Selon ce qui est prévu au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, le gouvernement fédéral exerce l'autorité législative exclusive sur « [l]es Indiens et les terres réservées pour les Indiens ». Cependant, cette responsabilité chevauche souvent celle des provinces, dont l'autorité s'exerce dans des secteurs comme la protection de l'enfance, l'éducation et le maintien de l'ordre. Bien que le terme « Indiens » désigne tous les Autochtones aux fins du paragraphe 91(24), le gouvernement fédéral s'est efforcé, tout au long de l'histoire, de n'assumer de responsabilités qu'à l'égard des Premières Nations vivant dans les réserves, particulièrement au titre de la Loi sur les Indiens. Cette façon de se charger de ses responsabilités a laissé les autres peuples autochtones dans un « désert juridique sur le plan de la compétence législative ». Ces nuances ont influencé les relations qu'entretiennent les Premières Nations, les Inuits et les Métis avec les gouvernements provinciaux et fédéral. L'importance accordée à la responsabilité du gouvernement fédéral et des provinces a aussi éclipsé, dans l'histoire, les droits inhérents des peuples autochtones, notamment le droit à l'autonomie gouvernementale.
Au cours des dernières décennies, l'évolution de secteurs comme les services à l'enfance et à la famille, l'éducation et le maintien de l'ordre illustre à quel point la complexité des sphères de compétence peut affecter les Premières Nations et leurs communautés. L'évolution de ces secteurs illustre aussi de quelle manière les Premières Nations elles‑mêmes ont pallié les lacunes par l'affirmation de leurs droits à l'autonomie gouvernementale et à l'autodétermination. À ce jour, toutefois, la transformation de ces secteurs est de faible portée et émerge surtout de l'intention du gouvernement fédéral de céder progressivement la prestation des programmes et des services.
Les Premières Nations entretiennent des relations complexes et évolutives avec tous les ordres de gouvernement. Elles éprouvent des difficultés à déterminer lequel, du gouvernement fédéral ou du gouvernement provincial, assure la prestation des programmes et des services. Ainsi, il importe de déterminer si la compétence revient au gouvernement fédéral ou aux gouvernements provinciaux et territoriaux. Loin d'être simple, cette question de compétence peut causer des litiges et des ambiguïtés pouvant empêcher l'accès à des services essentiels 1, comme les soins de santé. Pour certains – comme les Métis et les membres des Premières Nations non inscrits –, cela peut aussi créer ce que la Cour suprême du Canada a appelé un « désert juridique sur le plan de la compétence législative 2 », ce qui signifie qu'à la fois le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux déclinent toute autorité législative à l'égard de ces groupes.
La présente étude générale fournit un résumé du fondement constitutionnel de la compétence au regard des Premières Nations et présente les décisions judiciaires pertinentes qui précisent davantage le partage des compétences entre les ordres de gouvernement. Le sujet étant complexe, la Bibliothèque du Parlement produira d'autres publications sur les Inuits, les Métis et les membres des Premières Nations non inscrits pour aborder plus en détail les questions de compétence relatives à ces groupes. Cette étude contient aussi une analyse des questions contemporaines relatives à la compétence des Premières Nations dans les secteurs des services à l'enfance et à la famille, de l'éducation et du maintien de l'ordre.
La Loi sur les Indiens 3 est le principal texte juridique par lequel s'exerce la compétence fédérale sur « [l]es Indiens et les terres réservées pour les Indiens » au titre de la Loi constitutionnelle de 1867 4. Elle régit de nombreux aspects de la vie des membres des Premières Nations dans les réserves et, historiquement, de nombreuses dispositions de la Loi ont servi à l'oppression et à l'assimilation des Premières Nations. La Loi sur les Indiens définit de nombreux termes importants pour la compréhension des relations des Premières Nations avec la Couronne.
Le terme « Indien » (parfois désigné sous le terme d'« Indien inscrit » 5), bien que désuet et péjoratif, revêt une signification juridique importante. Il désigne les membres des Premières Nations inscrits ou qui ont le droit d'être inscrits comme « Indiens » conformément aux dispositions de la Loi sur les Indiens. En mars 2018, on comptait au Canada 990 435 Indiens inscrits 6. Dans le présent document, nous utilisons le terme « Premières Nations », sauf lorsqu'il faut citer la Loi sur les Indiens. Nous utilisons le terme « peuples autochtones » au sens de la Loi constitutionnelle de 1982.
Le terme « bande », défini dans la Loi sur les Indiens, désigne un groupe de membres des Premières Nations inscrits résidant sur des terres d'une réserve ou à l'usage duquel la Couronne détient des sommes d'argent.
Le terme « réserve » désigne une parcelle de terrain appartenant à la Couronne et mise de côté à l'usage et au profit exclusifs d'une « bande d'Indiens ».
Selon ce qui est prévu au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement exerce l'autorité législative exclusive sur « [l]es Indiens et les terres réservées pour les Indiens ». Aux fins du paragraphe 91(24), la Cour suprême du Canada a conclu que le terme « Indiens » englobe les Inuits (1939), les membres des Premières Nations inscrits ou non inscrits et les Métis (2016) 7. Cependant, en pratique, le gouvernement fédéral a essentiellement exercé ses compétences de façon étroite à l'égard des membres inscrits des Premières Nations vivant dans les réserves et des Inuits vivant dans leurs territoires traditionnels 8. Le gouvernement fédéral exerce son autorité par l'intermédiaire de deux ministères : le ministère des Services aux Autochtones et le ministère des Relations Couronne‑Autochtones et des Affaires du Nord.
Par la Loi sur les Indiens, le gouvernement fédéral détermine qui a droit au titre d'« Indien » au moyen du processus d'inscription, qui confère un statut juridique. C'est par l'inscription (ou l'octroi du statut d'Indien) que le gouvernement fédéral détermine l'admissibilité des membres des Premières Nations vivant dans les réserves à ses programmes, comme les programmes de financement des études postsecondaires et les services de santé non assurés, ainsi qu'aux droits reconnus par la loi, comme les exemptions fiscales dans les réserves, et aux droits découlant de traités, comme les annuités de traités. Les Inuits, les Métis et les membres des Premières Nations non inscrits ne sont pas assujettis à la Loi sur les Indiens.
Par le passé, il y a eu, dans la Loi sur les Indiens, des dispositions et interdictions particulières destinées à assimiler les Premières Nations; bon nombre étaient hautement discriminatoires. Aujourd'hui, la Loi sur les Indiens continue de façonner les relations entre le gouvernement fédéral et les Premières Nations 9.
La Loi sur les Indiens est une loi fondamentale qui, par le passé, régissait toutes les Premières Nations. Au cours des deux dernières décennies, le gouvernement fédéral a cédé certaines de ses responsabilités aux gouvernements des Premières Nations au moyen de lois conférant une certaine autonomie aux Premières Nations qui souhaitent s'affranchir de la Loi sur les Indiens. Ainsi, les Premières Nations participantes peuvent, par exemple, conclure des ententes avec la Couronne pour assurer la gestion de leurs terres de réserve selon leurs propres codes fonciers, conformément aux pouvoirs conférés par la Loi sur la gestion des terres des premières nations 10. Ces lois fédérales permettent, entre autres, aux Premières Nations d'adopter des processus d'élection des conseils de bande sous le régime de la Loi sur les élections au sein de premières nations 11 ou d'adopter des régimes fiscaux ou financiers au titre de la Loi sur la gestion financière des premières nations 12 et de la Loi sur la taxe sur les produits et services des premières nations 13. Ces lois ont aussi modifié progressivement les obligations et les pouvoirs fédéraux à l'égard des Premières Nations 14.
La Loi sur les Indiens comporte aussi des dispositions qui relèveraient normalement de la compétence provinciale, notamment en ce qui concerne l'appartenance à une bande, l'organisation et l'exercice de l'administration d'une bande, les élections, la taxation, les terres, l'argent, les testaments, les successions et l'enseignement.
Le gouvernement fédéral finance de nombreux services, comme les soins de santé dans certaines communautés des Premières Nations, qui sont normalement fournis par les gouvernements provinciaux et territoriaux ou les administrations publiques municipales. Ces services sont réservés aux membres des Premières Nations vivant dans les réserves.
Pour l'essentiel, les lois provinciales d'application générale s'appliquent à tous les membres inscrits des Premières Nations, soit par l'application de l'article 88 de la Loi sur les Indiens 15, soit en elles‑mêmes, à tous les peuples autochtones, dans la mesure où elles ne portent pas expressément sur « l'essence de l'indianité » 16.
L'application des lois provinciales « [aux] Indiens et [aux] terres réservées pour les Indiens » est restreinte par cinq conditions :
Bien que les provinces n'aient pas accepté de responsabilités particulières à l'égard des peuples autochtones, les gouvernements provinciaux fournissent certains services à la population autochtone hors réserve dans des domaines comme l'éducation, les soins de santé et les services de perfectionnement des compétences et d'emploi. Dans la plupart des cas, contrairement au gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux ont promulgué des lois qui énoncent leurs rôles et leurs responsabilités, de même que les critères d'admissibilité à ces services essentiels.
Pour définir le manque de clarté entourant les champs de compétence des gouvernement fédéral et provinciaux, la Cour suprême du Canada a parlé de « désert juridique sur le plan de la compétence législative 20 ». Ce flou peut mener au refus d'offrir des services essentiels. Par exemple, un enfant cri, Jordan River Anderson, a passé sa courte vie à l'hôpital, où il est décédé pendant que les gouvernements du Manitoba et du Canada débattaient pour déterminer lequel des deux devait assumer les frais des soins à domicile. En 2007, la Chambre des communes a adopté à l'unanimité une motion – le « Principe de Jordan » –, en réaction à cette confusion dans les champs de compétence 21. Selon ce principe, si un conflit à l'égard des champs de compétence survient entre deux gouvernements ou deux ministères d'un même gouvernement quant au paiement de services garantis aux enfants des Premières Nations, c'est l'organisme contacté en premier lieu qui paie les services, sans délai ni interruption, et les deux ordres de gouvernement s'entendent ensuite sur la responsabilité de la facture.
Selon le Bureau du vérificateur général du Canada (BVG), l'absence de fondement législatif et de cadre réglementaire à l'égard des programmes offerts par le gouvernement fédéral dans les réserves constitue un obstacle structurel qui limite « la mise en œuvre des services publics destinés aux Premières nations et […] l'amélioration de la qualité de vie dans les réserves 22 ». Ce sont des politiques, plutôt que des fondements législatifs, qui orientent la prestation de services essentiels, ce qui rend la définition de ces services difficile, et l'interprétation de ce qui constitue un financement adéquat, confuse 23.
Dans certaines situations, le gouvernement fédéral consacre aux services destinés aux Premières Nations vivant dans les réserves moins d'argent que ce que consacrent les gouvernements provinciaux à la population qui n'est pas membre des Premières Nations. L'écart entre les programmes destinés aux Premières Nations et ceux offerts au reste de la population a été mis en évidence en 2016, lorsque le Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) a conclu que le Canada faisait preuve de discrimination envers les membres des Premières Nations en ne finançant pas suffisamment les services à l'enfance et à la famille dans les réserves 24.
Au cours des dernières décennies, le gouvernement fédéral a délégué la prestation de services aux organisations et aux gouvernements des Premières Nations 25. Cette orientation se reflète dans la vision de Services aux Autochtones Canada, qui est « d'appuyer et d'habiliter les Autochtones afin qu'ils puissent offrir de façon indépendante des services et aborder les différentes conditions socio‑économiques au sein de leurs collectivités 26 ».
De nombreux dirigeants et gouvernements des Premières Nations revendiquent depuis longtemps le contrôle et la gestion de l'ensemble des programmes fédéraux mis en œuvre dans leurs communautés 27. Cependant, à cet égard, les Premières Nations se butent à de nombreux obstacles, notamment l'incertitude et la fluctuation des niveaux de financement d'une année à l'autre et l'absence d'une base de financement établie par la loi pour la prestation des services essentiels 28. Certains dirigeants des Premières Nations ont observé que le transfert de programmes, s'il ne s'accompagne pas des compétences et de la régie financière nécessaires, peut faire en sorte qu'un autre ordre de gouvernement prend « toutes les décisions importantes concernant le contenu des programmes, les normes et le financement 29 ».
Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 stipule que « [l]es droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés 30 ». L'inscription de ces garanties dans la Constitution signifie que les droits ancestraux et issus de traités ne peuvent être abolis unilatéralement par des lois fédérales ou provinciales et qu'ils s'accompagnent de plusieurs obligations pour la Couronne.
Les droits ancestraux concernent les pratiques, les traditions et les coutumes de groupes autochtones distincts. Ces droits – de chasse, de pêche et de piégeage, notamment – peuvent donc varier d'un groupe à l'autre, selon les coutumes, les pratiques et les traditions qui ont façonné leurs cultures distinctes.
Les droits issus de traités sont des droits autochtones établis dans des traités historiques (avant 1975) ou négociés dans le cadre d'ententes modernes sur des revendications territoriales (depuis 1975) conclues entre des peuples autochtones et la Couronne. Les droits issus de traités peuvent concerner, par exemple, les terres d'une réserve, l'équipement agricole et les animaux, les annuités, les munitions, les vêtements ainsi que des droits particuliers de chasse et de pêche.
Le processus de négociation des traités n'est pas achevé au Canada. Les traités modernes sont signés lorsque la question des droits fonciers des peuples autochtones n'a pas été établie dans les traités historiques ou d'autres mécanismes juridiques. Le titre ancestral est un droit ancestral à l'occupation exclusive d'une terre que se partage un groupe autochtone qui peut l'utiliser à différentes fins.
En l'absence de termes définissant ces droits, la tâche d'interpréter la portée de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 a été dévolue aux tribunaux. Depuis 1982, une importante jurisprudence s'est constituée sur la détermination et la définition des droits ancestraux et des droits issus de traités. Par exemple, dans l'arrêt R. c. Sparrow (1990), il a été établi que les gouvernements fédéral et provinciaux peuvent restreindre les droits ancestraux et issus de traités à l'égard d'une terre ou empiéter sur ces droits seulement pour certains motifs, dont les critères sont énoncés dans la décision 31.
Les groupes autochtones ont dû s'en remettre aux tribunaux pour définir le titre ancestral. La preuve de l'existence du titre demeure toutefois une question litigieuse pour les peuples autochtones, qui allèguent que leurs terres n'ont en fait jamais été cédées à la Couronne.
La Cour suprême du Canada a reconnu l'existence du titre ancestral, que ce titre précédait la souveraineté de la Couronne et que la Couronne avait l'obligation ou le devoir fiduciaire « d'utiliser ces terres au profit des Indiens 32 ».
Récemment, de nombreux dirigeants autochtones ont réclamé des droits conformes à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) 33, comme le droit à l'autonomie gouvernementale et à l'autodétermination. Les Premières Nations affirment détenir le droit inhérent de se gouverner, ce qui signifie que ce droit ne découle pas de la Constitution canadienne, mais de leurs propres régimes de gouvernance et de leur occupation historique du territoire 34. Le droit inhérent émerge de l'existence même d'un peuple et ne peut donc être « éteint » 35. Certains estiment que le gouvernement fédéral a proclamé sa souveraineté à l'égard des peuples autochtones et de leurs terres, et contestent la souveraineté de la Couronne sur leurs terres et leurs activités.
Selon la Proclamation royale de 1763 36, toutes les terres appartenaient aux peuples autochtones tant et aussi longtemps qu'elles n'étaient pas cédées par traité à la Couronne. Dans certains cas, des traités ont été signés dans des régions du Canada où la Couronne cherchait à abolir le titre ancestral à l'égard des terres alors qu'elle avait activement entrepris d'assimiler les membres des Premières Nations par la prise de diverses mesures oppressives. Les Premières Nations affirment qu'elles avaient une compréhension différente de celle de la Couronne concernant les accords. Comme l'explique l'ancien chef Crowchild, de la Nation Tsuut'ina : « Dans le Traité, nous n'avons accepté que de partager les terres. Nous n'avons pas renoncé à notre souveraineté et nous maintenons notre mode de vie, nos lois inhérentes et nos structures de gouvernance 37. »
Dans l'affaire Nation Tsilhqot'in c. Colombie‑Britannique (2014), la Cour suprême du Canada a confirmé, comme les dirigeants autochtones l'affirmaient, que l'existence de la Proclamation royale signifiait que la doctrine de la terra nullius – selon laquelle « nul ne possédait la terre avant l'affirmation de la souveraineté européenne » –, souvent invoquée pour justifier l'établissement des Européens en Amérique du Nord, ne s'appliquait pas au contexte canadien 38.
En 1995, le gouvernement fédéral a adopté une politique sur le droit inhérent à l'autonomie gouvernementale 39. Cette politique a abouti à des accords sur des revendications territoriales globales et à des ententes sur l'autonomie gouvernementale protégés par la Constitution. Ces outils confèrent aux gouvernements autochtones des compétences législatives dans différents domaines.
La présente section aborde des questions contemporaines relatives à la compétence dans les domaines des services à l'enfance et à la famille, de l'éducation et du maintien de l'ordre dans les communautés des Premières Nations du pays. Ce sont des domaines pour lesquels, ces dernières années, le gouvernement fédéral a adopté ou tenté d'adopter des lois, ou pris des engagements en ce sens. Y sont aussi examinés les moyens par lesquels des Premières Nations ont réaffirmé leur compétence, leur souveraineté et leur droit à l'autodétermination. Ces questions mettent en lumière les tensions entre, d'une part, l'approche du gouvernement fédéral quant au transfert de la prestation des services et des programmes et, d'autre part, les droits inhérents des peuples autochtones à l'autonomie gouvernementale et à l'autodétermination. Elles montrent aussi que le chevauchement des compétences se traduit souvent par un financement insuffisant, dans un contexte où les responsabilités sont mal définies entre les partenaires autochtones, fédéraux et provinciaux. Signalons aussi qu'en 1983, le Comité spécial de la Chambre des communes sur l'autonomie politique des Indiens a expliqué que la politique fédérale de décentralisation des responsabilités quant à la gestion et à la prestation des programmes aux Premières Nations n'équivaut pas à l'autonomie gouvernementale, puisque « le contrôle des programmes, des politiques et des budgets demeure entre les mains du Ministère 40 ».
Au Canada, la protection de l'enfance relève des provinces 41. Bien que le gouvernement fédéral exerce l'autorité législative sur les « Indiens », les provinces se sont progressivement engagées dans la prestation des services de protection de l'enfance dans les communautés des Premières Nations. Cette situation résulte de l'incorporation par renvoi des lois provinciales au titre de l'article 88 de la Loi sur les Indiens par le gouvernement fédéral durant les années 1950 42. De son côté, le gouvernement fédéral s'est efforcé de limiter son rôle à l'égard de l'élaboration de programmes et du financement des mesures de protection de l'enfance chez les Premières Nations 43. Il en a découlé que les Premières Nations doivent respecter les conditions de financement fédérales mais aussi les lois provinciales en matière de protection de l'enfance 44. Selon des chercheurs, ce partage des compétences « mène à des incohérences dans les politiques et les pratiques et fragmente les données au pays » en plus de créer « un financement inéquitable et un système de protection de l'enfance à deux paliers », qui désavantage les enfants des Premières Nations 45. Malgré cette compétence bicéphale et le rôle joué par les provinces, le TCDP a conclu, dans une décision de 2016, que « la responsabilité première de la protection de l'enfance ne relève pas des provinces, mais bien du Canada, qui doit rendre compte d'avoir sciemment consacré un budget insuffisant aux services destinés aux enfants des Premières Nations, l'un des groupes les plus vulnérables de ce pays 46 ».
Des Premières Nations martèlent qu'elles n'ont jamais cédé leur droit de s'occuper de leurs enfants et qu'elles détiennent donc le droit inhérent d'exercer leur compétence en matière de protection de l'enfance 47. Or, peu de gouvernements des Premières Nations exercent complètement cette compétence. Certains gouvernements ont adopté un modèle partagé, conformément auquel la protection de l'enfance est assurée conjointement par les communautés des Premières Nations et le gouvernement provincial. Cependant, la plupart des gouvernements ont choisi le modèle de délégation des pouvoirs, c'est‑à‑dire que la province confie à des organismes de protection de l'enfance des Premières Nations des tâches précises, établies dans une entente. Selon ce modèle, les organismes des Premières Nations doivent observer les normes provinciales pour obtenir les fonds fédéraux. Par conséquent, le contrôle des normes et des conditions de financement continue de relever des gouvernements fédéral et provinciaux.
Adoptée en 2019, la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis reconnaît que le droit inhérent à l'autonomie gouvernementale des peuples autochtones comprend la compétence en matière de services à l'enfance et à la famille 48. La Loi reconnaît également la compétence législative des corps dirigeants autochtones en matière des services à l'enfance et à la famille. Malgré cette reconnaissance, des voix se sont levées pour critiquer la Loi, en ce qu'elle « limite la compétence autochtone » et ne renvoie pas expressément au Principe de Jordan, ce qui pourrait créer un nouveau « bourbier » quant à la détermination de la responsabilité financière 49.
L'éducation est un autre secteur où se chevauchent les compétences 50. Selon l'article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867, l'éducation est un champ de compétence législative provinciale. Cependant, de façon historique, le gouvernement fédéral a joué un rôle actif dans l'éducation des Autochtones, qui était la clé des politiques d'assimilation du Canada; le régime des pensionnats en est l'illustration 51. L'éducation était vue « comme un moyen de "civiliser" les Indiens, de les former à l'agriculture occidentale et d'en débarrasser les colons 52 ». À ce jour, l'établissement, la direction et l'entretien d'écoles dans les réserves des Premières Nations demeurent régis par les articles 114 à 117 de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, le gouvernement fédéral conserve un droit de regard sur l'instruction dans les communautés assujetties à la Loi sur les Indiens, notamment par l'autorité de financement législative que lui confère la Loi 53. Cependant, l'article 114, qui stipule que le ministre fédéral peut conclure des accords avec les provinces et les territoires aux fins de l'éducation des enfants des Premières Nations, ouvre expressément la voie à la prestation de services d'éducation par les provinces et les territoires.
Malgré son rôle à l'égard de l'éducation des Autochtones, le gouvernement fédéral n'a jamais édicté de lois dans ce domaine. En 2014, il a tenté de faire adopter le projet de loi C‑33, Loi sur le contrôle par les premières nations de leurs systèmes d'éducation, afin de déléguer l'administration des écoles primaires et secondaires situées dans les réserves aux Premières Nations 54. De nombreuses Premières Nations se sont opposées à ce projet de loi, notamment parce que ce dernier ne reconnaissait pas explicitement leur compétence en matière d'éducation 55. Le projet de loi n'a jamais été adopté, et l'éducation dans les réserves demeure assurée dans le cadre préexistant, c'est‑à‑dire par des écoles dirigées par les bandes, avec le financement fédéral et selon le programme d'études provincial 56. Les Premières Nations ne peuvent donc pas s'appuyer sur des normes, des niveaux de financement et des mécanismes de surveillance clairs. Cependant, l'absence de cadre législatif leur a aussi permis de faire preuve d'innovation dans leur aspiration à une plus grande autonomie gouvernementale.
Les Premières Nations ont longtemps affirmé leur droit de régir leurs systèmes d'éducation. Selon la DNUDPA, les peuples autochtones ont le droit à l'autodétermination ainsi que celui d'établir et de contrôler leurs propres systèmes scolaires 57. Cependant, à ce jour, la plupart des communautés des Premières Nations n'exercent qu'un « modeste niveau de contrôle […], qui a pris la forme d'une délégation de pouvoirs » et, souvent, n'ont pas les ressources nécessaires pour assurer le plein contrôle de leurs systèmes d'éducation 58. De plus, comme nous l'avons vu pour les services à l'enfance et à la famille, la reconnaissance de la compétence en matière d'éducation ne signifie rien sans les capacités et les ressources financières nécessaires 59.
L'éducation fait partie des sujets de négociation au titre de la Politique sur le droit inhérent de 1995 60. La plupart des traités modernes et des ententes d'autonomie gouvernementale indépendantes comprennent des dispositions permettant aux signataires autochtones de promulguer des lois dans le domaine de l'enseignement primaire et secondaire (et postsecondaire, dans certains cas) 61. Des ententes d'autonomie gouvernementale ont aussi été signées dans des domaines particuliers, en éducation notamment. Ce fut le cas en Nouvelle‑Écosse et en Ontario, où des ententes délèguent la compétence législative et administrative en matière d'éducation aux Premières Nations participantes, en remplacement des articles de la Loi sur les Indiens portant sur l'éducation. Ces deux ententes sectorielles en matière d'éducation sont entrées en vigueur par suite de l'adoption de lois fédérales (en 1997, la Loi sur l'éducation des Mi'kmaq 62 et, en 2017, la Loi sur l'accord en matière d'éducation conclu avec la Nation des Anishinabes 63).
En Colombie‑Britannique, en 2012, le Comité directeur de l'éducation des Premières Nations a aussi conclu une entente‑cadre avec les gouvernements fédéral et provincial, qui permettait aux Premières Nations relevant du comité d'« accéder à un financement nouveau selon une nouvelle "approche d'éducation comparable" 64 ». Cette entente a ensuite été remplacée, en 2018, par l'Entente tripartite sur l'éducation en Colombie‑Britannique (British Columbia Tripartite Education Agreement [BCTEA]) 65, qui établit ce qui suit :
Les peuples autochtones ont le droit de mettre sur pied et de contrôler leurs propres systèmes et établissements scolaires, où l'enseignement est dispensé dans leur propre langue, d'une manière appropriée à leurs méthodes culturelles d'enseignement et d'apprentissage 66.
Compte tenu de la nature de la répartition des pouvoirs provinciaux et fédéraux dans la Loi constitutionnelle de 1867, le maintien de l'ordre dans les communautés des Premières Nations constitue un autre domaine de compétence partagée. Jusque dans les années 1950, tous les services de maintien de l'ordre dans les réserves ont été assurés par la Gendarmerie royale du Canada (GRC). À la suite d'arrêts prononcés par la Cour suprême du Canada dans les années 1960, la GRC s'est retirée progressivement des réserves du Québec et de l'Ontario, occasionnant une rupture de service 67. Au cours des années 1980, des préoccupations ont été exprimées pour dénoncer les services de police déficients offerts dans des communautés des Premières Nations au pays 68. Des chercheurs ont souligné, notamment, des lacunes dans la définition de normes claires ainsi que la confusion des compétences quant aux rôles et aux responsabilités des divers ordres de gouvernement 69.
En réponse, le gouvernement fédéral a donc établi, en 1991, la Politique sur la police des Premières Nations (PPPN), aux termes de laquelle les communautés des Premières Nations (et les communautés inuites) peuvent négocier des ententes en vue d'administrer elles‑mêmes les services de police ou de les confier à la GRC 70. Dans les deux cas, les coûts sont généralement partagés entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux 71. La PPPN est une autre illustration du modèle qu'adopte le gouvernement fédéral, soit la prestation des services aux Autochtones fondée sur des programmes : le Parlement n'ayant promulgué aucune loi sur les services de police autochtones, on y remédie en offrant des programmes et des politiques ponctuels, plutôt que d'aborder ces services à titre de services essentiels 72. Selon un rapport du Conseil des académies canadiennes, ce modèle rend les communautés des Premières Nations et inuites vulnérables aux changements apportés aux politiques et « s'est avéré défaillant en ce sens qu'il ne permet ni d'assurer l'égalité en matière de services, ni de prendre en compte les besoins particuliers des communautés autochtones, tels qu'ils ont été définis par les communautés elles‑mêmes 73 ».
La PPPN a suscité d'autres préoccupations, notamment que « [son] modèle de financement nécessite de fréquents renouvellements de contrats, néglige les dépenses en immobilisations comme les installations et les équipements essentiels, et ne finance pas les services de police dans les localités isolées proportionnellement aux coûts réels 74 ». Une chercheuse a aussi indiqué que, sous le régime de la PPPN, « la fiabilité et la justesse du financement » sont préoccupantes pour les dirigeants des Premières Nations et que le programme ne permet pas aux communautés de se constituer des capacités suffisantes 75. Pour sa part, le Conseil des académies canadiennes conclut que :
[l]es cadres politiques actuels régissant la prestation de services de police aux Autochtones sont inadéquats. Ils font défaut aux communautés autochtones dans le domaine de l'autodétermination; ils ont conduit à un sous‑financement flagrant des ressources, des installations et des infrastructures policières essentielles, aboutissant à des violations des droits de la personne; et perpétuent l'ambiguïté et la confusion des compétences en ce qui concerne la responsabilité des services de police dans les réserves 76 [souligné par les auteurs].
Comme l'éducation, le maintien de l'ordre est à l'ordre du jour des négociations pour l'autonomie gouvernementale 77. Jusqu'ici toutefois, on a principalement offert aux communautés des Premières Nations et inuites « la signature d'ententes tripartites permettant la création de services de police autogérés » sous le régime de la PPPN plutôt que sous un régime d'autodétermination 78. Par exemple, la Nation Nishnawbe Aski a conclu une entente avec la province de l'Ontario et le Canada au cours des années 1990. De cette entente sont nés les services de police de la Nation Nishnawbe Aski, qui desservent 34 communautés des Premières Nations sur le territoire de la Nation 79. Le service de police de la Nation Tsuut'ina – qui a l'entière autorité de ses propres services policiers conformément à l'article 5 de l'Alberta Police Act 80 – en est un autre exemple.
Selon certains observateurs, le modèle de délégation des pouvoirs est sans doute encore trop loin de l'autodétermination et de l'autonomie gouvernementale. Selon le chef de la Première Nation de Nipissing, la PPPN n'a pas comblé les aspirations de la Première Nation à l'égard de son autonomie 81. Par ailleurs, selon les conclusions de l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, les conflits de compétence entre les gouvernements provinciaux et fédéral ainsi que le refus de reconnaître, aux peuples autochtones, leurs propres compétences ont abouti au refus de fournir des services essentiels, à des atteintes aux droits de la personne et à de la violence 82. Au sujet des services de police, le rapport final note que la PPPN « ne [constitue] pas un exercice authentique du droit des Autochtones de régir eux‑mêmes leurs services de police » et qu'en raison du manque de financement et de ressources, les services de police autochtones autogérés sont incapables « d'intervenir adéquatement et d'enquêter sur la violence à l'endroit des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones 83 ». C'est pourquoi les auteurs du rapport demandent « à tous les gouvernements de transformer immédiatement et radicalement les services de police autochtones afin qu'ils ne représentent plus simplement une délégation de services, mais l'exercice de l'autonomie gouvernementale et de l'autodétermination 84 ».
Comme le montre la présente étude, la répartition des pouvoirs au regard des Premières Nations dans la Constitution canadienne est nuancée. Bien que le gouvernement fédéral détienne l'autorité législative exclusive sur « [l]es Indiens et les terres réservées pour les Indiens », plusieurs domaines dans lesquels s'exerce cette autorité chevauchent les champs de compétence des provinces. C'est le cas notamment pour les services à l'enfance et à la famille, l'éducation et le maintien de l'ordre. La confusion quant à la répartition des responsabilités a souvent entraîné un déni de services ou des programmes inadéquats et insuffisants dans les communautés autochtones. À l'heure de la réconciliation, il ne fait aucun doute que ces questions demeureront des sujets d'importance pour les parlementaires, le gouvernement fédéral et ses partenaires.
† Les études générales de la Bibliothèque du Parlement sont des analyses approfondies de questions stratégiques. Elles présentent notamment le contexte historique, des informations à jour et des références, et abordent souvent les questions avant même qu'elles deviennent actuelles. Les études générales sont préparées par le Service d'information et de recherche parlementaires de la Bibliothèque, qui effectue des recherches et fournit des informations et des analyses aux parlementaires ainsi qu'aux comités du Sénat et de la Chambre des communes et aux associations parlementaires, et ce, de façon objective et impartiale. [ Retour au texte ]
Reconnaître le droit inhérent et l'autorité conférée aux Premières Nations et aux communautés de subvenir aux besoins de leurs enfants, tel qu'affirmé dans les lois du Créateur, dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) et dans les Appels à l'action de la Commission de Vérité et réconciliation (CVR) [souligné par les auteurs].
APN, Comité consultatif national sur la réforme du Programme de services à l'enfance et à la famille des Premières Nations, Rapport d'étape du Comité consultatif national sur la réforme du Programme de services à l'enfance et à la famille des Premières Nations (6,2 Mo, 47 pages), janvier 2018, p. 16. [ Retour au texte ]
© Bibliothèque du Parlement