté sous caution (arrêt R. c. Morales(14)). La Cour avait alors examiné ces dispositions en regard de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), dont l’alinéa 11e) prévoit que tout inculpé a le droit « de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable ».
Les lois sur le crime organisé(15), en 1997 et 2001, ainsi que la Loi antiterroriste(16), en 2001, ont renversé le fardeau de la preuve dans le cas où un prévenu était inculpé d’une infraction de gangstérisme ou de terrorisme(17).
D’entrée de jeu, il faut remarquer que l’agent de la paix peut mettre en liberté une personne qui a été arrêtée avec ou sans mandat (18), sauf dans le cas du meurtre(19). Des conditions de mise en liberté, comme l’interdiction de posséder des armes à feu, pourront alors être imposées(20). Si le prévenu ne respecte pas les conditions, il pourra être incarcéré(21).
De façon générale, l’agent de la paix pourra toutefois maintenir sous garde la personne arrêtée jusqu’à l’enquête sur le cautionnement, si cela est nécessaire afin :
Si le prévenu a été mis sous garde par les agents de la paix à la suite de l’arrestation, en principe, le juge doit, à l’étape de l’enquête sur le cautionnement, le mettre en liberté en lui faisant signer une promesse sans condition(23).
De façon générale, le poursuivant doit justifier l’imposition de conditions de mise en liberté ou le maintien du prévenu sous garde pendant les procédures pour que le juge puisse rendre une de ces décisions.
Le juge peut assortir la remise en liberté de certaines conditions. Par exemple, le prévenu devra :
Le juge peut également imposer toute condition raisonnable qu’il estime appropriée, par exemple un couvre-feu ou une interdiction de ne pas consommer de l’alcool ou des drogues.
Dans le cas d’une infraction impliquant de la violence contre une personne ou de certaines infractions spécifiées(25), le juge devra, afin d’assurer la sécurité du prévenu, de la victime ou de toute autre personne, interdire au prévenu de posséder une arme à feu ou une autre arme réglementée(26).
En plus des conditions mentionnées ci-dessus, le juge peut exiger un cautionnement par tierce partie, mais sans dépôt d’argent ou de valeur(27). Ce n’est que si le prévenu réside à l’extérieur de la province ou à plus de 200 kilomètres du lieu où il est sous garde ou, encore, si le poursuivant y consent que le juge peut imposer un dépôt d’argent ou de valeur.
Sauf pour les infractions pour lesquelles le législateur a prévu un renversement du fardeau de la preuve, le poursuivant doit faire la preuve de certains éléments pour que le juge puisse ordonner la détention du prévenu pendant les procédures.
Les éléments qui peuvent justifier la détention du prévenu sont prévus au paragraphe 515(10) du Code. Ainsi, la détention du prévenu doit être nécessaire :
Pour certaines infractions précises, le Code prévoit, aux paragraphes 515(6) et 515(11), que le prévenu sera détenu pendant les procédures. Il pourra toutefois être mis en liberté s’il prouve que sa détention est injustifiée dans les circonstances. Ainsi, le fardeau de preuve passe du poursuivant au prévenu, si celui-ci est inculpé d’une des infractions suivantes :
S’il veut être mis en liberté, le prévenu devra prouver que sa détention est injustifiée à l’égard des trois motifs du paragraphe 515(10) du Code énumérés plus haut.
Le prévenu et le poursuivant(31) peuvent, en tout temps avant le procès, demander la révision de l’ordonnance en s’adressant à un juge de la cour supérieure. Par exemple, le prévenu pourrait faire assouplir ses conditions de mise en liberté ou faire annuler l’ordonnance de détention. Dans le cas où le prévenu est inculpé d’une infraction énumérée à l’article 469 du Code (dont le meurtre fait partie), il devra présenter sa demande de révision à la cour d’appel sur autorisation du juge en chef(32).
En présence de faits nouveaux, un juge pourra, sur présentation de motifs justificatifs, annuler toute ordonnance de mise en liberté ou de détention provisoire, et ce, à tout moment, par exemple au procès ou à la fin de l’enquête préliminaire(33).
Par ailleurs, si le prévenu ne respecte pas les conditions de sa mise en liberté provisoire, il pourra être incarcéré à la suite d’une audition et d’une ordonnance d’un juge(34).
Aux sept catégories d’infraction actuellement prévues au Code pour lesquelles il appartient au prévenu de prouver que sa détention provisoire n’est pas justifiée(35), le paragraphe 1(2) du projet de loi ajoute certaines infractions reliées aux armes à feu ou aux autres armes réglementées(36). Il s’agit des 12 actes criminels suivants :
Ainsi, si un prévenu est inculpé de l’un de ces actes criminels, le juge ordonnera sa détention, à moins que le prévenu prouve, selon les critères du paragraphe 515(10) du Code, qu’il devrait plutôt être remis en liberté pendant les procédures criminelles.
Observons, par ailleurs, que pour huit des actes criminels impliquant une arme à feu mentionnés dans le projet de loi, le Code prévoit une peine minimale d’emprisonnement de quatre ans(38).
Enfin, le projet de loi ne prévoit pas de renversement du fardeau de la preuve dans le cas de la négligence criminelle causant la mort ou de l’homicide involontaire coupable impliquant une arme à feu ou une autre arme réglementée, à moins que le prévenu ne soit visé par une ordonnance d’interdiction de posséder de tels objets.
Il est à noter que la Cour suprême du Canada a affirmé que la présomption d’innocence garantie par l’article 7 de la Charte s’applique à toutes les étapes du processus pénal, dont l’enquête sur le cautionnement(39). L’alinéa 11e) de la Charte protège le droit du prévenu « de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté »(40).
Comme nous l’avons dit plus haut, la Cour suprême a reconnu la validité constitutionnelle des dispositions actuelles qui renversent le fardeau de preuve dans le cas des infractions relatives aux stupéfiants(41) et des infractions commises pendant la mise en liberté sous caution(42).
À l’égard des infractions relatives aux drogues, la Cour a jugé qu’il s’agissait d’infractions bien particulières qui exigeaient donc des règles spéciales. Elle s’est exprimée comme suit :
La majorité des infractions ne sont pas commises systématiquement. Par contre, le trafic des stupéfiants est une activité systématique, pratiquée d’ordinaire dans un cadre commercial très sophistiqué. Il s’agit souvent d’une entreprise et d’un mode de vie. C’est une activité très lucrative, ce qui pousse fortement le contrevenant à poursuivre son activité criminelle même après son arrestation et sa mise en liberté sous caution. Vu ces circonstances, le processus normal d’arrestation et de mise en liberté sous caution ne sera normalement pas efficace pour mettre un terme à l’activité criminelle […] Un autre caractère particulier des infractions qui font l’objet de l’al. 515(6)d) [trafic, importation et exportation de stupéfiants] est le danger marqué que le prévenu se soustraie à la justice.(43)
Le renversement serait donc permis, mais pour des infractions bien précises où il a été prouvé que le système normal de la remise en liberté sous caution ne fonctionne pas adéquatement(44).
En résumé, un renversement du fardeau de la preuve pourrait se justifier dans le cas d’infractions précises pour lesquelles, généralement, les personnes inculpées s’esquiveront, constitueront un danger pour la sécurité du public ou porteront atteinte à la confiance dans l’administration de la justice. Il est à noter qu’en cas de renversement du fardeau, le prévenu aura toujours la possibilité d’être mis en liberté s’il prouve que la détention, dans son cas particulier, n’est pas justifiée.
Le paragraphe 1(5) du projet de loi ajoute deux facteurs que le juge doit prendre en compte dans sa décision de remettre un prévenu en liberté ou de le garder en détention pendant les procédures criminelles.
À l’heure actuelle, les éléments que le juge doit considérer avant de rendre sa décision sont prévus au paragraphe 515(10) du Code. De façon générale, il s’agit du risque que le prévenu ne se représente pas au tribunal, de la protection du public et de la confiance du public envers l’administration de la justice.
Le projet de loi prévoit que le juge qui déterminera si la détention du prévenu est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice devra, entre autres, prendre en considération le fait que le prévenu :
Remarquons, enfin, que le paragraphe 1(5) du projet de loi supprime les premiers mots de l’alinéa 515(10)c) du Code, qui permettent de détenir un prévenu pour « une autre juste cause ». La Cour suprême avait jugé cette expression inconstitutionnelle dans l’arrêt R. c. Hall(45).
Le projet de loi C-35 a reçu des appuis, entre autres, du premier ministre de l’Ontario, Dalton McGuinty, et du maire de Toronto, David Miller(46). Ces derniers avaient suggéré, depuis un certain temps, qu’un tel projet de loi soit adopté.
M. Miller a qualifié la modification législative apportée au système de mise en liberté provisoire de très importante. Il espère que cette initiative encouragera les témoins d’infractions mettant en jeu des armes à feu à parler avec les services de police, étant donné que les accusés demeureront derrière les barreaux et non en liberté provisoire(47). Selon M. Miller, les armes de poing n’ont qu’une seule utilité : causer la mort. M. McGuinty soutient, pour sa part, qu’une personne qui commet un crime en utilisant une arme à feu perd son droit d’être mise en liberté(48).
D’autres, comme le procureur général de la Colombie-Britannique, Wally Oppal, pensent que le projet de loi représente une excellente mesure pour prévenir les récidives d’infractions graves impliquant des armes à feu(49). La police de Vancouver se réjouit également du nouveau régime proposé par le projet de loi. Essayer d’empêcher une personne inculpée d’une infraction mettant en jeu une arme à feu de se retrouver au sein de la collectivité pendant les procédures est un bon départ pour la lutte contre la criminalité.
Selon Gary Mauser, criminologue à l’Université Simon Fraser, bon nombre d’infractions sont commises par des personnes mises en liberté après avoir commis un crime violent(50). La détention pendant les procédures serait donc efficace pour réduire le taux de criminalité.
D’après les statistiques citées par le gouvernement du Canada, sur près de 1 000 crimes commis avec des armes à feu ou des armes à utilisation restreinte en 2006 à Toronto, « près de 40 p. 100 d’entre eux ont été commis par quelqu’un qui était en liberté sous caution, en liberté conditionnelle, en absence temporaire ou en probation »(51). Selon la police de Toronto, 70 p. 100 des personnes accusées d’homicide en 2006 étaient visées par une ordonnance de la cour au moment de la commission de l’infraction (52). De plus, 29 victimes d’homicides en 2006 ont été tuées par une personne qui était en mise en liberté provisoire, en probation ou visée par une ordonnance d’interdiction de posséder des armes à feu.
Par contre, pour certains, il faudrait refuser de mettre en liberté un prévenu seulement dans les cas d’exception. La détention préventive devrait être réservée aux prévenus qui présentent un risque élevé de fuite ou représentent un danger pour le public(53). Une personne inculpée d’une infraction impliquant une arme à feu ne représente pas un risque plus élevé qu’une personne ayant commis une infraction semblable avec un couteau ou une autre arme. Le problème des gangs criminels à Toronto ne justifie pas le mépris des principes de justice fondamentale tels que la présomption d’innocence(54).
En fait, selon James Morton, avocat et professeur à Osgoode Hall Law School, dans 90 p. 100 des cas impliquant des infractions d’armes à feu, la mise en liberté a été refusée(55). Dans les rares cas où la mise en liberté a été octroyée, l’ordonnance était accompagnée de conditions de mise en liberté sévères.
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