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Le projet de loi S-224, Loi modifiant le Code criminel (traite de personnes), a été présenté au Sénat par l’honorable sénatrice Salma Ataullahjan le 24 novembre 2021 1. Il a été examiné par le Comité sénatorial permanent des droits de la personne (le Comité RIDR), qui en a fait rapport sans amendement le 14 juin 2022 2, et a été adopté en troisième lecture par le Sénat le 6 octobre 2022. Le 18 octobre 2022, le député Colin Carrie l’a présenté à la Chambre des communes. Après son adoption en deuxième lecture le 22 mars 2023, il a été renvoyé au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes.
Le projet de loi S-224 apporte des modifications à l’article 279.04 du Code criminel (le Code) et comporte trois objets :
En 2021, un projet de loi identique a été déposé au Sénat, mais est mort au Feuilleton 4. La même année, un projet de loi proposant une modification semblable, de même qu’une modification à la Loi sur les juges, a été déposé à la Chambre des communes, mais il est également mort au Feuilleton 5.
Selon Sécurité publique Canada, le Canada, est « un pays source, de destination et de transit pour les victimes de la traite des personnes 6 ». De son côté, Statistique Canada estime que les personnes vulnérables sont touchées de manière disproportionnée par la traite des personnes. Ainsi, entre 2010 et 2020, 96 % des victimes identifiées dans les affaires traitées par la police étaient des femmes et des filles. Le risque est accru notamment chez les femmes et les filles autochtones et les personnes LGBTQ2+ 7.
Sur le plan international, le Canada a ratifié en 2002 le Protocole de Palerme 8. Selon l’alinéa 3a) de ce protocole, la traite des personnes repose sur trois éléments : un acte, l’existence de moyens coercitifs tels que la contrainte, l’enlèvement, la tromperie ou l’abus d’une situation de vulnérabilité dans la commission de cet acte, et un but précis d’exploiter une personne. Plus précisément :
L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes 9.
Bien que l’alinéa 3a) ne définisse pas explicitement ce qui constitue l’exploitation, la dernière phrase fournit, à titre indicatif, une liste non exhaustive des formes qu’elle peut prendre.
Au Canada, la traite des personnes est interdite en vertu du Code 10 et de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés 11. Le Code prévoit des infractions spécifiques à cet effet et l’article 279.04 définit la notion d’exploitation 12.
Le paragraphe 279.04(1) du Code définit ainsi l’exploitation :
une personne en exploite une autre si elle l’amène à fournir ― ou à offrir de fournir ― son travail ou ses services, par des agissements dont il est raisonnable de s’attendre, compte tenu du contexte, à ce qu’ils lui fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît 13.
Le paragraphe 279.04(2) énumère de manière non exhaustive des facteurs tels que la menace, la tromperie ou l’abus de pouvoir dont le tribunal peut notamment tenir compte pour déterminer s’il y a exploitation.
Par ailleurs, le paragraphe 279.04(3), qui ne fait pas l’objet du projet de loi, précise que la définition d’exploitation comprend la traite des personnes aux fins de prélèvement d’organes ou de tissus humains.
En plus de devoir prouver hors de tout doute raisonnable la commission d’un acte et le fait que l’accusé a amené la victime à fournir ou à offrir de fournir son travail ou ses services, la poursuite a l’obligation, en vertu de la définition actuelle, de prouver une appréhension raisonnable de crainte 14.
Le critère de l’appréhension raisonnable de crainte de la part de la victime qui se trouve dans la deuxième partie du paragraphe 279.04(1) du Code est un critère objectif qui oblige la poursuite à prouver qu’une personne raisonnable, dans des circonstances particulières, serait amenée à croire que sa sécurité physique ou psychologique, ou celle d’une personne qu’elle connaît, serait menacée si elle n’exécutait pas le travail ou les services exigés d’elle. La Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. A.A. dégage trois constats à ce sujet :
- l’attente quant à la croyance spécifique découlant des agissements de l’accusé doit être raisonnable, ce qui introduit un élément objectif;
- la détermination de l’attente doit être faite sur la base de toutes les circonstances;
- il n’est pas nécessaire que la sécurité de la personne soit réellement menacée 15.
La Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. Sinclair fournit une liste non exhaustive de circonstances pertinentes permettant d’évaluer l’appréhension raisonnable de crainte. Celles-ci peuvent inclure, entre autres, la présence ou l’absence de violence ou de menaces, la coercition, y compris physique, émotionnelle ou psychologique, la tromperie, l’abus de confiance et la vulnérabilité due à l’âge ou à des circonstances personnelles 16.
Devant le Comité RIDR, la représentante du ministère de la Justice, Me Natalie Levman, a souligné que le témoignage des victimes « est souvent un élément important de la preuve présentée par la poursuite, comme le confirme la jurisprudence 17 ». Lors de son passage devant ce même comité, Me Janine Benedet, professeure de droit à l’Université de la Colombie-Britannique, a indiqué que « le recours à la norme du caractère raisonnable tend à ramener les stéréotypes et les mythes sur la traite des personnes 18 ». Me Benedet a proposé de modifier le projet de loi par l’ajout de l’expression « abus d’une situation de vulnérabilité » à la liste des facteurs qui figurent dans la définition d’exploitation.
La vulnérabilité des victimes ainsi que le contrôle, la contrainte et la crainte font partie des facteurs qui rendent difficile l’obtention de témoignages dans le cadre des poursuites criminelles 19. Dans un article publié en 2021 dans Juristat, une publication de Statistique Canada, qui porte sur la traite des personnes, il est souligné ce qui suit :
Les recherches menées à ce jour indiquent qu’il est difficile, à bien des égards, de poursuivre des contrevenants pour des infractions de traite de[s] personnes. Par exemple, étant donné que les victimes sont souvent réticentes à prendre des mesures contre l’auteur de la traite des personnes ou craignent de le faire, il peut se révéler impossible d’utiliser leur témoignage 20.
Les infractions liées à la traite des personnes font l’objet de peu de poursuites criminelles au Canada. Des données de Statistique Canada indiquent qu’en 2019, la police a recensé 511 incidents de traite des personnes. Il s’agit du nombre le plus élevé qui ait été enregistré depuis la publication des premières données en 2009. Toujours en 2019, 89 % des accusations relatives à la traite des personnes portées devant les tribunaux pénaux pour adultes ont fait l’objet d’un arrêt, d’un retrait, d’un rejet ou d’une absolution, et seulement 7 % ont abouti à un verdict de culpabilité 21.
Le projet de loi S-224 comporte un seul article modifiant les deux premiers paragraphes de l’article 279.04 du Code.
Au nouveau paragraphe 279.04(1), la définition d’exploitation proposée s’articule autour de deux éléments. D’une part, le nouvel alinéa 279.04(1)a) désigne les agissements à la source de l’exploitation, soit une conduite amenant une autre personne à fournir ou à offrir de fournir son travail ou ses services. Cet élément de la définition est présent dans les versions antérieures de cet article 22. D’autre part, le nouvel alinéa 279.04(1)b) incorpore une partie de la définition internationale de « traite des personnes » énoncée à l’alinéa 3a) du Protocole de Palerme, soit le comportement d’une personne lorsque,
à l’égard de toute personne, elle utilise ou menace d’utiliser la force ou toute autre forme de contrainte, elle recourt à la tromperie ou à la fraude, elle abuse de son pouvoir ou de la confiance de la personne ou elle commet tout autre acte semblable 23.
Par ailleurs, le projet de loi retire le critère de l’appréhension raisonnable de crainte du paragraphe 279.04(1). La définition actuelle fait référence à
des agissements dont il est raisonnable de s’attendre, compte tenu du contexte, à ce qu’ils fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît 24.
Au paragraphe 279.04(2), le projet de loi abroge la disposition interprétative qui énumère de manière non exhaustive des facteurs tels que la menace, la tromperie ou l’abus de pouvoir dont le tribunal peut tenir compte pour déterminer s’il y a eu exploitation d’une autre personne ou intention d’exploiter. La jurisprudence actuelle, comme le souligne l’arrêt Sinclair 25, reconnaît l’existence de circonstances pertinentes, dont certaines figurent dans ce paragraphe depuis 2012.
Le projet de loi entre en vigueur le jour de sa sanction royale.
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