Au Canada, l’approvisionnement en matière de défense est un processus complexe auquel participent plusieurs ministères et organismes fédéraux : le ministère de la Défense nationale, Services publics et Approvisionnement Canada, Innovation, Sciences et Développement économique Canada, ainsi que le Conseil du Trésor du Canada. Chaque ministère ou organisme est responsable de différentes étapes du processus d’approvisionnement en matière de défense.
Cette approche pluriministérielle de l’approvisionnement en matière de défense est propre au Canada. En effet, la plupart des autres pays gèrent leur approvisionnement en matière de défense différemment1. Si l’on veut mieux comprendre le système d’approvisionnement en matière de défense canadien actuel et la façon dont il pourrait évoluer, il est important de comprendre comment il s’est développé et a évolué au fil du temps, et pour cela, de se poser les questions suivantes :
La présente étude générale vise à répondre à ces questions en examinant comment l’approvisionnement en matière de défense a évolué au Canada.
Au moment où le Royaume-Uni déclare la guerre à l’Allemagne et à ses alliés en son nom propre, ainsi qu’au nom du Canada et du reste de l’Empire britannique, le 4 août 1914, l’Armée canadienne et la Marine royale canadienne (MRC) assurent leur approvisionnement de façon autonome : le ministère de la Milice et de la Défense voit à l’approvisionnement de l’Armée et le ministère du Service naval, à celui de la Marine2.
Dès les premiers mois de la guerre, cependant, on se rend compte que le processus d’approvisionnement présente de graves lacunes : il n’y a pratiquement aucune coordination des achats des différentes forces armées; les prix payés pour certains produits de défense varient grandement d’un marché à l’autre; il n’existe aucun mécanisme fédéral de contrôle de la production de matériel de défense au Canada; enfin, on découvre que de nombreuses personnes et sociétés profitent sans vergogne des marchés de matériel de défense pour s’enrichir indûment. Ces dysfonctionnements amènent le gouvernement du premier ministre Robert Borden à créer, en juin 1915, une commission royale chargée d’enquêter sur les irrégularités en matière d’approvisionnement et de production militaires, laquelle publie ses constatations en 19173.
Par ailleurs, le Comité des obus, un comité indépendant composé de plusieurs hommes d’affaires canadiens créé par le gouvernement fédéral en septembre 1914 pour coordonner la production au Canada de munitions pour le compte du gouvernement britannique, connaît son lot de difficultés. Non seulement doit-il se débattre contre des problèmes d’administration, des problèmes de productivité et des retards de production, mais il est impliqué dans un scandale de corruption qui mène à sa dissolution en novembre 19154.
Afin de mieux encadrer la passation des marchés, d’accélérer la production de guerre et d’empêcher tout profit abusif, le gouvernement Borden décide de centraliser le processus d’approvisionnement. Il constitue donc, en mai 1915, la Commission des achats de guerre, relevant du Conseil privé, commission qu’il charge de régir tous les achats de guerre du Canada, de même que tous les contrats d’approvisionnement conclus par ses alliés avec des fournisseurs canadiens, à l’exception de ceux du gouvernement britannique qui relèvent du Comité des obus et de son successeur, la Commission impériale des munitions. La création de la Commission des achats de guerre permet au gouvernement canadien d’encadrer et de coordonner avec plus d’efficacité et d’efficience l’approvisionnement en matière de défense et la production de guerre au Canada5.
En novembre 1915, le Comité des obus est remplacé par la Commission impériale des munitions, qui relève directement du ministère britannique des Munitions. La Commission assure la coordination des commandes du gouvernement britannique au Canada en matière de denrées alimentaires, de matières premières stratégiques et de produits manufacturés, incluant le matériel de guerre. Elle réorganise complètement l’effort industriel de guerre canadien et exploite son propre réseau d’« usines nationales » pour produire tout ce que les sociétés privées ne sont pas en mesure de fournir. La production de guerre canadienne progresse considérablement sous sa tutelle et, à la fin de la guerre, en novembre 1918, plus de 675 usines disséminées dans tout le Canada avaient exécuté des contrats passés avec la Commission impériale des munitions6.
Le système centralisé d’approvisionnement et de production de guerre mis en place durant la Première Guerre mondiale est abandonné en 1919 avec la dissolution de la Commission des achats de guerre et de la Commission impériale des munitions. Le ministère de la Milice et de la Défense et le ministère du Service naval récupèrent la responsabilité de l’approvisionnement de l’Armée canadienne et de la MRC respectivement. La Commission de l’air, créée en 1919 (renommée Aviation royale du Canada, ou ARC, en 1924), est elle aussi responsable de son propre approvisionnement7.
En 1923, avec l’entrée en vigueur de la Loi sur la défense nationale, le ministère de la Milice et de la Défense, le ministère du Service naval et la Commission de l’air sont amalgamés au sein du ministère de la Défense nationale (MDN) par souci d’économie et pour améliorer la coordination de la politique de défense du Canada. Si, avec la création du MDN, l’Armée, la Marine et l’Aviation relèvent désormais d’un seul et même ministère, les trois forces demeurent des entités juridiques distinctes et indépendantes, dotées chacune de son propre chef d’état-major, quartier général, budget, effectif et modèle d’approvisionnement8.
En 1938, des allégations de corruption dans l’attribution à une société canadienne du contrat de production d’une mitrailleuse légère éclaboussent le gouvernement du premier ministre William Lyon Mackenzie King qui réagit en nommant une commission royale chargée d’enquêter sur l’affaire. La Commission royale sur le contrat de la mitrailleuse Bren ne découvre aucune preuve de corruption, mais elle recommande néanmoins dans son rapport, publié en 1939, que l’administration des contrats de défense soit centralisée pour permettre une plus grande efficience économique et administrative et éviter que les contrats de défense ne se prêtent à la réalisation de profits abusifs9.
Le gouvernement Mackenzie King souscrit à la recommandation de la commission royale et décide de créer un organisme central d’approvisionnement en matériel de défense ayant la haute main sur tous les marchés des forces armées canadiennes ainsi que sur les commandes placées par des gouvernements alliés auprès de fournisseurs canadiens. Ainsi, le Parlement adopte, en juin 1939, la Loi sur les achats et le financement de la Défense et sur le contrôle des bénéfices établissant le Conseil des achats de la défense, dont les activités débutent le 14 juillet 1939. L’organisme relève du ministre des Finances et dispose d’un pouvoir exclusif sur tous les marchés de matériel de défense au Canada. Il a pour mission principale de coordonner l’approvisionnement en matière de défense et de contenir les profits et les coûts associés aux contrats de défense10.
Lorsque le Canada déclare la guerre à l’Allemagne, le 10 septembre 1939, le gouvernement Mackenzie King décide qu’il vaut mieux confier l’approvisionnement et la production militaires à un ministère fédéral voué exclusivement à ces questions et disposant de pouvoirs beaucoup plus étendus que le Conseil des achats de la défense d’avant-guerre. Le 12 septembre 1939, le Parlement adopte donc la Loi sur le ministère des Munitions et des Approvisionnements prévoyant la création, lorsque cela serait nécessaire, d’un ministère des Munitions et des Approvisionnements chargé d’encadrer l’achat, la production et la distribution du matériel de défense11.
En attendant, la Commission des approvisionnements de guerre, relevant du ministre des Finances, est créée par décret le 15 septembre 1939 et elle prend le relais du Conseil des achats de la défense le 1er novembre 1939. Les pouvoirs de la Commission sont plus étendus que ceux du Conseil des achats de la défense qui l’a précédée et englobent la mobilisation et l’organisation de l’industrie canadienne en vue de l’effort de guerre. La Commission se voit également confier le pouvoir de coordonner tous les contrats de défense des gouvernements anglais et français au Canada. À partir du 23 novembre 1939, elle relève du ministre des Transports12.
Le ministère des Munitions et des Approvisionnements est officiellement créé par décret le 9 avril 1940 et chargé des activités jusque-là exécutées par la Commission des approvisionnements de guerre. Il est habilité à mobiliser, à encadrer et à réglementer tous les moyens de production et d’approvisionnement de guerre du Canada, à agir en tant qu’acheteur de toutes les forces armées canadiennes et à coordonner tous les contrats passés par des gouvernements ou des forces armées alliés auprès de fournisseurs canadiens. Il administre par ailleurs 28 sociétés d’État actives dans divers volets de la production de défense13.
La Deuxième Guerre mondiale prend fin le 2 septembre 1945, ce qui amène le gouvernement fédéral à recentrer ses priorités sur les efforts de reconstruction de l’après-guerre et sur la reconversion de l’industrie canadienne à l’économie de paix. En décembre 1945, le gouvernement Mackenzie King amalgame le ministère des Munitions et des Approvisionnements et le ministère de la Reconstruction et adopte pour cela la Loi sur le ministère de la Reconstruction et des Approvisionnements. Le nouveau ministère est chargé à la fois de l’approvisionnement et de la production en matière de défense au Canada14.
Avec la chute des dépenses de défense au lendemain de la guerre, le gouvernement canadien estime qu’il est plus nécessaire de consacrer tout un ministère fédéral à l’approvisionnement et à la production en matière de défense et décide de décentraliser les attributions en la matière.
En avril 1948, la responsabilité de la production de défense est cédée à la Commission industrielle de la défense créée le même mois pour administrer toutes les questions relatives à la planification et à la préparation industrielles de la défense du Canada. Initialement rattachée au MDN, la Commission industrielle de la défense relève du ministère du Commerce après mars 194915.
La responsabilité de l’approvisionnement en matière de défense, quant à elle, est transférée, en novembre-décembre 1948, à la Corporation commerciale canadienne. Créée en 1946 pour coordonner les ventes à l’exportation des produits de défense canadiens à des gouvernements étrangers, la Corporation commerciale canadienne est une société d’État fonctionnant sous l’autorité du ministère du Commerce16.
La détérioration des relations diplomatiques avec l’Union soviétique et le début de la guerre froide dans la deuxième moitié des années 1940, la création de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1949 et le début de la guerre de Corée en 1950 incitent le gouvernement fédéral à augmenter ses budgets de défense et à commander de nouveaux systèmes d’armes et équipements militaires pour les forces armées canadiennes. En 1950, le gouvernement du premier ministre Louis St-Laurent fait adopter la Loi sur les approvisionnements de défense, qui confère au ministre du Commerce les pouvoirs voulus pour qu’il puisse se charger de l’approvisionnement en matière de défense17.
En 1951, le gouvernement St-Laurent lance un vaste programme de réarmement afin de renforcer la capacité des forces armées canadiennes dans le contexte de l’intensification de la guerre de Corée et de l’accroissement des tensions avec l’Union soviétique. Pour mettre en œuvre ce programme de réarmement, le gouvernement décide de réunir de nouveau l’approvisionnement en matière de défense et la préparation industrielle de la défense au sein d’un seul et même ministère. Le 1er avril 1951, la Loi sur les approvisionnements de défense est remplacée par la Loi sur la production de défense, qui crée le ministère de la Production de défense (MPD)18.
Les attributions du ministère du Commerce en matière d’approvisionnement militaire et celles de la Commission industrielle de la défense relatives à la planification et à la préparation industrielles de la défense sont transférées au MPD. Le nouveau ministère a pour mission de fournir tous les biens et services requis par le MDN et les forces armées. Il a aussi pour mandat de garantir que le Canada dispose de la capacité de production et des matières premières nécessaires au programme de réarmement du gouvernement. Le ministère est également responsable des exportations de produits de défense canadiens vers les pays alliés de l’OTAN et les pays amis réalisées par le truchement de la Corporation commerciale canadienne. En tout, le MPD chapeaute sept sociétés d’État, dont la Corporation commerciale canadienne.
Le MPD ne doit en principe durer que le temps de la guerre de Corée, mais avec l’intensification des tensions liées à la guerre froide et la persistance des besoins des forces armées canadiennes en nouveaux produits de défense, le gouvernement fédéral décide de le conserver bien après la fin de la guerre de Corée en 1953. Par la suite, de nouvelles responsabilités sont confiées au MPD à la fin des années 1950 et au début des années 1960, comme le partage du développement industriel pour la défense et de la production de défense avec les États-Unis et la coopération en matière de recherche, de développement et de production d’armements avec les pays de l’OTAN19.
En septembre 1960, le gouvernement du premier ministre John Diefenbaker nomme la Commission royale d’enquête sur l’organisation du gouvernement, présidée par J. Grant Glassco (la Commission Glassco), « pour qu’[elle] fasse […] enquête et rapport sur l’organisation et le mode de fonctionnement des ministères et organismes du Gouvernement du Canada » et qu’elle recommande des changements qui « favoriseraient le mieux l’efficacité, l’économie et l’amélioration de la conduite des affaires de l’État20». Dans son rapport publié en 1962, la Commission constate que « [l]’achat au service public fédéral [est] dispersé et dépourvu de coordination » et que chaque ministère et organisme « achète[e] pour son propre compte » et « établit ses propres rouages et ses propres règles21».
La Commission Glassco recommande au gouvernement du Canada d’établir « un organisme central d’achat […] appelé à desservir tous les ministères et organismes (civils et militaires) du gouvernement fédéral », convaincue que le regroupement des ressources en approvisionnement permettra de limiter les doubles emplois, d’optimiser l’utilisation des ressources, infrastructures et équipements et, grâce à des achats en masse pour l’ensemble des ministères et organismes, de réduire grandement les coûts22.
Le gouvernement canadien souscrit au principe des recommandations de la Commission Glassco23 et, en septembre 1963, il fait du MPD « l’organisme central d’achat de l’État pour le compte de tous les ministères fédéraux, civils et militaires » et il élargit ses responsabilités pour inclure le « matériel non militaire24. » Il s’agit d’une mesure provisoire, car, en 1965, le gouvernement du premier ministre Lester B. Pearson annonce son intention de remplacer le MPD par un nouveau ministère responsable de l’ensemble de l’approvisionnement tant civil que militaire du gouvernement fédéral25. En juillet 1968, le gouvernement du premier ministre Pierre Elliott Trudeau, nouvellement élu, annonce la création du ministère des Approvisionnements et Services (MAS)26.
Le 1er avril 1969, le Parlement adopte la Loi sur l’organisation du gouvernement, créant officiellement le MAS. Le MPD est dissous et ses attributions, ainsi que ses pouvoirs en vertu de la Loi sur la production de défense, sont transférés au MAS. Désormais, c’est le nouveau ministère qui est responsable de la planification, de l’acquisition et de la fourniture de tous les biens et services requis par l’ensemble des ministères et organismes gouvernementaux, y compris le MDN et les forces armées27.
La Commission Glassco donne lieu également à une réforme et une réorganisation du MDN et des forces armées en recommandant un certain nombre de mesures de rationalisation et de réduction des coûts afin d’éliminer le dédoublement des ressources dans les différentes forces armées (Armée, Marine, Aviation) et d’accroître la responsabilisation et l’efficience par une meilleure gestion et une meilleure intégration de l’organisation de la défense du Canada28.
La première étape de cette réorganisation consiste à unifier les forces armées. Le 1er août 1964, des modifications apportées à la Loi sur la défense nationale ont pour effet d’abolir les trois postes de chef d’état-major (chef d’état-major général, chef d’état-major de la Marine et chef d’état-major de la Force aérienne) pour créer le poste unique de chef d’état-major de la défense et de réunir les quartiers généraux de l’Armée, de la Marine et de l’Aviation, au sein du Quartier général des Forces canadiennes. Puis, le 1er février 1968, la Loi sur la réorganisation des Forces canadiennes fusionne les trois forces armées canadiennes (l’Armée canadienne, la MRC et l’ARC) en une seule et même entité militaire unifiée appelée les Forces armées canadiennes (FAC). Ainsi, l’Armée canadienne, la MRC et l’ARC cessent d’exister en tant qu’entités juridiques distinctes et deviennent des commandements d’armée au sein de la structure intégrée des FAC29.
La deuxième étape de cette réorganisation consiste à restructurer le MDN. En mars 1972, le gouvernement Trudeau annonce que les éléments civils et militaires du MDN et du Quartier général des Forces canadiennes seront intégrés en un nouveau Quartier général de la Défense nationale (QGDN). Dans cette nouvelle structure organisationnelle, les rôles et les attributions des responsables civils et militaires sont redistribués de telle manière que les fonctionnaires jouissent désormais d’un pouvoir et d’une influence grandement accrus dans la gestion du portefeuille de la défense30. Toutes les responsabilités du MDN et des FAC relatives à l’approvisionnement en matière de défense, ainsi qu’au cycle de vie complet du matériel des forces armées, sont réunies et confiées à un sous-ministre adjoint (Matériels) civil relevant du sous-ministre de la Défense nationale. Cette décision est prise afin de centraliser la responsabilisation de l’approvisionnement en matière de défense au sein du MDN.
Parmi ses nombreuses fonctions, le Groupe des matériels du sous-ministre adjoint (Matériels) gère tous les projets d’approvisionnement en matière de défense en étroite collaboration avec le MAS. Chacune des deux organisations est responsable de certains aspects du processus d’approvisionnement en matière de défense. Le MDN, par exemple, est l’autorité technique pour tous les aspects techniques des besoins en produits et services de défense, tandis que le MAS est l’autorité contractante responsable de toutes questions relatives à la passation et à l’administration des marchés31.
Industrie Canada commence à jouer un rôle dans le processus d’approvisionnement en matière de défense en 1986, lorsque le gouvernement du premier ministre Brian Mulroney adopte la politique des retombées industrielles et régionales (RIR) afin d’utiliser les programmes d’approvisionnement en matière de défense pour optimiser les retombées du développement industriel et régional à long terme et générer de l’activité économique au Canada. Dans ce contexte, Industrie Canada se voit confier la responsabilité d’administrer et de coordonner la nouvelle politique en collaboration avec les organismes de développement régional. En vertu de la politique des RIR, les entrepreneurs sont dans l’obligation de faire des investissements commerciaux dans l’économie canadienne d’un montant équivalent à 100 % de la valeur du marché. En sa qualité d’autorité en matière de RIR, Industrie Canada travaille en étroite collaboration avec le MDN et le MAS sur les contrats de défense32.
Au terme de la guerre froide en 1991, l’approvisionnement en matière de défense au Canada est un processus pluriministériel auquel participent trois ministères fédéraux : le MDN, le MAS et Industrie Canada. Ce système d’approvisionnement pluriministériel est demeuré essentiellement inchangé depuis lors, à une exception près. En juin 1993, le gouvernement de la première ministre Kim Campbell fusionne le MAS et le ministère des Travaux publics pour constituer Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC)33. La Loi sur le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, adoptée en 1996, établit le cadre légal du nouveau ministère et fait de TPSGC un « organisme de services communs » chargé de « fournir aux ministères et organismes fédéraux des services destinés à les aider à réaliser leurs programmes » dont « l’acquisition et la fourniture d’articles, d’approvisionnements, d’outillage, d’équipements et autre matériel34». Les attributions en matière d’approvisionnement militaire énoncées dans la Loi sur la production de défense sont transférées du MAS à TPSGC35.
À l’heure actuelle, l’approvisionnement en matière de défense au Canada mobilise toujours un certain nombre de ministères et d’organismes du gouvernement fédéral : le MDN, TPSGC (rebaptisé Services publics et Approvisionnement Canada, ou SPAC, le 4 novembre 2015), Industrie Canada (rebaptisé Innovation, Sciences et Développement économique Canada, ou ISDEC, le 4 novembre 2015) et le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada36. Chaque ministère et organisme est responsable de différentes étapes du processus d’approvisionnement en matière de défense37.
Bien que SPAC (anciennement TPSGC) détienne, en vertu de la Loi sur la production de défense, le « pouvoir exclusif » de faire l’acquisition du matériel de défense requis par le MDN38. les deux ministères se sont entendus sur un « partage des responsabilités […] pour l’acquisition de biens et de services », ainsi que pour les « activités d’assurance de la qualité du matériel et des services acquis pour le compte du MDN et assujettis aux spécifications militaires39». Les nouveaux systèmes d’armes et équipements militaires sont généralement le type de produits de défense dont l’acquisition est soumise à des spécifications militaires. Cette division des responsabilités, cependant, ne s’applique pas au « matériel et [ […] aux] services assujettis aux spécifications non militaires », telles que l’acquisition des fournitures de bureau et d’autres produits civils40.
Le Guide des approvisionnements de SPAC définit en détail les rôles et responsabilités respectifs du MDN et de SPAC dans le cadre du processus d’approvisionnement en matière de défense. Bien que les deux ministères participent à toutes les phases du processus d’approvisionnement militaire, chacun y assume des responsabilités distinctes. SPAC, par exemple, est le ministère principal pour ce qui est de l’établissement du plan d’approvisionnement, des appels d’offres et de l’évaluation des propositions, ainsi que de la rédaction, de l’octroi, de l’administration et de la clôture des contrats41. Le MDN, quant à lui, est le ministère principal pour tout ce qui touche, entre autres choses, l’établissement des besoins opérationnels et techniques, l’établissement des moyens d’approvisionnement, ainsi que les essais et tests aux fins d’acceptation liés à la fourniture des biens et services achetés42. En résumé, le MDN établit les besoins en termes d’approvisionnement en matière de défense, mais la responsabilité de l’attribution des contrats et de l’acquisition du matériel ou des services relève de SPAC.
ISDEC (anciennement Industrie Canada) continue d’être responsable de la politique des RIR, ainsi que de la coordination et de l’administration de la nouvelle politique des retombées industrielles et technologiques (RIT). Adoptée dans le cadre de la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense (voir la prochaine section) en février 2014, la politique des RIT va remplacer la politique des RIR. Comme la politique des RIR, la politique des RIT permet au gouvernement fédéral d’utiliser les contrats d’approvisionnement en matière de défense pour générer des retombées industrielles et économiques pour le Canada. Les entrepreneurs ont toujours l’obligation de faire des investissements commerciaux dans l’économie canadienne d’un montant équivalent à 100 % de la valeur du contrat comme c’était déjà le cas en vertu de la politique des RIR.
La différence réside essentiellement dans le fait que l’accent n’est désormais plus mis sur l’investissement dans les régions, mais sur l’investissement dans les technologies qui sont essentielles au Canada et à son industrie de la défense. En vertu de la politique des RIT, les sociétés qui soumissionnent à la suite d’un appel d’offres en matière de défense seront désormais cotées et pondérées en fonction des retombées industrielles et technologiques de leur investissement dans l’économie canadienne (la proposition de valeur). La proposition de valeur d’un soumissionnaire sera évaluée et notée au regard de quatre principaux critères, à savoir les investissements dans le secteur canadien de la défense, le recours à des fournisseurs canadiens, la réalisation de travaux de la recherche et de développement au Canada et la promotion des exportations canadiennes. La politique des RIT s’applique aux contrats d’approvisionnement en matière de défense annoncés après février 2014, mais les obligations définies par la politique des RIR continuent de s’appliquer aux contrats signés avant cette date43.
Le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada est responsable, entre autres choses, de l’établissement des politiques, directives et lignes directrices générales du gouvernement fédéral en matière d’approvisionnement, de l’approbation du financement préliminaire des grands projets d’immobilisations approuvés par le Cabinet et de la surveillance financière de ces projets44.
Depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le gouvernement du Canada a investi des milliards de dollars dans des programmes d’approvisionnement en matière de défense visant à renforcer les FAC et à remplacer certains de ses systèmes d’armes et équipements militaires vieillissants. Des programmes d’approvisionnement ont été lancés, au cours des 15 dernières années, afin d’acquérir de nouveaux aéronefs militaires (à voilures fixe et tournante), des bâtiments de guerre, des véhicules motorisés et blindés (à roues et à chenilles), des systèmes d’artillerie, des armes légères, des munitions et divers autres produits de défense. Les besoins se sont en effet grandement accrus avec la participation quasi ininterrompue des FAC à des guerres en Afghanistan (2001-2014), en Libye (2011), en Irak et en Syrie (depuis 2014), sans parler de la participation du Canada à la campagne internationale contre le terrorisme (depuis 2001)45.
Si l’acquisition de nombreux produits de défense s’est déroulée de façon efficiente et en temps voulu, certains programmes d’approvisionnement en matière de défense de premier plan ont connu, au cours des années, des retards, des dépassements de budget et d’autres difficultés. Ces problèmes, qui ont grandement attiré l’attention de la classe politique, des médias et du public, ont suscité des questions quant à l’efficience et l’efficacité générales du système canadien d’approvisionnement en matière de défense et incité certains à réclamer une réforme.
Au cours des dernières années, le MDN et TPSGC (désormais SPAC) ont mis en place plusieurs initiatives visant à améliorer les processus d’approvisionnement en matière de défense et à réduire les délais d’acquisition46. Le gouvernement canadien a également lancé, en juin 2010, la Stratégie nationale d’approvisionnement en matière de construction navale et, en février 2014, la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense en vue de simplifier et d’améliorer l’efficience du système d’approvisionnement en matière de défense, ainsi que de maximiser les retombées industrielles et économiques des marchés dans le domaine de la défense47.
La question de savoir si l’approvisionnement en matière de défense du Canada devrait être centralisé au sein d’un seul et même ministère ou organisme du gouvernement fédéral fait débat depuis plus de 15 ans48. Le gouvernement du premier ministre Stephen Harper a décidé de conserver le système pluriministériel en place, qu’il s’est toutefois engagé à réformer dans le cadre de sa Stratégie d’approvisionnement en matière de défense de 2014.
De 2009 à 2013, le gouvernement Harper a financé un certain nombre d’études indépendantes visant à trouver des moyens d’améliorer l’approvisionnement en matière de défense du Canada49. Il s’est aussi engagé, dans le budget fédéral de 2011, à « améliorer les processus d’approvisionnement militaire » et à élaborer « une stratégie d’approvisionnement, en consultation avec l’industrie, afin de maximiser la création d’emplois, de soutenir la capacité de fabrication et l’innovation au Canada et de stimuler la croissance économique au pays50».
En février 2014, le gouvernement Harper a dévoilé sa Stratégie d’approvisionnement en matière de défense visant à réformer le processus d’approvisionnement en matière de défense du Canada51. Cette stratégie définit trois principaux objectifs : 1) fournir le bon équipement aux Forces armées canadiennes et à la Garde côtière canadienne en temps opportun, 2) mettre à profit les achats de matériel de défense pour créer des emplois et favoriser la croissance économique au Canada et 3) simplifier les processus d’approvisionnement en matière de défense. La stratégie définit également, pour chacun de ces objectifs, plusieurs initiatives telles que :
Un nouveau régime de gouvernance et de responsabilisation a été mis en place dans le cadre de la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense afin de « veiller à ce que le processus décisionnel concernant les approvisionnements en matière de défense soit simplifié et coordonné53». Un Secrétariat d’approvisionnement en matière de défense a été créé au sein de SPAC et chargé de superviser le système d’approvisionnement en matière de défense et de coordonner la mise en œuvre de la stratégie dans les différents ministères fédéraux visés. Le Secrétariat relève du Comité de gouvernance des sous-ministres (CGSM) présidé par SPAC et constitué de sous-ministres du MDN, d’ISDEC, d’Affaires mondiales Canada et de Pêches et Océans Canada (dont relève la Garde côtière canadienne), qui agit à titre de principal organe décisionnel pour l’approvisionnement en matière de défense. Le CGSM conseille quant à lui en matière d’approvisionnement en matière de défense un Groupe de travail de ministres, présidé par le ministre de Services publics et Approvisionnement Canada et constitué des ministres de la Défense nationale, de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique, des Affaires étrangères, et du Commerce international, ainsi que du ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne. Ce groupe de travail a été créé afin d’assurer un partage des responsabilités à l’égard des achats militaires. Les ministres discuteront des dossiers, donneront des conseils et régleront les problèmes relatifs à la mise en œuvre des principaux programmes d’approvisionnement54.
La Stratégie d’approvisionnement en matière de défense a été généralement bien reçue, mais on lui reproche néanmoins certaines lacunes. Ainsi, certains commentateurs déplorent qu’elle ne règle pas le problème de la multiplicité des centres de pouvoirs et de responsabilisation dans le système pluriministériel actuel d’approvisionnement en matière de défense. En effet, si la Stratégie a mis en place de nouveaux organes de coordination (tels que le Secrétariat d’approvisionnement en matière de défense, le CGSM et le Groupe de travail des ministres), la dispersion des responsabilités en matière d’approvisionnement militaire demeure. Certains spécialistes de la question estiment donc nécessaire l’adoption de réformes additionnelles notamment pour centraliser le système d’approvisionnement en matière de défense au sein d’un seul ministère ou organisme fédéral voué exclusivement à l’acquisition des produits et services de défense. D’après eux, la responsabilisation, la gouvernance et l’efficience en seraient améliorées. Par ailleurs, pour certains analystes, les nouveaux organes de coordination créés dans le cadre de la Stratégie ne font qu’ajouter des paliers de bureaucratie et des étapes supplémentaires à un système déjà complexe, ce qui complique encore plus le processus d’approvisionnement en matière de défense. D’autres encore croient, quant à eux, que la Stratégie est trop axée sur l’industrie et les retombées potentielles des marchés d’approvisionnement en matière de défense sur l’activité économique et l’emploi au Canada55.
Cela étant, la Stratégie est encore récente et seul le temps nous dira si des modifications ou des réformes additionnelles doivent y être apportées pour améliorer le système canadien d’approvisionnement en matière de défense.
Depuis plus de 45 ans, l’approvisionnement en matière de défense au Canada repose sur une démarche pluriministérielle faisant intervenir divers ministères et organismes fédéraux ayant chacun leurs rôles et responsabilités propres. Institué en 1969, à une époque de grandes transformations organisationnelles au sein du gouvernement fédéral du Canada, ce système a été conçu dans l’espoir d’optimiser l’utilisation des ressources, de permettre une plus grande efficience administrative et, ce faisant, de réduire les coûts. Cependant, la multiplication des intervenants depuis les années 1960 aboutit aujourd’hui à un système de plus en plus complexe, dont certains affirment qu’il est devenu inutilement bureaucratique.
Cependant, le Canada a fait l’expérience, au fil des ans, de différents modes d’approvisionnement en matière de défense présentant chacun des avantages et des inconvénients, soit l’approvisionnement individuel autonome des différentes forces armées et la centralisation de l’approvisionnement, au sein d’un ministère ou d’une société d’État.
Durant tout le XXe siècle, la tendance générale en période de guerre ou d’urgence nationale a été de centraliser l’approvisionnement en matière de défense au sein d’un seul ministère ou organisme gouvernemental afin de mieux régir et de mieux coordonner l’acquisition des différents produits de défense. On observe que ce n’est plus le cas à l’aube du XXIe siècle : malgré des retards, des dépassements de budget et d’autres problèmes rencontrés dans les programmes d’approvisionnement en matière de défense de ces 15 dernières années, le gouvernement canadien est resté fidèle au modèle pluriministériel même en période de participation à des conflits armés.
Si beaucoup de gens sont convaincus que la mise en œuvre de la Stratégie d’approvisionnement en matière de défense en 2014 améliorera, à terme, l’approvisionnement en matière de défense au Canada, pour autant, la question de la gouvernance et de la responsabilisation continue de susciter des inquiétudes. Certains analystes sont d’avis qu’on pourrait obtenir de meilleurs résultats sur le plan de la responsabilisation et de l’efficience en abandonnant le modèle pluriministériel d’approvisionnement en matière de défense au profit d’un modèle centralisé au sein d’une organisation fédérale unique, comme on l’a fait à plusieurs reprises avant 1969. Quel que soit le modèle que le gouvernement du Canada décidera d’adopter à l’avenir pour l’approvisionnement en matière de défense, une chose demeure certaine : les milliards de dollars investis dans le système d’approvisionnement en matière de défense et ses divers projets susciteront toujours une grande vigilance de la part de la classe politique, des médias et du public, et les appels à réforme, à n’en point douter, ne sont pas non plus sur le point de cesser.
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