La Loi constitutionnelle de 1867 (Loi de 1867) reconnaît l'autonomie des compétences législatives des législatures provinciales du Canada 1. Cette autonomie permet en principe aux provinces de poursuivre leurs objectifs sociétaux respectifs au sein de leurs sphères de compétence, et ce, sans craindre l'ingérence d'autres provinces ou du Parlement 2. En revanche, le Parlement, sans subordonner les provinces, est tout aussi autonome par rapport aux affaires qui touchent leurs intérêts communs 3. Le principe constitutionnel du fédéralisme cherche à instaurer un compromis entre l'unité et la diversité des sociétés qui constituent la Confédération 4.
Le paragraphe 91(2) de la Loi de 1867 confère au Parlement une compétence législative exclusive en matière de « réglementation du trafic et du commerce 5 ». Cette compétence inclut non seulement le pouvoir de promulguer des lois touchant le commerce interprovincial et international, mais également celui de promulguer des lois touchant la réglementation générale du commerce au Canada.
La compétence « générale » du Parlement en matière de commerce est à la fois vaste et restreinte. Vaste, puisque le Parlement peut en théorie promulguer des lois qui peuvent s'appliquer à tous les secteurs de commerce sur l'ensemble du territoire canadien, par exemple en matière de concurrence, de protection du consommateur et de marques de commerce. Restreinte, puisque, la compétence du Parlement en matière de commerce devra s'exercer suivant des modalités précises afin de préserver la compétence législative tout aussi exclusive que les législatures provinciales détiennent en matière de propriété et de droits civils, et ce, en vertu du paragraphe 92(13) de la Loi de 1867.
La présente publication examine la nature de la compétence générale du Parlement en matière de commerce ainsi que le processus suivi par une cour de justice pour déterminer la validité de l'exercice de cette compétence.
Dès 1881, le Comité judiciaire du Conseil privé à Londres – la plus haute cour d'appel du Canada à l'époque – a clarifié l'étendue des compétences du Parlement en matière de commerce dans l'arrêt Citizens Insurance Company of Canada v. Parsons 6. Sir Montague Smith y a reconnu que la portée des pouvoirs législatifs fédéraux en matière de commerce se limite, dans un premier volet, au commerce interprovincial et international et, dans un second volet, à la réglementation des aspects du commerce qui s'appliquent à l'ensemble du pays :
[S]i l'on interprète les mots « réglementation [du trafic] et du commerce » […], on voit qu'ils devraient inclure les arrangements politiques concernant les échanges qui requièrent la sanction du Parlement et la réglementation des échanges dans les matières d'intérêt interprovincial. Il se pourrait qu'ils comprennent la réglementation générale des échanges s'appliquant à tout le Dominion 7.
Sir Montague Smith a sciemment écarté une interprétation littérale du paragraphe 91(2) de la Loi de 1867 afin de préserver la compétence des provinces en matière de propriété et de droits civils 8. Établie au paragraphe 92(13) de la Loi de 1867, cette compétence octroie aux législatures provinciales le pouvoir de légiférer sur la quasi-totalité du droit privé 9, y compris le droit des contrats, la responsabilité civile et le droit de la propriété. Sir Montague Smith a tenté ici de concilier les pouvoirs des deux ordres de gouvernement en reconnaissant une compétence significative au Parlement sans pour autant neutraliser celle des législatures provinciales 10. Le magistrat a donc réduit la portée du paragraphe 91(2) de la Loi de 1867 en limitant la compétence du Parlement au commerce interprovincial et international de même qu'à « la réglementation générale des échanges s'appliquant à tout le Dominion 11 [souligné par l'auteur] ».
Alors que le premier volet des pouvoirs législatifs fédéraux en matière de commerce est relativement clair, il en est autrement pour la compétence générale du Parlement en matière de trafic et de commerce. Selon la Cour suprême du Canada, et en continuité avec l'arrêt Parsons, cette compétence générale autorise seulement « le Parlement à édicter des lois lorsqu'un intérêt national est mis en jeu d'une manière qui est, sur le plan qualitatif, différente des enjeux provinciaux 12 ». En d'autres termes, bien que le paragraphe 91(2) de la Loi de 1867 permette qu'une loi fédérale régisse des aspects du commerce intraprovincial 13, il ne suffit pas qu'elle s'applique à une situation de fait présente dans plus d'une province pour constituer un exercice valide de la compétence fédérale en matière de commerce 14. Il faudra plutôt que le Parlement justifie l'exercice de sa compétence générale en matière de commerce par la nécessité de son intervention 15.
Par comparaison au Conseil privé, la Cour suprême a tenté de favoriser un fédéralisme souple permettant de mieux intégrer des considérations d'utilité publique 16. Malgré tout, la Cour est partie du principe que le fédéralisme doit continuer de guider l'interprétation de la Loi de 1867 afin de préserver l'autonomie du Parlement et des législatures provinciales. Ainsi, l'application concurrente de législations fédérales et provinciales ne change en rien le caractère exclusif des pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux tels que partagés à la partie VI de la Loi de 1867. L'exercice d'un pouvoir législatif par un ordre de gouvernement ne doit donc pas avoir pour effet de vider un pouvoir législatif appartenant à un autre ordre de gouvernement de son essence et de son efficacité 17.
Pour préserver la compétence exclusive des législatures provinciales en matière de propriété et de droits civils, la Cour suprême a formulé un test – appelé le « test de General Motors », en référence à l'arrêt General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing – pour déterminer si une loi fédérale constitue un exercice valide de la compétence générale du Parlement en matière de commerce 18. Comme c'est le cas pour toute analyse de validité constitutionnelle fondée sur le partage des compétences, un tribunal devra, avant d'appliquer le test de General Motors, déterminer le caractère véritable de la loi fédérale contestée. Le tribunal déterminera ensuite si la loi fédérale concerne un intérêt suffisamment national, et ce, à l'aide des cinq critères du test de General Motors.
L'examen de validité constitutionnelle, sur la base du partage des compétences, d'un exercice du pouvoir législatif du Parlement ou des législatures provinciales doit porter sur le caractère (ou la nature) véritable de la loi contestée 19. Un tribunal déterminera le caractère véritable d'une loi en examinant son objet et ses effets :
L'analyse du caractère véritable porte à la fois (1) sur l'objet de la législation et (2) sur ses effets. Premièrement, pour déterminer l'objet de la législation, la Cour peut examiner tant la preuve intrinsèque, telles les dispositions énonçant les objectifs généraux, que la preuve extrinsèque, tels le Hansard ou les comptes rendus des comités parlementaires.
Deuxièmement, dans son analyse de l'effet de la législation, la Cour peut examiner à la fois son effet juridique et son effet pratique. Autrement dit, elle examine tout d'abord les effets directs des dispositions de la loi elle-même, puis les effets « secondaires » de son application 20.
Dans un cas où seulement une partie de la loi est contestée, il convient d'établir d'abord le caractère véritable des dispositions en cause pour déterminer la compétence dont elles relèvent véritablement. Si les dispositions contestées empiètent sur une compétence appartenant à un autre ordre de gouvernement que celui les ayant adoptées, le tribunal examinera si elles font malgré tout partie d'un régime par ailleurs valide. Si c'est le cas, les dispositions seront considérées comme constitutionnellement valides si elles sont « suffisamment intégrées » au régime en cause 21.
En général, établir le caractère véritable d'une loi contestée suffira à déterminer si elle relève d'un champ de compétence donné 22. Dans d'autres cas, le tribunal devra interpréter la portée de la compétence visée pour juger si celle-ci englobe le caractère véritable de la loi contestée 23. C'est à cette fin que la Cour suprême a développé un test permettant de déterminer si le caractère véritable d'une loi fédérale relève bel et bien de la compétence générale du Parlement en matière de commerce.
En 1989, dans l'arrêt General Motors, la Cour suprême a consolidé sa jurisprudence antérieure 24 afin de formuler un nouveau test permettant de déterminer si une loi fédérale relève bel et bien de la compétence générale du Parlement en matière de commerce. Le juge en chef Brian Dickson a ainsi énoncé cinq critères permettant de déterminer la validité constitutionnelle de l'exercice de cette compétence :
La raison d'être du test de General Motors est d'empêcher le Parlement d'empiéter sur les compétences des législatures provinciales tout en reconnaissant sa faculté unique d'intervenir sur des enjeux commerciaux à caractère national 26. La Cour suprême a indiqué que la liste ci-dessus n'est pas exhaustive, que l'application des critères a tendance à se chevaucher et que le fait qu'une loi contestée ne réponde pas à un ou plusieurs de ces critères n'est pas nécessairement déterminant 27.
Les deux premiers critères du test de General Motors renvoient à la forme de la loi contestée pour la distinguer d'une intervention provinciale 28. Il est relativement simple de vérifier si une législation fédérale présente un régime réglementaire à portée nationale appliqué sous la surveillance d'un organisme réglementaire. Cela étant dit, le constitutionnaliste Peter Hogg souligne que la Cour suprême n'a jamais réellement justifié pourquoi, sur le plan constitutionnel, ces deux critères devraient faire partie de l'analyse liée à l'application du paragraphe 91(2) de la Loi de 1867 29. Les auteurs Noura Karazivan et Jean-François Gaudreault-DesBiens jugent ces deux premiers critères trop faciles à remplir 30. À l'inverse, le professeur Hoi Kong estime quant à lui que les coûts associés à l'administration du régime visé par ces critères encourageront le Parlement à intervenir seulement lorsque c'est véritablement nécessaire 31.
Le troisième critère établit une exigence de généralité de la législation fédérale. L'exercice de la compétence générale du Parlement en matière de commerce ne devrait pas viser des entreprises, industries ou activités commerciales particulières, mais des enjeux qui touchent à l'ensemble du commerce et transcendent les questions locales 32. Par exemple, la Cour suprême a reconnu la validité de lois fédérales s'intéressant à la concurrence et aux marques de commerce. Dans le cas de la concurrence, une loi fédérale sévissant contre des pratiques monopolistiques fut décrite comme ayant « pour objet d'assurer l'existence d'une saine concurrence dans l'économie canadienne 33 ». La Cour a indiqué que la loi fédérale traitait l'économie canadienne non pas comme une « série d'entreprises locales distinctes, mais [comme une] entité nationale intégrée 34 ». Dans le cas des marques de commerce, la Cour a soutenu qu'il « ne fait aucun doute que la protection des marques de commerce s'applique à tous les secteurs d'activité des différentes provinces 35 ».
En revanche, la Cour suprême a jugé une loi fédérale établissant une réglementation pancanadienne du marché des valeurs mobilières invalide. La Cour a en effet estimé que, si « le maintien des marchés des capitaux pour nourrir l'économie canadienne et assurer la stabilité financière du pays 36 » était bien une question concernant le commerce en général, la loi contestée visait à régir tous les aspects du marché des valeurs mobilières, un domaine considéré depuis longtemps comme relevant de la compétence provinciale. Par ailleurs, la Cour a conclu que plusieurs aspects de la réglementation ne se rapportaient pas à des enjeux généraux, mais bien strictement au marché des valeurs mobilières 37.
La Cour suprême a soutenu en 2011 que l'application du quatrième critère ne nécessite pas de déterminer si la loi contestée constitue une politique optimale relativement à un enjeu particulier. Il s'agit plutôt d'établir qu'une limite constitutionnelle empêche les provinces d'intervenir sur la question en cause de la même façon que la loi fédérale 38. Par exemple, en matière de réglementation des valeurs mobilières, la Cour suprême a indiqué que la Constitution ne permettait pas aux provinces d'atténuer les risques systémiques ni de collecter des données à l'échelle nationale dans ce secteur, et ce, même si elles agissaient de concert 39.
Le cinquième critère requiert la démonstration que la loi fédérale se distingue d'une intervention provinciale du fait que l'omission d'une ou de plusieurs provinces compromettrait son application ailleurs au pays. Par exemple, dans l'arrêt General Motors, la Cour a soutenu que « la concurrence ne peut être réglementée efficacement que si cette réglementation se fait à l'échelle nationale 40 ». Dans un arrêt subséquent, la Cour a souligné que l'efficacité de la protection des marques de commerce dépendait de la reconnaissance d'une compétence fédérale en la matière 41. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, la Cour a indiqué que des objectifs comme « favoriser des marchés équitables, efficaces et compétitifs et […] assurer l'intégrité et la stabilité du système financier canadien 42 » militaient en faveur d'une réglementation fédérale en la matière, du moins pour réaliser des objectifs nationaux.
L'application par la Cour suprême des deux derniers critères du test de General Motors a soulevé les critiques de commentateurs soucieux de favoriser la diversité des politiques régionales et de protéger l'autonomie des provinces. Ces critiques soulignent que la Cour fait ici intervenir des considérations d'efficacité afin de déterminer quel palier de gouvernement est le mieux placé pour réglementer certains enjeux commerciaux. Même s'il s'avérait que le gouvernement fédéral peut régir certaines questions commerciales plus efficacement que les gouvernements provinciaux, ce type de considération ne devrait pas pour autant, selon les critiques, miner les compétences exclusives des législatures provinciales 43.
En 2018, la Cour suprême a eu l'occasion d'appliquer à nouveau les critères de General Motors dans le contexte du marché des valeurs mobilières. Nouvel épisode d'une longue saga, le Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières 44 portait sur la validité constitutionnelle d'une proposition d'un régime de réglementation du marché des valeurs mobilières et d'une ébauche de loi fédérale intitulée « Loi sur la stabilité des marchés des capitaux 45 ». La Cour suprême a affirmé que l'ébauche de la loi fédérale relevait bien de la compétence générale du Parlement en matière de commerce. En effet, la loi envisagée se limitait à contrôler les risques systémiques émanant des marchés des valeurs mobilières et susceptibles de nuire à l'ensemble de l'économie canadienne – un enjeu national qui touche au commerce dans son ensemble – sans s'intéresser aux aspects courants du commerce des valeurs mobilières, qui relèvent de la compétence provinciale. La Cour suprême a conclu aussi que, pour des raisons constitutionnelles, la participation du gouvernement fédéral est essentielle à la réglementation de ces risques : même si plusieurs gouvernements provinciaux s'entendaient pour travailler de concert, une province pourrait toujours refuser d'adhérer à un régime interprovincial ou s'en retirer unilatéralement 46.
La compétence générale du Parlement en matière de commerce est, à première vue, très étendue. Cependant, son exercice valide est soumis à des conditions strictes afin de préserver les compétences des législatures provinciales dans des domaines connexes. Cet arrangement constitutionnel visait originalement à promouvoir l'autonomie des provinces et une diversité d'approches dans la réglementation du commerce. Toutefois, il est désormais mis à l'épreuve par la mondialisation, qui incite à adopter des règles uniformes d'un océan à l'autre pour faciliter les échanges, attirer les investissements étrangers et coordonner l'action gouvernementale à l'égard d'enjeux clés, comme la protection des consommateurs.
† Les documents de la série En bref de la Bibliothèque du Parlement sont des survols de sujets d’actualité. Dans certains cas, ils donnent un aperçu de la question et renvoient le lecteur à des documents plus approfondis. Ils sont préparés par le Service d’information et de recherche parlementaires de la Bibliothèque, qui effectue des recherches et fournit des informations et des analyses aux parlementaires, ainsi qu’aux comités du Sénat et de la Chambre des communes et aux associations parlementaires, et ce, de façon objective et impartiale. [ Retour au texte ]
Une interprétation trop large du pouvoir du fédéral conféré par le par. 91(2) aurait pour effet de faire disparaître sous cette rubrique nombre d'autres chefs de compétence fédérale (notamment ceux prévus au par. 91(15) en ce qui concerne les banques, au par. 91(17) quant aux poids et mesures et au par. 91(18) en ce qui a trait aux lettres de change et aux billets promissoires).[ Retour au texte ]
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