La pandémie de COVID-19 a contraint de nombreuses assemblées législatives partout dans le monde à adopter ou à accroître l’utilisation des technologies numériques afin de continuer à exercer leurs fonctions essentielles, à savoir légiférer, étudier les questions touchant les politiques publiques, surveiller de près les gouvernements et représenter les commettants. Compte tenu des exigences en matière de distanciation physique et de confinement, le Parlement du Canada a mis en place des technologies de l’information et des communications (TIC) – comme Zoom, MS Teams et, à la Chambre des communes, une nouvelle application de vote électronique – pour accroître la capacité de tenir des réunions à distance et en mode hybride en Chambre et en comité. Les sénateurs et les députés ont dû s’adapter rapidement à la participation à distance au Parlement, et à l’interaction entre eux et avec les citoyens et les intervenants dans un environnement de plus en plus numérique.
La présente Étude de la Colline examine l’expérience du parlement numérique faite par les sénateurs, les députés et le personnel parlementaire du Canada en temps de pandémie. Elle place cette expérience dans le contexte plus large de celle des parlementaires et du personnel parlementaire d’autres pays et États – en particulier là où les TIC ont été adaptées aux traditions et à la procédure de type britannique au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande, entre autres. Elle met également en lumière les recherches récentes menées par des universitaires, le Centre Samara et l’Union interparlementaire sur les effets possibles des parlements numériques sur les fonctions parlementaires essentielles.
En 2020, les gouvernements du monde entier ont mis en place des mesures de distanciation physique et de confinement afin d’atténuer la propagation de la COVID-19. La pandémie a obligé de nombreuses assemblées législatives à adopter ou à accroître l’utilisation des technologies de l’information et des communications (TIC) afin de continuer à exercer leurs fonctions traditionnelles – débattre et légiférer, surveiller de près les gouvernements et représenter les commettants. Au Canada, le Parlement a mis en place des TIC (comme le logiciel de vidéoconférence Zoom et une nouvelle application de vote électronique pour la Chambre des communes) pour accroître la capacité à tenir des réunions à distance et en mode hybride en Chambre et en comité. Les sénateurs et les députés canadiens ont dû s’adapter rapidement pour interagir les uns avec les autres dans un environnement de plus en plus numérique. Les parlementaires et les citoyens ont également appris à communiquer principalement par vidéoconférence, par courrier électronique et par les médias sociaux.
Cette Étude de la Colline examine l’expérience du parlement numérique 1 vécue par les sénateurs, les députés et le personnel parlementaire canadiens en temps de pandémie, ainsi que l’expérience de politiciens et d’employés vécue dans d’autres parlements de type britannique et d’autres assemblées législatives dans le monde. Cette étude présente les avantages et les défis de l’adoption de ces technologies et de la hausse du recours à celles-ci. Elle énonce également des principes pouvant permettre de déterminer les adaptations – le cas échéant – à maintenir ou à développer lorsque la pandémie de COVID-19 (la pandémie) prendra fin.
À quoi servent les parlements? Et comment comprendre les TIC dans le contexte des principes traditionnels de fonctionnement d’un parlement 2? Les spécialistes des parlements de type britannique – comme ceux du Canada, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande – s’entendent généralement sur les trois fonctions essentielles d’un parlement 3:
Pendant la pandémie, les parlements du monde entier ont utilisé les TIC comme outil pour continuer à exercer ces fonctions. Dans le même temps, les chercheurs, les parlementaires et le personnel parlementaire qui étudient l’utilisation des TIC dans les parlements soulignent souvent que ces technologies modifient les relations entre les personnes et entre les personnes et les données. Comme l’a indiqué l’Union interparlementaire (UIP) dans son rapport de 2018 sur les TIC dans les parlements du monde entier, le parlement numérique (ou « e-Parlement ») « transforme [à] la fois les processus et les relations, que ce soit à l’intérieur du parlement ou avec les acteurs extérieurs 9 ». Ces nouveaux processus et relations peuvent augmenter, diminuer ou modifier la capacité d’un parlement à légiférer et à délibérer, à demander des comptes au gouvernement et à représenter ses citoyens.
Même avant la pandémie, de nombreux parlementaires et parlements intégraient de plus en plus les TIC dans la vie parlementaire quotidienne. Parmi les tendances mondiales que l’UIP a mises en évidence dans le Rapport mondial 2018 sur l’e-Parlement – sa dernière enquête d’avant la pandémie auprès des parlementaires – l’organisation a noté que les technologies numériques étaient désormais « bien intégrées dans la plupart des parlements, avec des pratiques bien définies en termes de gouvernance comme sur le plan technique ». Le rapport a souligné que la diffusion numérique et la diffusion vidéo en continu ont dépassé les modes de diffusion traditionnels pour permettre l’accès aux séances plénières et aux séances de comité. Il a également souligné que, parmi les parlementaires, l’utilisation de la messagerie instantanée avait considérablement augmenté 10.
Avec l’avènement de la pandémie, les parlements du monde entier ont été contraints d’élargir et d’adapter leur utilisation des TIC pour maintenir leurs fonctions parlementaires. Des commentateurs ont noté que les confinements initiaux, la distanciation physique et les fermetures parlementaires ont souvent menacé les fonctions de législation et de surveillance – en particulier dans le cas des organes exécutifs qui ont exercé des pouvoirs d’urgence étendus. La pandémie a également menacé la représentation, car les parlements qui sont restés ouverts ne pouvaient souvent admettre qu’un petit nombre de représentants 11.
L’adoption des TIC a été importante. Le Rapport mondial 2020 sur l’e-Parlement de l’UIP souligne que, à la fin de l’année 2020, un tiers de toutes les assemblées législatives ont déclaré avoir tenu une séance plénière virtuelle ou en mode hybride, et 65 % ont déclaré avoir tenu des réunions de comité virtuelles ou hybrides 12. Entre autres observations, le rapport a souligné que, dans le monde entier, l’utilisation de la messagerie instantanée était passée de 27 % des assemblées législatives déclarant son utilisation par l’ensemble ou une partie de leurs membres en 2018 à 39 % à la fin de 2020, et que la communication avec les citoyens par les bulletins d’information par courriel et les médias sociaux avait augmenté dans des proportions semblables 13. Le rapport souligne que l’utilisation des TIC est particulièrement élevée dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure et probablement élevée dans les pays à revenu élevé, selon les tendances précédemment observées 14.
Le Parlement du Canada et les parlementaires canadiens ont largement suivi ces tendances d’intégration numérique croissante. Avant la pandémie, le Parlement utilisait déjà les TIC pour assurer la tenue des réunions plénières et de comités. Grâce aux services multimédias et aux services de diffusion conjoints, le Sénat et la Chambre des communes tenaient des réunions télévisées ou diffusées sur le Web. Les deux Chambres pouvaient également recevoir deux témoins à distance à la fois grâce à des studios de vidéoconférence spécialement équipés situés à divers endroits 15.
Plus récemment, le Parlement a mis en place des ressources supplémentaires en matière de TIC pour les parlementaires et les employés des secteurs administratifs. « [D]epuis les trois ou quatre dernières années », comme l’a expliqué l’honorable Anthony Rota, Président de la Chambre des communes au cours de la 43e législature :
l’équipe des technologies de l’information a investi dans les infrastructures en technologie, car ils étaient conscients de l’importance de fournir aux députés des moyens de communiquer avec leurs électeurs. Il était tout aussi important de permettre à tous les employés de l’Administration de la Chambre de rester en contact avec le réseau de l’organisation, en tout temps et depuis n’importe où 16.
Malgré cette capacité, les parlementaires ont fait une utilisation plutôt limitée des ressources supplémentaires en matière de TIC 17.
Au Parlement, les parlementaires et les membres de leur personnel ont adopté les TIC de façon exponentielle en raison de la pandémie. Le 13 mars 2020, le Sénat et la Chambre des communes ont prolongé l’ajournement des travaux au 20 avril 2020 en réponse à l’éclosion de la pandémie et au confinement subséquent au Canada. Le personnel parlementaire a dû travailler de la maison. Après que les dangers de la COVID-19 sont devenus plus clairs, la Chambre des communes a été rappelée le 24 mars 2020 pour permettre aux comités de la santé et des finances de se réunir par téléconférence ou par vidéoconférence dans le cadre de mandats élargis « dans le seul but d’entendre des témoignages concernant des enjeux liés à la réponse du gouvernement à la pandémie de la COVID-19 18 ». Ces réunions de comité étaient les premières auxquelles les députés et les témoins participaient tous à distance. Les comités se sont d’abord réunis par téléconférence puis, après le 9 avril 2020, par vidéoconférence 19.
Le 11 avril 2020, la Chambre des communes et le Sénat ont de nouveau été brièvement rappelés afin d’examiner des mesures législatives. La Chambre des communes a aussi ajouté d’autres comités à la liste des comités autorisés à se réunir virtuellement. Cette liste comprend le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre (PROC), qui avait pour mandat d’étudier la façon dont les députés pouvaient s’acquitter de leurs fonctions parlementaires pendant la pandémie – notamment par l’adaptation technologique 20. De son côté, le Sénat a conféré à trois comités le pouvoir de se réunir par téléconférence ou par vidéoconférence, et c’est le 14 avril 2020 que s’est tenue la toute première réunion entièrement virtuelle d’un comité du Sénat 21. Le 20 avril 2020, la Chambre des communes a été rappelée encore une fois afin de mettre sur pied un comité spécial, composé de tous les députés, ayant pour mandat d’examiner la réponse du Canada à la pandémie. Au départ, le comité spécial sur la pandémie se réunissait une fois par semaine, en présence d’un nombre réduit de participants. Après le 7 mai 2020, il se réunissait deux fois par semaine de façon hybride. La grande majorité des membres participant virtuellement 22.
Pour veiller à ce que tous les parlementaires puissent participer aux travaux des comités, y compris pour que les députés prennent part aux travaux du nouveau comité plénier sur la pandémie, les administrations du Sénat et de la Chambre des communes ont procédé à un inventaire des TIC de chaque député et ont expédié tout équipement manquant, comme les casques d’écoute, nécessaire aux séances virtuelles 23. Elles ont également travaillé à l’intégration de Zoom à l’infrastructure en place. Cette plateforme logicielle a été choisie pour les réunions virtuelles publiques parce qu’elle offre des fonctions de sécurité suffisantes, la capacité d’intégrer l’interprétation simultanée dans les deux langues et la possibilité de diffuser les vidéos 24.
Après avoir largement consulté divers experts et intervenants – notamment des juristes, des experts en sécurité, des sociétés de logiciels ainsi que des parlementaires et des membres du personnel parlementaire de parlements du monde entier – le comité PROC a publié deux rapports qui examinent le fonctionnement des parlements pendant la pandémie 25.
En septembre 2020, la Chambre des communes a repris ses séances en utilisant un mode hybride. Ce format combinait la vidéoconférence et la participation en personne des députés aux séances plénières et aux réunions des comités. Il permettait aussi aux députés de voter en personne ou à l’écran, par vidéoconférence 26. Le 27 octobre 2020, le Sénat a adopté des mesures similaires pour les séances plénières et, le 17 novembre 2020, il a commencé à autoriser tous les comités à se réunir soit en mode hybride, soit par vidéoconférence uniquement, en fonction de la faisabilité technologique. En plus de permettre le vote en personne, le Sénat a autorisé les sénateurs à voter par vidéoconférence en tenant un carton indiquant « pour » ou « contre », ou à s’abstenir de voter. Cette méthode a permis de réduire les délais causés par la tenue de votes 27.
Le 25 janvier 2021, la Chambre des communes a adopté une motion visant à utiliser une application de vote à distance, en attendant la formation, les simulations et les ententes des whips des partis. L’application a été utilisée pour la première fois le 8 mars 2021, et elle a été conçue pour fonctionner de façon conjointe avec le vote en personne. Elle s’appuie sur un logiciel de reconnaissance faciale pour confirmer l’identité de la personne qui vote. En moyenne, le système a permis de réduire le temps de vote en pandémie de 45 minutes à entre 12 et 15 minutes 28. Avant la pandémie, il fallait environ 10 minutes pour effectuer un vote par appel nominal 29.
Au début de la nouvelle législature le 22 novembre 2021, la Chambre des communes a de nouveau voté en faveur des séances plénières en mode hybride, des réunions de comité hybrides et du vote à distance 30. Le Sénat a également adopté de nouvelles motions permettant des séances hybrides en plénière et en comité, ainsi que le vote par vidéoconférence 31.
Dans l’ensemble, la pandémie a accéléré l’adoption des TIC au Canada et dans le monde. Comme l’indique l’UIP, « la situation, aussi éprouvante soit-elle, a eu un rôle catalyseur dans la transformation des pratiques numériques 32 ».
Bien qu’extrêmement difficile, la première année et demie d’adaptation à la COVID-19 a mis en évidence les possibilités et les défis liés à la réalisation des idéaux parlementaires traditionnels au moyen des TIC. Le rapport et l’enquête de 2020 de l’UIP indiquent que, parmi les parlements qui ont adopté des mesures de participation à distance, 24 % prévoient les maintenir, 24 % prévoient les abandonner et 52 % prévoient conserver certaines de ces innovations. Un tiers de ce dernier groupe envisage de conserver les innovations des TIC principalement pour les commissions ou les comités, mais de les abandonner en grande partie pour les séances plénières 33.
Le succès le plus fondamental de l’adaptation aux TIC s’est produit au niveau opérationnel. À l’échelle mondiale, malgré une courbe d’apprentissage abrupte, des différences pour ce qui est de la vitesse Internet, un accès inégal à Internet entre les pays et des problèmes techniques, les parlements utilisent avec succès la technologie à distance ou augmentent de façon importante leur recours à celle-ci pour leur permettre de légiférer et d’élaborer des politiques. Comme il a été précisé précédemment, les TIC ont permis à 65 % des comités de fonctionner à distance et de maintenir les activités d’examen des politiques et des lois du gouvernement d’avant la pandémie.
L’expérience a été semblable au Canada et dans d’autres parlements de type britannique. L’honorable Anthony Rota a déclaré que
[l]’Administration a toutefois travaillé régulièrement avec les députés pour résoudre [l]es problèmes et, bien qu’il y ait eu quelques difficultés techniques au début (ce à quoi il faut s’attendre lorsqu’on organise des vidéoconférences pour des centaines de personnes), ces problèmes ont en grande partie été résolus 34.
Dans le même ordre d’idées, Lord Norton, membre de la Chambre des lords du Royaume-Uni, a décrit l’adaptation technique de la Chambre des lords en disant que « la technologie représente un cas de réussite, qui aurait été irréalisable si la crise avait eu lieu il y a quelques décennies. Elle a permis à la Chambre [des lords] de fonctionner 35. »
À certains égards, l’informatisation des fonctions liées à l’adoption des lois et à la surveillance du gouvernement présente des avantages. Partout dans le monde, des législateurs ont constaté que les réunions de comités et les rencontres plénières virtuelles sont plus efficaces 36. Plusieurs parlementaires du Royaume-Uni ont fait remarquer que le processus global de vote est plus flexible à l’aide d’une application à distance et que, dans certains cas, plus de parlementaires qu’auparavant ont participé aux votes 37. Le 14 mai 2021, à l’occasion d’une conférence en ligne du Groupe canadien d’étude des parlements (GCEP), les parlementaires canadiens ont fait remarquer que les interventions par vidéoconférence sur le parquet du Sénat sont généralement plus courtes et plus efficaces, et qu’il est plus facile de participer à des réunions consécutives de comités en ligne dans un espace virtuel 38. De façon plus générale, l’UIP souligne que le maintien et l’amélioration des fonctions liées à la législation et à la surveillance par le biais des TIC sont importants non seulement pour s’adapter à la COVID-19, mais aussi pour renforcer les parlements face aux perturbations potentielles causées par d’autres situations d’urgence 39.
Le travail parlementaire à distance a été salué en tant que moyen permettant d’accroître la représentation d’un ensemble plus diversifié d’intérêts et de points de vue, car il facilite la participation de parlementaires ayant des obligations en matière de garde d’enfants ou des problèmes de santé. Il permet également aux législateurs qui se trouvent loin d’un édifice législatif de contribuer plus facilement et avec moins de perturbations à leur vie parlementaire et familiale 40.
Dans le cadre des travaux des comités, les plateformes de communication à distance peuvent accroître la représentation dans certains pays en facilitant une plus grande diversité et expertise des témoins. Par exemple, au Royaume-Uni, au cours des premières semaines où on a permis le recours à la vidéoconférence par Internet dans les comités, les comités du Trésor, de la santé et des services sociaux, des sciences et de la technologie, et des affaires intérieures ont maintenu un « équilibre exactement égal entre les témoins de sexe masculin et de sexe féminin 41 ». Des observateurs du Royaume-Uni et du Canada ont laissé entendre que les personnes venant de plus loin et ayant moins la possibilité de se déplacer peuvent participer plus facilement dans un cadre virtuel 42. Les témoins peuvent se sentir moins intimidés à l’idée de témoigner en ligne qu’en personne 43. En outre, on a fait valoir qu’une plus grande diversité et une plus grande expertise des témoins améliorent la capacité des législateurs à surveiller le gouvernement et à lui demander de rendre des comptes 44.
De plus, le travail virtuel permet aux législateurs d’accroître les liens avec les autres organes directeurs, les groupes d’intérêt et les commettants, car ils peuvent rester plus souvent dans leur circonscription et organiser des appels au moyen de Zoom ou de MS Teams pour parler directement avec les parties prenantes 45. Au printemps 2020, dès le début de la pandémie, 55 % des députés canadiens ont signalé une augmentation de l’utilisation de Facebook, 42 % ont noté une hausse de l’utilisation des vidéos interactives en direct, et 22 % ont indiqué avoir utilisé les séances de discussion libre par téléphone pour la première fois 46. Les législateurs de partout dans le monde ont également souligné qu’une interaction accrue avec les citoyens par courrier électronique et sur les médias sociaux a permis de mieux cibler des publics précis et les jeunes en particulier. De même, les parlements ont fait état d’un soutien accru aux organisations de la société civile et aux organisations de surveillance parlementaire, soutien qui est facilité par la disponibilité accrue des documents parlementaires en ligne dans des formats ouverts 47.
Enfin, le travail à distance réduit les coûts des législatures puisque les parlementaires voyagent beaucoup moins. Dans un grand pays comme le Canada, les économies sont particulièrement marquées, car les parlementaires doivent souvent voyager en avion. Dans son rapport du 25 février 2021, le directeur parlementaire du budget (DPB) a estimé les coûts et les économies d’un système parlementaire hybride au Canada si le Parlement maintenait des habitudes de fréquentation similaires à celles observées depuis le 5 décembre 2019, début de la 2e session de la 43e législature. Selon les calculs effectués, le Parlement économiserait 6,2 millions de dollars par an et réduirait ses émissions de gaz à effet de serre (GES) liées aux déplacements d’environ 2 972 tonnes métriques d’équivalent CO2 48. Sur la base d’un deuxième modèle, dans lequel la moitié des parlementaires participaient en personne, le DPB a estimé les économies annuelles à 2,4 millions de dollars et la réduction des émissions de GES à 2 039 tonnes d’équivalent CO2 49.
Nombre des défis immédiats liés à l’augmentation du travail à distance des parlementaires rappellent les défis liés au travail à distance que vivent d’autres personnes dans d’autres domaines : fatigue, confiance réduite, plus grande possibilité de mauvaise interprétation et perte de spontanéité.
On a beaucoup parlé de la « fatigue liée à Zoom », l’effet disproportionnellement épuisant des réunions par vidéoconférence par rapport aux réunions en personne. Les psychologues soulignent les distorsions que ces plateformes font subir aux conventions sociales en personne. La vidéoconférence implique un contact visuel rapproché d’une durée anormalement longue, le fait de se voir à l’écran tout au long d’une réunion et une mobilité réduite. Elle remplace également la communication non verbale, que les gens interprètent facilement et inconsciemment en personne, par des gestes empruntés ou un langage corporel facilement mal interprété 50. D’autres recherches indiquent que la confiance est plus difficile à établir lorsque les gens interagissent principalement en ligne 51.
De plus, les conventions techniques et sociales strictes de la vidéoconférence et de la messagerie instantanée ne se prêtent pas facilement aux interactions spontanées et informelles qui peuvent favoriser l’unité et susciter la naissance de nouvelles idées 52. Les gens ont plus de mal à discuter de manière informelle avec des connaissances s’ils doivent prendre un rendez-vous ou envoyer un message à une adresse particulière.
Communiquant en grande partie en ligne dans la sphère parlementaire, les parlementaires, les journalistes, le personnel parlementaire et les citoyens canadiens et britanniques se sont également plaints de la difficulté à lire le langage corporel des ministres, des autres parlementaires, des témoins et du personnel; d’un manque d’unité et de confiance entre les parlementaires en raison de l’absence de contact continu; du manque de spontanéité dans toutes les interactions, ainsi que des règles plus techniques et procédurales régissant ces interactions 53. Certains députés canadiens ont décrit leur difficulté à maintenir des liens avec leur parti, tant à l’échelon fédéral que régional. D’autres ont fait remarquer qu’il est particulièrement difficile de maintenir les liens avec les nouveaux collègues, car ils n’ont pas eu de relation en personne auparavant pour soutenir les interactions en ligne moins enrichissantes 54.
Tout comme les gens qui travaillent et communiquent dans d’autres sphères, les parlementaires se disent surchargés de communication en ligne. Bien que les médias sociaux et les assemblées en ligne puissent accroître les liens, les députés canadiens ont dit qu’ils avaient du mal à séparer l’information essentielle du « bruit » des médias sociaux. L’augmentation du volume des courriels a également entraîné la fatigue de certains députés et de leurs membres du personnel qui ont déployé des efforts pour suivre le rythme – notamment au début de la pandémie, lorsque les citoyens avaient besoin de réponses de toute urgence 55. De plus, les membres du personnel de certains députés du Royaume-Uni ont fait état d’une augmentation de la violence en ligne à leur égard 56.
Certains députés canadiens ont dit avoir du mal à se faire une idée du « pouls général » de leurs commettants. La pandémie favorise la communication en ligne et décourage les députés de rencontrer les citoyens de façon plus spontanée lorsqu’ils se trouvent dans la circonscription 57. Malgré l’augmentation de la quantité des relations en ligne, certains députés canadiens croient également que la qualité des relations avec les commettants a diminué comparativement aux relations fondées sur les interactions en personne 58.
De plus, les parlementaires doivent composer avec les limites et les problèmes techniques associés aux TIC. Shaila Anwar, greffière principale de la Direction des comités au Sénat, a fait remarquer que les réunions des comités à distance et hybrides au Canada doivent être prévues entre 11 h et 19 h pour tenir compte de la grande superficie du Canada et de la participation à distance de parlementaires situés dans l’un des six fuseaux horaires du pays 59. Les horaires des comités sont en outre soumis à des contraintes liées au temps de préparation et au personnel requis pour chaque séance en ligne (ainsi qu’à la mise en application des mesures de réduction de la propagation de la COVID-19 pendant la pandémie). Cela signifie que les réunions du comité ne peuvent pas se prolonger au-delà du temps alloué à l’occasion ou de nouveaux créneaux horaires doivent être trouvés pour poursuivre les travaux du comité.
Les représentants du Canada ont également souligné que l’interprétation bilingue simultanée en français et en anglais – les deux langues officielles du Canada – exige que les participants utilisent des microphones et du matériel informatique permettant d’obtenir des signaux audio suffisamment clairs 60. Les présentateurs de la conférence du GCEP ont noté que les réunions parlementaires canadiennes sont particulièrement vulnérables aux nombreuses perturbations techniques qui compromettent la qualité sonore et, par le fait même, l’interprétation. À propos du bilan plus général des TIC pour le Parlement du Canada, un fonctionnaire parlementaire présent à la conférence a fait remarquer que l’institution ne pourra jamais éliminer complètement les problèmes techniques. Par exemple, les signaux Internet peuvent toujours s’affaiblir, les témoins oublient leurs casques et le son se déforme; tous ces problèmes peuvent occasionner des interruptions dans les travaux du Parlement.
Dans le contexte parlementaire de type britannique, l’augmentation de la charge de travail et de la fatigue, la diminution de la confiance, les possibilités accrues de mauvaise interprétation, le manque d’interaction spontanée et les problèmes techniques peuvent également avoir des effets négatifs sur l’exercice des fonctions parlementaires en plus de causer des problèmes d’ordre général.
Les risques pour la fonction de surveillance sont les plus évidents. Les parlementaires, les journalistes et les universitaires signalent que les ministres au Canada et au Royaume-Uni prononcent des discours avec moins de surveillance et de pression, car ils ne peuvent pas interpréter l’humeur d’une chambre parlementaire ou d’une salle de réunion de comité et ne peuvent pas non plus sentir que leurs propos se retournent contre eux. De plus, les parlementaires doivent plus souvent atténuer la portée de leurs questions, car ils ont moins de possibilités d’interagir de façon spontanée et moins d’occasions de créer des alliances avec d’autres parlementaires 61. Plusieurs députés canadiens ont également fait remarquer que la pratique du chahut en séance plénière de la Chambre des communes a changé en raison du passage aux séances hybrides. D’une part, le chahut est plus perturbateur, car il fait en sorte que l’écran Zoom se déplace vers le député chahuteur et non vers l’orateur. D’autre part, une seule personne peut chahuter, car l’écran se concentre sur une seule personne à la fois. Plusieurs députés ont fait remarquer que le format hybride a entraîné une diminution du chahut 62. Certains attribuent cette baisse au fait que seuls les députés les plus passionnés par une question sont prêts à se faire remarquer et à risquer une remontrance de la part du Président de la Chambre des communes 63.
De même, l’intermédiaire des TIC peut nuire à la qualité des délibérations parlementaires et de la surveillance. Dans le cadre de la conférence du GCEP, des parlementaires canadiens ont noté que les députés en comité et à l’assemblée sont moins susceptibles d’approfondir les questions et d’en arriver à de nouvelles conclusions par courriel, par messages texte et par vidéoconférence puisqu’ils n’ont plus autant d’occasions de tenir des discussions informelles spontanées. Lucinda Maer, greffière principale adjointe à la Chambre des communes du Royaume-Uni, décrit un effet semblable de Zoom sur la négociation dans le cadre des comités au Royaume-Uni en indiquant ce qui suit :
Les membres peuvent s’exprimer lors d’appels bilatéraux ou par messages texte après la réunion du comité, mais, contrairement à ce qui se passe dans la salle de réunion du comité où on peut voir les alliances se former ou les désaccords se poursuivre, tout cela est invisible pour ceux qui ne font pas partie du groupe d’appels ou de messages texte 64.
De plus, les parlementaires ont moins de possibilités d’accès rapide et informel à leur personnel politique pendant les réunions des comités et d’avoir des contacts informels avec le personnel des comités pour définir les conclusions des rapports et en discuter 65. En effet, lors de la conférence du GCEP, plusieurs parlementaires se sont plaints du fait que les efforts qu’ils déploient pour rester en contact avec leur personnel et leurs collègues au moyen de plusieurs appareils les distraient encore davantage de ces discussions.
Certaines données laissent penser que le travail à distance peut modifier la dynamique de l’élaboration des lois. Si le vote à distance facilite le processus du vote et permet de l’intégrer à l’exécution d’autres fonctions parlementaires, comme les travaux en comité et dans les circonscriptions, il peut aussi rendre plus difficile pour les parlementaires la résolution des problèmes ou l’établissement de compromis, selon quelques cas signalés par des greffiers des parlements des dépendances de la Couronne du Royaume-Uni – Guernesey, Jersey et l’île de Man. Par exemple, « à deux occasions distinctes, à l’île de Man, l’assemblée a voté contre un ensemble de règlements d’urgence », chose rare dans ce parlement. Les greffiers ont laissé entendre que la loi n’a pas été adoptée parce que « les députés ne pouvaient pas se réunir en marge du débat pour régler les différends, convenir de compromis et accomplir le travail politique 66 ». Lors de l’événement du GCEP, un parlementaire du Royaume-Uni a également émis l’hypothèse que plusieurs votes tardifs de la Chambre des Lords auraient abouti à un résultat contraire si le vote à distance n’avait pas encouragé la participation, à partir de chez eux, de députés qui pourraient être moins mobilisés par certains dossiers et qui auraient donc probablement manqué les votes autrement.
Même si une présence en ligne accrue peut renforcer les liens entre différents groupes de personnes, le parlement numérique peut également nuire à la représentation. Des députés canadiens ont déclaré avoir perdu contact avec les commettants ayant une mauvaise connexion Internet 67. De manière plus générale, les parlementaires, les témoins et les commettants canadiens vivant dans les régions rurales et nordiques n’ont souvent pas d’accès à une connexion Internet haute vitesse et fiable, comme c’est le cas pour les habitants des villes et du sud du Canada. En raison de cette différence d’accès, la participation à la vie parlementaire en ligne peut être plus difficile pour certaines populations que pour d’autres 68.
En outre, plusieurs députés canadiens ont dit qu’il était plus difficile de défendre les intérêts des commettants lors des séances plénières ainsi que des réunions de comités et de caucus en ligne. La vidéoconférence élimine en grande partie les discussions non officielles comme celles qui se tenaient près de la machine à café et qui leur permettaient d’attirer l’attention d’un collègue ou d’un ministre sur une question relative à une circonscription donnée 69. Comme l’a indiqué un député dans une entrevue anonyme le 1er mai 2021, le parlement numérique « est contraignant puisqu’en temps normal, les députés posent des questions, portent des causes et transmettent les préoccupations des commettants dans le cadre de conversations impromptues avec différents ministres, que ce soit au sein du caucus ou dans les couloirs 70 ». Ce point a été repris par plusieurs députés britanniques, qui ont déploré la perte de l’accès informel en personne aux ministres et au premier ministre au Parlement, accès qui les aidait à faire connaître les préoccupations des commettants 71.
Les parlements hybrides peuvent également créer des inégalités entre les parlementaires qui participent en personne et ceux qui participent en ligne 72. De plus, la diminution des contacts informels et l’affaiblissement des liens sociaux entre les parlementaires signifient qu’ils reçoivent de plus en plus d’information de la part des whips des partis et des bureaux parlementaires du budget. Cette dynamique centralise le pouvoir dans la structure hiérarchique des partis et peut diminuer la diversité des points de vue 73.
Alors que la pandémie a conduit les parlements à adopter diverses innovations, certains d’entre eux préconisent et expérimentent une utilisation encore plus grande des TIC.
Les défenseurs des TIC font souvent valoir le fait qu’elles ont le potentiel de contribuer à la fonction législative de représentation et à l’idéal de transparence qui lui est associé, en particulier. Ils affirment que plus les données, les rapports et les débats parlementaires sont disponibles sous forme électronique, plus les citoyens et les parlementaires peuvent avoir accès à cette information. Et plus un parlement intègre les médias sociaux et les logiciels qui permettent une communication bidirectionnelle, plus les citoyens peuvent être en mesure d’interagir directement avec les parlementaires et les parlements 74.
Certaines assemblées législatives développent cette interaction bidirectionnelle avec les citoyens en utilisant à la fois les anciennes et les nouvelles TIC. L’Assemblée nationale de Zambie utilise des technologies plus anciennes de manière nouvelle pour diffuser des émissions de radio pendant que l’Assemblée législative siège. Au cours de la diffusion, « des experts expliquent l’ordre du jour du Parlement et invitent les auditeurs à poser des questions sur des sujets précis. Les experts répondent immédiatement à l’antenne, voire le lendemain en cas de question exigeant des recherches ou des consultations 75. » De même, le Royaume-Uni a accru la capacité des citoyens à interagir avec les députés au moyen de pétitions électroniques 76. Grâce à des technologies plus récentes, certains députés britanniques utilisent l’intelligence artificielle (IA) pour discerner les tendances dans les médias sociaux des opinions des citoyens sur certaines questions. Certains parlements étudient également l’utilisation de l’IA pour trier les demandes de renseignements des commettants et mettre au point un robot conversationnel pour les aider à trouver de l’information sur la législation en ligne 77.
D’autres innovations concernent les aspects liés à la législation et à la surveillance du gouvernement. Par exemple, pour améliorer la législation, la Chambre des députés du Brésil et la Chambre des représentants des États-Unis utilisent l’IA pour améliorer la rédaction des lois 78. De même, l’Assemblée nationale du Nicaragua a élaboré un outil d’analyse de l’impact législatif pour appuyer les législateurs et les comités dans leurs fonctions liées à la législation et à la surveillance. Cet outil permet aux fonctionnaires de consigner les répercussions possibles des lois et des politiques en ce qui concerne « les questions de genre, de réduction de la pauvreté intergénérationnelle, d’environnement et de participation interculturelle 79 ». Il produit ensuite des analyses quantitatives mises à la disposition des législateurs au cours du processus législatif.
Pendant et après la pandémie, les parlements devront évaluer les TIC en fonction des idéaux parlementaires et des attentes des citoyens. Certains chercheurs et parlementaires qui étudient les TIC ont proposé des principes pour évaluer les risques et les avantages :
[c]omme il n’existe pas de solution parfaite, il peut être contre-productif de tenter d’en trouver une à tout prix. Au Chili, plutôt que de viser la perfection, la Chambre des députés a mis en place ce que l’on appelle un « produit minimum viable », puis ajouté des fonctionnalités et corrigé les erreurs en sortant de nouvelles versions au fur et à mesure de l’expérimentation en situation 81.
En définitive, la hausse de l’utilisation des TIC pendant la pandémie a placé les parlements et les parlementaires devant de nouveaux choix quant à la manière de maintenir et de développer le parlement en tant qu’institution. Comparativement à l’adaptation technologique durant la période d’avant la pandémie, l’utilisation de cette technologie, ou l’expansion de son utilisation, est maintenant beaucoup plus facile. De nombreux parlementaires et membres de leur personnel sont désormais à l’aise avec l’utilisation des TIC pour travailler à distance. Les citoyens sont également de plus en plus habitués à communiquer en ligne.
Par ailleurs, les TIC peuvent modifier la dynamique politique et interpersonnelle qui anime les fonctions essentielles du Parlement, à savoir la législation, la surveillance et la représentation. Traditionnellement, les pratiques parlementaires ont été élaborées dans le cadre de débats et de conversations en personne. Elles reflètent les procédures établies et les conventions du cycle parlementaire, plutôt que celles de la vidéoconférence ou du vote électronique. En s’appuyant sur l’expérience acquise à ce jour dans le contexte de la pandémie, les parlements sont mieux placés pour décider des formes de TIC à maintenir et à développer à l’avenir, et de la meilleure façon de les utiliser.
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