Résumé législatif du projet de loi S-224 : Loi modifiant le Code criminel (traite de personnes)

Résumé Législatif
Résumé législatif du projet de loi S-224 : Loi modifiant le Code criminel (traite de personnes)
François Delisle, Division des affaires juridiques et sociales
Publication no 44-1-S224-F
PDF 903, (9 Pages) PDF
2023-05-23

À propos de cette publication

Dans ce résumé législatif de la Bibliothèque du Parlement, tout changement d'importance depuis la publication précédente est signalé en caractères gras.


1 Contexte

Le projet de loi S-224, Loi modifiant le Code criminel (traite de personnes), a été présenté au Sénat par l’honorable sénatrice Salma Ataullahjan le 24 novembre 2021 1. Il a été examiné par le Comité sénatorial permanent des droits de la personne (le Comité RIDR), qui en a fait rapport sans amendement le 14 juin 2022 2, et a été adopté en troisième lecture par le Sénat le 6 octobre 2022. Le 18 octobre 2022, le député Colin Carrie l’a présenté à la Chambre des communes. Après son adoption en deuxième lecture le 22 mars 2023, il a été renvoyé au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes.

Le projet de loi S-224 apporte des modifications à l’article 279.04 du Code criminel (le Code) et comporte trois objets :

  • Il modifie la définition d’exploitation du paragraphe 279.04(1) du Code aux fins de la traite des personnes pour y refléter en partie la terminologie employée dans l’alinéa 3a) du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (le Protocole de Palerme) 3.
  • Il supprime le critère de l’appréhension raisonnable de crainte de la victime qui figure dans la définition actuelle.
  • Il abroge la disposition interprétative du paragraphe 279.04(2).

En 2021, un projet de loi identique a été déposé au Sénat, mais est mort au Feuilleton 4. La même année, un projet de loi proposant une modification semblable, de même qu’une modification à la Loi sur les juges, a été déposé à la Chambre des communes, mais il est également mort au Feuilleton 5.

1.1 Contexte social de la traite des personnes au Canada

Selon Sécurité publique Canada, le Canada, est « un pays source, de destination et de transit pour les victimes de la traite des personnes 6 ». De son côté, Statistique Canada estime que les personnes vulnérables sont touchées de manière disproportionnée par la traite des personnes. Ainsi, entre 2010 et 2020, 96 % des victimes identifiées dans les affaires traitées par la police étaient des femmes et des filles. Le risque est accru notamment chez les femmes et les filles autochtones et les personnes LGBTQ2+ 7.

1.2 Contexte juridique de la traite des personnes au Canada

Sur le plan international, le Canada a ratifié en 2002 le Protocole de Palerme 8. Selon l’alinéa 3a) de ce protocole, la traite des personnes repose sur trois éléments : un acte, l’existence de moyens coercitifs tels que la contrainte, l’enlèvement, la tromperie ou l’abus d’une situation de vulnérabilité dans la commission de cet acte, et un but précis d’exploiter une personne. Plus précisément :

L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes 9.

Bien que l’alinéa 3a) ne définisse pas explicitement ce qui constitue l’exploitation, la dernière phrase fournit, à titre indicatif, une liste non exhaustive des formes qu’elle peut prendre.

Au Canada, la traite des personnes est interdite en vertu du Code 10 et de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés 11. Le Code prévoit des infractions spécifiques à cet effet et l’article 279.04 définit la notion d’exploitation 12.

1.2.1 Libellé de l’article 279.04 du Code criminel

Le paragraphe 279.04(1) du Code définit ainsi l’exploitation :

une personne en exploite une autre si elle l’amène à fournir ― ou à offrir de fournir ― son travail ou ses services, par des agissements dont il est raisonnable de s’attendre, compte tenu du contexte, à ce qu’ils lui fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît 13.

Le paragraphe 279.04(2) énumère de manière non exhaustive des facteurs tels que la menace, la tromperie ou l’abus de pouvoir dont le tribunal peut notamment tenir compte pour déterminer s’il y a exploitation.

Par ailleurs, le paragraphe 279.04(3), qui ne fait pas l’objet du projet de loi, précise que la définition d’exploitation comprend la traite des personnes aux fins de prélèvement d’organes ou de tissus humains.

1.2.2 Interprétation de la notion d’exploitation

En plus de devoir prouver hors de tout doute raisonnable la commission d’un acte et le fait que l’accusé a amené la victime à fournir ou à offrir de fournir son travail ou ses services, la poursuite a l’obligation, en vertu de la définition actuelle, de prouver une appréhension raisonnable de crainte 14.

1.2.2.1 Appréhension raisonnable de crainte

Le critère de l’appréhension raisonnable de crainte de la part de la victime qui se trouve dans la deuxième partie du paragraphe 279.04(1) du Code est un critère objectif qui oblige la poursuite à prouver qu’une personne raisonnable, dans des circonstances particulières, serait amenée à croire que sa sécurité physique ou psychologique, ou celle d’une personne qu’elle connaît, serait menacée si elle n’exécutait pas le travail ou les services exigés d’elle. La Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. A.A. dégage trois constats à ce sujet :

  1. l’attente quant à la croyance spécifique découlant des agissements de l’accusé doit être raisonnable, ce qui introduit un élément objectif;
  2. la détermination de l’attente doit être faite sur la base de toutes les circonstances;
  3. il n’est pas nécessaire que la sécurité de la personne soit réellement menacée 15.
1.2.2.2 Analyse des circonstances

La Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. Sinclair fournit une liste non exhaustive de circonstances pertinentes permettant d’évaluer l’appréhension raisonnable de crainte. Celles-ci peuvent inclure, entre autres, la présence ou l’absence de violence ou de menaces, la coercition, y compris physique, émotionnelle ou psychologique, la tromperie, l’abus de confiance et la vulnérabilité due à l’âge ou à des circonstances personnelles 16.

Devant le Comité RIDR, la représentante du ministère de la Justice, Me Natalie Levman, a souligné que le témoignage des victimes « est souvent un élément important de la preuve présentée par la poursuite, comme le confirme la jurisprudence 17 ». Lors de son passage devant ce même comité, Me Janine Benedet, professeure de droit à l’Université de la Colombie-Britannique, a indiqué que « le recours à la norme du caractère raisonnable tend à ramener les stéréotypes et les mythes sur la traite des personnes 18 ». Me Benedet a proposé de modifier le projet de loi par l’ajout de l’expression « abus d’une situation de vulnérabilité » à la liste des facteurs qui figurent dans la définition d’exploitation.

1.2.2.3 Statistiques juridiques

La vulnérabilité des victimes ainsi que le contrôle, la contrainte et la crainte font partie des facteurs qui rendent difficile l’obtention de témoignages dans le cadre des poursuites criminelles 19. Dans un article publié en 2021 dans Juristat, une publication de Statistique Canada, qui porte sur la traite des personnes, il est souligné ce qui suit :

Les recherches menées à ce jour indiquent qu’il est difficile, à bien des égards, de poursuivre des contrevenants pour des infractions de traite de[s] personnes. Par exemple, étant donné que les victimes sont souvent réticentes à prendre des mesures contre l’auteur de la traite des personnes ou craignent de le faire, il peut se révéler impossible d’utiliser leur témoignage 20.

Les infractions liées à la traite des personnes font l’objet de peu de poursuites criminelles au Canada. Des données de Statistique Canada indiquent qu’en 2019, la police a recensé 511 incidents de traite des personnes. Il s’agit du nombre le plus élevé qui ait été enregistré depuis la publication des premières données en 2009. Toujours en 2019, 89 % des accusations relatives à la traite des personnes portées devant les tribunaux pénaux pour adultes ont fait l’objet d’un arrêt, d’un retrait, d’un rejet ou d’une absolution, et seulement 7 % ont abouti à un verdict de culpabilité 21.

2 Description et analyse

Le projet de loi S-224 comporte un seul article modifiant les deux premiers paragraphes de l’article 279.04 du Code.

Au nouveau paragraphe 279.04(1), la définition d’exploitation proposée s’articule autour de deux éléments. D’une part, le nouvel alinéa 279.04(1)a) désigne les agissements à la source de l’exploitation, soit une conduite amenant une autre personne à fournir ou à offrir de fournir son travail ou ses services. Cet élément de la définition est présent dans les versions antérieures de cet article 22. D’autre part, le nouvel alinéa 279.04(1)b) incorpore une partie de la définition internationale de « traite des personnes » énoncée à l’alinéa 3a) du Protocole de Palerme, soit le comportement d’une personne lorsque,

à l’égard de toute personne, elle utilise ou menace d’utiliser la force ou toute autre forme de contrainte, elle recourt à la tromperie ou à la fraude, elle abuse de son pouvoir ou de la confiance de la personne ou elle commet tout autre acte semblable 23.

Par ailleurs, le projet de loi retire le critère de l’appréhension raisonnable de crainte du paragraphe 279.04(1). La définition actuelle fait référence à

des agissements dont il est raisonnable de s’attendre, compte tenu du contexte, à ce qu’ils fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît 24.

Au paragraphe 279.04(2), le projet de loi abroge la disposition interprétative qui énumère de manière non exhaustive des facteurs tels que la menace, la tromperie ou l’abus de pouvoir dont le tribunal peut tenir compte pour déterminer s’il y a eu exploitation d’une autre personne ou intention d’exploiter. La jurisprudence actuelle, comme le souligne l’arrêt Sinclair 25, reconnaît l’existence de circonstances pertinentes, dont certaines figurent dans ce paragraphe depuis 2012.

2.1 Entrée en vigueur

Le projet de loi entre en vigueur le jour de sa sanction royale.


Notes

  1. Projet de loi S-224, Loi modifiant le Code criminel (traite de personnes), 44e législature, 1re session (version à l’étape de l’examen en comité à la Chambre des communes, 22 mars 2023). [ Retour au texte ]
  2. Sénat, Journaux, 14 juin 2022. [ Retour au texte ]
  3. Le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (Protocole de Palerme) est un instrument international qui prévoit la définition juridique de la notion de traite des personnes. Il a été adopté par résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies le 15 novembre 2000 et est entré en vigueur le 25 décembre 2003. Voir Assemblée générale des Nations Unies, Résolution A/RES/55/25 pdf (308.9 Ko, 54 pages), 15 novembre 2000; et Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), « Annexe II – Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée », Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et protocoles s’y rapportant pdf (1.2 Mo, 90 pages), 2004, p. 42 et 43. [ Retour au texte ]
  4. Projet de loi S-228, Loi modifiant le Code criminel (traite de personnes), 43e législature, 2e session. [ Retour au texte ]
  5. Projet de loi C-461, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur les juges (traite de personnes), 42e législature, 1re session. [ Retour au texte ]
  6. Sécurité publique Canada, Traite des personnes. [ Retour au texte ]
  7. Shana Conroy et Danielle Sutton, Centre canadien de la statistique juridique et de la sécurité des collectivités, « La traite des personnes au Canada, 2020 », Juristat, Statistique Canada, 9 juin 2022. [ Retour au texte ]
  8. Le Canada a aussi signé la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée qui est complétée par le Protocole de Palerme. Voir ONUDC, Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et protocoles s’y rapportant pdf (1.2 Mo, 90 pages), 2004. [ Retour au texte ]
  9. Ibid., « Annexe II – Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée », p. 42 et 43. [ Retour au texte ]
  10. Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. Les premières infractions spécifiques datent de 2005. Voir Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes), L.C. 2005, ch. 43. [ Retour au texte ]
  11. Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 118. L’art. 118 interdit d’organiser l’entrée au Canada de personnes par enlèvement, fraude, tromperie, utilisation ou menace d’utilisation de la force ou de toute autre forme de coercition. [ Retour au texte ]
  12. Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 279.01 à 279.04. [ Retour au texte ]
  13. Ibid., art. 279.04. [ Retour au texte ]
  14. R. v. Sinclair, 2020 ONCA 61 (CanLII) [en anglais]; et Urizar c. R., 2013 QCCA 46 (CanLII). [ Retour au texte ]
  15. R. v. A.A., 2015 ONCA 558 (CanLII) [traduction], réitéré dans Chahinian c. R., 2022 QCCA 499 (CanLII). [ Retour au texte ]
  16. R. v. Sinclair, 2020 ONCA 61 (CanLII), par. 15 [en anglais]. [ Retour au texte ]
  17. Sénat, Comité permanent des droits de la personne (RIDR), Témoignages, 6 juin 2022 (Me Natalie Levman, avocate principale, ministère de la Justice Canada). [ Retour au texte ]
  18. RIDR, Témoignages, 6 juin 2022 (Me Janine Benedet, professeure de droit, Université de la Colombie‑Britannique, à titre personnel). [ Retour au texte ]
  19. Sécurité publique Canada, Renseignements sur la traite des personnes. [ Retour au texte ]
  20. Dyna Ibrahim, « La traite des personnes au Canada, 2019 » pdf (634.9 Ko, 17 pages), Juristat, Statistique Canada, 4 mai 2021, p. 10. De plus, lors des consultations tenues en 2018 en vue d’une nouvelle stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes, des participants se sont exprimés sur l’élément de preuve fondé sur la crainte de la victime et « ont indiqué que ce seuil était trop restrictif et restreignait la définition de la traite des personnes, ce qui a une incidence sur les taux de poursuites et de condamnation ». Voir à ce sujet Sécurité publique Canada, Rapport 2018 des consultations sur la traite des personnes pdf (652.3 Ko, 43 pages), 2019, p. 12. [ Retour au texte ]
  21. Dyna Ibrahim, « La traite des personnes au Canada, 2019 » pdf (634.9 Ko, 17 pages), Juristat, Statistique Canada, 4 mai 2021, p. 4. [ Retour au texte ]
  22. Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes), L.C. 2005, ch. 43. En 2005, les articles 279.01 à 279.04 ont été ajoutés au Code criminel afin de créer des infractions spécifiques liées à la traite des personnes. La mention « offrir de fournir » figurait antérieurement dans la version française du Code criminel, mais en a été retranchée à la suite de l’entrée en vigueur en 2012 de la Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes). Sa réinsertion a eu lieu pour donner suite à l’entrée en vigueur de la Loi modifiant le Code criminel (exploitation et traite de personnes). Voir, Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes), L.C. 2012, ch. 15; et Loi modifiant le Code criminel (exploitation et traite de personnes), L.C. 2015, ch. 16. [ Retour au texte ]
  23. Projet de loi S-224, Loi modifiant le Code criminel (traite de personnes), 44e législature, 1re session, art. 1. [ Retour au texte ]
  24. Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 279.04(1). [ Retour au texte ]
  25. R. v. Sinclair, 2020 ONCA 61 (CanLII), par. 15 [en anglais]. [ Retour au texte ]


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