La fédération canadienne se compose d’un gouvernement central et de gouvernements provinciaux et territoriaux. Lorsqu’on parle des relations entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux (contrairement aux provinces, les territoires du Canada n’ont pas de compétence inhérente, mais uniquement des pouvoirs qui leur ont été délégués ou transférés par le gouvernement fédéral1), on emploie souvent l’expression « niveaux de gouvernement ». Ce terme peut être trompeur, car il laisse entendre qu’un gouvernement est subordonné à l’autre. Il serait plus juste de dire que le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux sont « coordonnés », puisqu’ils jouissent de pouvoirs égaux et de la même indépendance dans leurs sphères respectives2.
En ballet classique, un pas de deux est une danse où les deux interprètes exécutent tour à tour des variations en solo et qui se conclut par une chorégraphie où les deux partenaires se réunissent pour faire ensemble démonstration de leur talent. On pourrait dire que la répartition des pouvoirs législatifs entre le Parlement fédéral et les provinces, telle que prescrite dans les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, est à l’image de cette danse : si chaque partenaire a sa propre sphère de compétence législative, l’interaction et la coopération sont cependant essentielles au bon fonctionnement de la fédération.
La présente publication brosse un tableau de la répartition des pouvoirs entre le fédéral et les provinces en explorant les dispositions pertinentes de la Loi constitutionnelle de 1867 et en décrivant le rôle qu’ont joué les tribunaux dans la négociation de cette répartition.
Le Canada moderne est formé d’anciennes colonies3 de l’Amérique du Nord britannique. Ces colonies étaient économiquement et politiquement séparées, leur point commun étant leurs liens avec la Grande-Bretagne. Dans les années 1860, leurs dirigeants conviennent qu’il est temps de se réunir en un seul pays. Deux conférences décisives, tenues en 1864, ont façonné le Canada que nous connaissons aujourd’hui4. En septembre, les représentants de l’Île-du-Prince-Édouard, de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de la province du Canada, composée du Canada-Ouest (aujourd’hui l’Ontario) et du Canada-Est (aujourd’hui le Québec), se rencontrent à Charlottetown pour envisager une confédération de l’ensemble de l’Amérique du Nord britannique. Ils discutent du fonctionnement potentiel de la fédération, de la structure du gouvernement, de la répartition des pouvoirs entre le gouvernement central et les provinces, et de l’organisation des finances.
Quelques semaines plus tard, à la mi-octobre, les délégués se réunissent de nouveau à Québec (Terre-Neuve est aussi de la partie cette fois5). À la Conférence de Québec, comme à celle de Charlottetown, ils débattent de la structure et de la nature d’une future union. Par la suite, les délégués des colonies rédigent un texte appelé les Résolutions de Québec (ou les 72 Résolutions6), qui définit les caractéristiques de ce qui deviendra la fédération canadienne. Nombre de ces résolutions seront intégrées au document fondateur du Canada, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (connu depuis 1982 sous le nom de Loi constitutionnelle de 1867). Ces résolutions portent en particulier sur la répartition des pouvoirs entre le nouveau Parlement fédéral et les provinces, sur le nombre de sièges dont disposera chacune des provinces au sein de la législature fédérale, sur la structure financière du nouveau gouvernement et sur les modalités et la fréquence du scrutin fédéral.
Après les conférences de Charlottetown et de Québec, le Canada-Ouest et le Canada-Est, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse font adopter des résolutions sur l’union par leurs législatures respectives. Le temps est venu d’officialiser cette union. Entre décembre 1866 et mars 1867, les délégués se réunissent de nouveau à Londres pour rédiger le texte de la Constitution du Canada, en s’appuyant sur les 72 Résolutions comme point de départ. Le projet de loi est promptement adopté. Il est soumis à la reine Victoria le 11 février 1867 et approuvé par la Chambre des lords avant la fin du mois. À son tour, la Chambre des communes britannique donne rapidement son accord. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique reçoit la sanction royale le 29 mars 1867. Le Dominion du Canada, qui rassemblait les provinces de l’Ontario, du Québec, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, était né.
Les décisions prises à l’époque de la Confédération au sujet de la répartition des pouvoirs reposaient sur le principe que les questions de nature nationale ou internationale devaient relever du fédéral, tandis que les questions de nature locale ou provinciale devaient relever des provinces. Certains domaines, comme l’agriculture, présenteraient des éléments de compétence commune (étant de nature à la fois locale et interprovinciale). Il est à noter que les pouvoirs législatifs par défaut, aussi appelés pouvoirs non attribués ou résiduels, devaient revenir au Parlement fédéral (contrairement à la formule retenue aux États-Unis ou en Australie, où les pouvoirs par défaut appartiennent aux États7).
La décision des délégués aux conférences de Charlottetown et de Québec (aujourd’hui appelés les « Pères de la Confédération ») d’opter pour un système fédéral au Canada résulte d’un compromis. Certains avaient proposé une union législative centralisée, tandis que d’autres préconisaient le maintien des identités particulières des provinces au sein d’un pays uni. Comme l’a souligné l’expert en droit constitutionnel Peter Hogg, cette tension entre unité et diversité se trouve sans doute à l’origine de tous les systèmes fédéraux8.
Comme le soutient M. Hogg, l’un des avantages d’une forme fédérale de gouvernement dans un pays aussi vaste que le Canada, c’est que les questions locales peuvent être traitées localement, tandis que le gouvernement central se concentre sur les questions d’importance nationale. M. Hogg fait observer qu’« il y aurait inévitablement des déséconomies d’échelle si toutes les décisions gouvernementales étaient centralisées, prises par une seule bureaucratie très lourde ». De même, en permettant aux provinces d’exercer des pouvoirs appréciables sur les questions les concernant, il devient possible de satisfaire à la diversité des préférences et des intérêts des diverses parties du pays9.
Les articles 91 et 92 (et dans une moindre mesure les articles 93 à 95) de la Loi constitutionnelle de 1867 attribuent aux législatures fédérale et provinciales des domaines où exercer leur autorité législative. L’expression « autorité législative » s’entend du pouvoir d’édicter des lois valides sans empiéter sur les pouvoirs attribués par la Constitution à un autre ordre de gouvernement. Les domaines où s’exerce cette autorité sont souvent désignés sous le terme « rubriques de compétence ».
Cependant, pour déterminer si une question est de compétence fédérale ou provinciale, il ne suffit pas toujours de lire le texte de la Constitution. Il y a plusieurs raisons à cela. Premièrement, avec le temps, de nombreux secteurs de politiques qui n’étaient pas explicitement prévus par la Constitution ont fait leur apparition. Deuxièmement, l’interprétation judiciaire a donné à certains articles de la Constitution une portée plus large que ce qui pourrait résulter d’une lecture normale et, inversement, a limité la portée d’autres articles. Les tribunaux ont aussi estimé qu’il y avait, pour certains domaines, chevauchement des compétences ou compétence commune.
De façon générale, l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 attribue au Parlement fédéral les questions touchant l’ensemble du pays, comme le service postal, le service militaire et le cours monétaire. Certaines rubriques de compétence ont été attribuées au Parlement fédéral pour garantir une uniformité juridique d’un bout à l’autre du pays, en ce qui a trait notamment aux questions de faillite, de divorce et de droit criminel. Pour d’autres domaines, comme les traversiers interprovinciaux (« passages d’eau » dans la Loi), la navigation et les navires ainsi que les pêcheries, les rubriques de compétence fédérale traversent les frontières provinciales. De même, l’article 91 confère au Parlement l’autorité législative concernant plusieurs autres questions, dont l’assurance-chômage, les télécommunications, les échanges et le commerce, les banques, les droits d’auteur et les questions relatives aux Premières Nations (en particulier la population indienne inscrite) et aux réserves.
Deux des pouvoirs importants du Parlement qui émanent de l’article 91 sont implicites plutôt qu’explicites. Il s’agit du pouvoir résiduel, dont il est question plus loin, et du pouvoir fédéral de dépenser. Le pouvoir de dépenser est sous-entendu aux paragraphes 91(1A) (la dette et la propriété publiques) et 91(3) (le prélèvement de deniers par tous modes ou systèmes de taxation). Ce pouvoir constitue la base sur laquelle reposent les subventions fédérales versées aux provinces et permet au Parlement de dépenser des fonds dans des domaines ne relevant pas de son autorité législative10.
L’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 énumère les rubriques de compétence provinciale. De façon générale, les questions touchant une seule province sont de compétence provinciale, comme la taxation dans une province, la création de charges publiques dans une province et le mandat confié à leurs titulaires, et la constitution des entreprises en société dans une province.
L’article 92 compte moins de rubriques de compétence que l’article 91. Bien qu’on puisse a priori en déduire que le Parlement fédéral a compétence dans un plus grand nombre de domaines, ce n’est pas nécessairement le cas. Tout d’abord, le paragraphe 92(16) attribue aux provinces l’autorité législative sur « [g]énéralement toutes les matières d’une nature purement locale ou privée dans la province11 ». Ensuite, fait tout aussi important, le paragraphe 92(13), « [l]a propriété et les droits civils dans la province », a été interprété de façon très générale, comme englobant des questions aussi diverses que l’assurance, de nombreux domaines du secteur des affaires, la réglementation des professions et des métiers, les relations du travail12 et certains domaines du droit privé, comme le droit contractuel13.
Parmi les autres domaines qui relèvent de l’autorité législative des provinces, selon l’article 92, figurent l’établissement des hôpitaux, les institutions municipales, la célébration du mariage et l’administration de la justice (y compris l’organisation des tribunaux provinciaux) dans la province.
L’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoit explicitement que le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ont des compétences communes, ou concurrentes, en ce qui concerne l’immigration et l’agriculture. En effet, la législature de chaque province peut édicter des lois sur l’immigration et l’agriculture dans la province, pourvu que ces lois ne soient pas incompatibles avec les lois fédérales en ces matières. Les lois fédérales ont donc préséance dans ces domaines.
En 1951, l’ajout de l’article 94A à la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement le pouvoir d’édicter des lois sur les pensions de vieillesse et les prestations additionnelles (des programmes sociaux qui n’avaient pas été envisagés à l’époque de la Confédération, en 1867), dans la mesure où une province n’a pas déjà légiféré dans ce domaine. S’il existe déjà une loi provinciale, c’est elle qui a préséance14.
C’est dans la formulation de la phrase introductive de l’article 91, avant l’énumération des pouvoirs, que les pouvoirs résiduels se trouvent dévolus au gouvernement fédéral. Selon cet article, il est loisible au Parlement :
de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces.
Le fait que les pouvoirs résiduels soient dévolus au Parlement fédéral et non aux provinces distingue le fédéralisme canadien des modèles américain et australien, où ce sont les États qui se voient accorder les pouvoirs résiduels15.
On pourrait penser que les pouvoirs résiduels fédéraux, aussi appelés pouvoirs en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement (POBG), réservent de vastes secteurs de politiques au Parlement fédéral, puisque de nombreux sujets pourraient vraisemblablement ne pas être inclus dans la liste des pouvoirs énumérés à l’article 92. Toutefois, nous le rappelons, le paragraphe 92(13) (la propriété et les droits civils dans la province) a été interprété de façon très générale. Même si les pouvoirs en matière de POBG sont résiduels, ils englobent uniquement les pouvoirs non attribués qui ne sont pas déjà prévus au paragraphe 92(13), ou peut-être au paragraphe 92(16) (matières de nature purement locale ou privée dans la province). Cela veut dire que, dans la pratique, la portée des pouvoirs en matière de POBG est quelque peu limitée16.
Le fédéral a invoqué ses pouvoirs en matière de POBG pour légiférer dans trois domaines : là où la répartition des pouvoirs entre le fédéral et les provinces présente des lacunes; en ce qui concerne les questions d’intérêt national; et dans les situations d’urgence.
À l’époque de la Confédération, en 1867, on estimait que les diverses compétences fédérales et provinciales seraient généralement exclusives. Toutefois, dans de nombreux domaines, le gouvernement fédéral et les provinces doivent travailler ensemble ou adopter des approches complémentaires pour que l’élaboration et la mise en œuvre de leurs politiques soient efficaces. C’est la danse du fédéralisme, qu’on appelle souvent le « fédéralisme coopératif ».
Le fédéralisme coopératif est devenu la pierre angulaire du fédéralisme canadien, surtout depuis la Deuxième Guerre mondiale : on a commencé à exiger des normes nationales « en matière de santé, d’éducation, de maintien du revenu et d’autres services publics, dont la plupart relèvent de la compétence provinciale, d’application territorialement limitée17 ». Cette nouvelle réalité a nécessité, entre autres choses, une « redistribution des recettes publiques par l’entremise de programmes à frais partagés et de subventions de péréquation18 », pour contrer ce qui aboutirait autrement à des disparités régionales dans la richesse et les services.
De façon générale, le fédéralisme coopératif suppose, comme son nom l’indique, une interaction permanente entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux (souvent par le truchement de conférences fédérales-provinciales et d’autres mécanismes plus structurés encadrant les relations intergouvernementales). En outre, il implique que le fédéral consulte les provinces avant de s’engager dans des politiques ayant des incidences sur les provinces19.
Depuis 1867, il est arrivé maintes fois que le gouvernement fédéral et les provinces se marchent sur les pieds, au chapitre des compétences, en élaborant des politiques et des programmes. Qui plus est, les progrès de la société et de la technologie ont entraîné l’apparition de nouveaux champs d’action gouvernementale qui n’avaient pas été envisagés en 1867, ou qui n’entrent pas parfaitement dans la répartition des pouvoirs prévus à l’origine par les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. S’appuyant sur divers outils d’interprétation, les tribunaux ont grandement aidé le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux à travailler dans leur sphère de compétence respective pour continuer le pas de deux qu’est le fédéralisme canadien.
De nombreux secteurs de politiques occupant aujourd’hui l’avant-scène n’étaient pas considérés comme des questions urgentes pour les politiciens de 1867. Ainsi, bien que les soins de santé constituent de nos jours un enjeu politique majeur, la Constitution n’y fait allusion qu’indirectement. D’autres sujets étaient tout simplement impossibles à prévoir. L’aviation commerciale, par exemple, qui selon l’interprétation relève des pouvoirs fédéraux en matière de POBG20, n’aurait pu être envisagée par les Pères de la Confédération en 1867.
Cependant, malgré l’évolution des priorités et ce qui semble l’apparition de « nouveaux » champs d’action, la répartition des pouvoirs dans la Loi constitutionnelle de 1867 est réputée exhaustive21.
Le principe d’exhaustivité tire son importance du fait que, si l’on tient pour acquis que toutes les questions relèvent soit du gouvernement fédéral soit des gouvernements provinciaux, il ne peut y avoir de vide législatif où ni l’un ni l’autre ordre de gouvernement n’aurait compétence pour édicter des lois valides.
Là où la Constitution n’attribue pas explicitement un sujet donné à la compétence fédérale ou provinciale, les tribunaux peuvent devoir trancher en interprétant les dispositions existantes de la Loi constitutionnelle de 186722.
Les tribunaux ont essentiellement eu recours à trois outils, ou doctrines, pour déterminer si une loi ou un programme émanant du gouvernement fédéral ou d’une province était effectivement de la compétence de l’intéressé : la prépondérance fédérale, l’exclusivité des compétences et les compétences concurrentes.
la « santé » n’est pas l’objet d’une attribution constitutionnelle spécifique, mais constitue plutôt un sujet indéterminé que les lois fédérales ou provinciales valides peuvent aborder selon la nature ou la portée du problème de santé en cause dans chaque cas25.
Quand les Pères de la Confédération sont arrivés au compromis que représentent les articles 91 et 92 de la Constitution, ils se sont peut-être imaginé que la répartition des pouvoirs entre les législatures fédérale et provinciales serait plus ou moins étanche. L’histoire nous a prouvé le contraire, et la difficulté de l’union du Canada, autant que sa beauté, a été de continuer la danse de la Confédération sans commettre de faux pas trop graves. Dans notre monde de plus en plus complexe et interdépendant, cela devient encore plus exigeant pour les protagonistes. Les faux pas sont bien sûr inévitables, mais près de 150 ans plus tard, le pas de deux de la Confédération maintient la cadence.
* Martha Butler, de la Bibliothèque du Parlement, a contribué à la rédaction du présent document. [ Retour au texte ]
† Les documents de la série En bref de la Bibliothèque du Parlement sont des survols de sujets d’actualité. Dans certains cas, ils donnent un aperçu de la question et renvoient le lecteur à des documents plus approfondis. Ils sont préparés par le Service d’information et de recherche parlementaires de la Bibliothèque, qui effectue des recherches et fournit des informations et des analyses aux parlementaires, ainsi qu’aux comités du Sénat et de la Chambre des communes et aux associations parlementaires, et ce, de façon objective et impartiale. [ Retour au texte ]
Il est déclaré que le Parlement du Canada peut légiférer en matière de pensions de vieillesse; toutefois, les lois ainsi adoptées ne peuvent avoir pour effet de porter atteinte à l’application des lois, existantes ou ultérieures, édictées en la matière par une législature provinciale.Le libellé actuel faisant état des prestations additionnelles a été inséré en 1964 dans la Loi constitutionnelle de 1964, 12-13 Eliz. II, ch. 73 (R.-U.). [ Retour au texte ]
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