La présente étude générale offre une vue d'ensemble de l'obligation d'accommodement – un principe fondamental d'égalité énoncé dans toutes les lois canadiennes sur les droits de la personne – et décrit l'interprétation et l'application de ce principe dans la jurisprudence canadienne. L'obligation d'accommodement est une obligation juridique qui exige que les employeurs, les propriétaires d'immeubles et les fournisseurs de services des secteurs public et privé (ci‑après « parties responsables ») répondent aux besoins en matière d'accommodement des personnes relativement aux motifs de distinction illicite, tels que le handicap, la religion, le sexe et le genre, l'identité ou l'expression de genre, et la situation de famille. Les parties responsables doivent veiller à la prise de mesures d'accommodement de sorte que les personnes envers qui elles sont redevables de ces obligations aient des chances égales et ne subissent aucune discrimination en matière d'emploi, de logement et de prestation de services. Il peut s'agir, par exemple, d'autoriser une personne à ne pas travailler pendant une fête religieuse, de créer un espace de travail adapté et fonctionnel pour une personne ayant un handicap physique, ou de voir à ce que les critères d'embauche ne soient pas discriminatoires sur le plan du sexe ou du genre. Parmi les autres types de mesures d'accommodement, citons le fait de permettre à un détenu d'être incarcéré avec des personnes qui partagent son identité de genre plutôt que le sexe qui lui a été assigné à la naissance, ou d'offrir un horaire de travail souple à un parent afin qu'il puisse répondre aux besoins de sa famille.
Cette obligation ne doit pas constituer une contrainte excessive pour les parties responsables. Une mesure d'accommodement doit viser un objectif raisonnable. Par exemple, si les mesures d'accommodement d'une personne s'avèrent trop coûteuses ou impraticables, il peut arriver qu'un employeur ne soit pas tenu de mettre en place toutes les mesures d'accommodement demandées pour un poste donné. Si une mesure d'accommodement porte atteinte aux droits d'autrui, l'employeur ne pourra peut-être pas l'offrir ou ne sera pas tenu de le faire. En outre, si un employeur peut démontrer qu'un poste exige un certain niveau d'aptitude ou de condition physique, la discrimination inhérente au fait d'écarter un candidat qui ne répond pas aux critères peut être justifiée (ce qu'on appelle alors « motif justifiable »). La partie responsable et la personne qui sollicite une mesure d'accommodement sont censées collaborer pour trouver la mesure d'accommodement qui est la plus raisonnable pour toutes les parties.
La présente étude générale examine dans un premier temps le droit à l'égalité et les différentes lois sur les droits de la personne qui encadrent l'obligation d'accommodement. Elle se penche ensuite sur chacun des motifs de distinction illicite prévus par ces lois (soit le handicap, la religion, le sexe et le genre, l'identité ou l'expression de genre, et la situation de famille), sur leur application dans le contexte canadien, et sur la manière dont les tribunaux, notamment ceux des droits de la personne, ont défini la portée de l'obligation dans différents contextes.
L'égalité est un droit constitutionnel fondamental garanti par la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après « la Charte ») 1 et par les lois sur les droits de la personne du Canada. Tout le monde n'a pas la même définition de la notion d'égalité ni la même idée de ce à quoi devrait ressembler une société égalitaire. Les Canadiens s'en remettent, dans les faits, aux gouvernements, aux assemblées législatives et aux tribunaux pour les guider dans la mise en pratique des principes d'égalité. L'une des principales applications du droit de la personne à l'égalité est la prise de mesures d'accommodement en réponse aux différences.
La présente étude générale examine le droit à l'égalité en droit canadien et la manière dont ce droit a généré une obligation d'accommodement qui régit les pratiques de divers acteurs, y compris les employeurs, les propriétaires d'immeubles et les fournisseurs de services des secteurs public et privé de tout le pays. Le document donne des exemples précis d'interprétation de l'obligation d'accommodement au regard de différents motifs de distinction illicite reconnus, à savoir le handicap, la religion, le sexe et le genre, l'identité ou l'expression de genre et la situation de famille.
Au Canada, de nombreuses lois prescrivent diverses protections des droits de la personne. La Charte définit les droits de la personne protégés par la Constitution et s'applique à toutes les mesures prises par tous les ordres de gouvernement au Canada. Le droit le plus pertinent aux fins de la présente étude est la garantie d'égalité énoncée à l'article 15 de la Charte 2. Cette disposition interdit la discrimination fondée sur divers motifs, tout en permettant certaines mesures de promotion sociale 3. Néanmoins, la Charte est d'application limitée; elle sert à protéger les particuliers contre les actes, politiques et lois du gouvernement, mais non contre les actes et politiques d'autres particuliers ou d'organismes de la société.
De portée plus générale – et principal objet du présent document –, les lois fédérales, provinciales et territoriales sur les droits de la personne servent à protéger les particuliers de la discrimination dans des domaines tels que l'emploi, les services, l'éducation et le logement. Si la Charte fait partie intégrante de la Constitution du Canada 4 et qu'elle prévaut donc sur toute loi canadienne jugée contraire aux droits qu'elle garantit, les codes des droits de la personne fédéraux, provinciaux et territoriaux sont considérés comme quasi constitutionnels 5. La plupart des codes des droits de la personne précisent de manière explicite qu'ils ont préséance sur les autres lois en vigueur dans la même administration, à moins qu'une autre loi ne prévoie expressément le contraire. Cela garantit que les autres lois provinciales, comme les codes du bâtiment, les codes de santé et de sécurité et autres lois du travail, ne peuvent être invoquées pour justifier la discrimination 6.
Même si ces lois sur les droits de la personne varient dans le détail 7, elles visent généralement à interdire à quiconque – particulier ou organisation – d'agir de manière discriminatoire à l'endroit d'une personne, d'un locataire ou d'un utilisateur de service pour des motifs précis, comme ceux énoncés au paragraphe 3(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) :
Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'identité ou l'expression de genre, l'état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, l'état de personne graciée ou la déficience 8.
Un objectif important des garanties en matière de droit à l'égalité prévues par les lois sur les droits de la personne et l'article 15 de la Charte est de promouvoir une égalité réelle et non simplement une égalité formelle. On entend par égalité formelle l'uniformité de traitement de tous les citoyens; or, cela peut mener à des inégalités, étant donné que les gens ont des ressources, des capacités et des besoins différents. L'égalité réelle, quant à elle, suppose la prise en compte des différences et des désavantages historiques, ainsi que l'adoption de mesures concrètes pour remédier aux effets discriminatoires de toute politique ou initiative. Ainsi, un milieu de travail peut être doté d'une politique qui interdit de tenir compte du handicap dans les décisions d'embauche (c.‑à‑d. qui réserve le même traitement à tous les candidats), ce qui serait un exemple d'égalité formelle. Cependant, si le milieu en question n'est pas accessible aux fauteuils roulants, il pourrait en fait exclure les personnes à mobilité réduite. Pour atteindre l'égalité réelle véritable, il faudrait supprimer tout obstacle à la participation pleine et entière de toutes et de tous à la société.
Comme nous le verrons dans la présente étude, les lois antidiscrimination fédérales, provinciales et territoriales imposent aux employeurs, aux propriétaires d'immeubles et aux fournisseurs de services des secteurs privé et public (les parties responsables) l'obligation de répondre aux besoins en matière d'accommodement associés à des motifs de distinction illicite reconnus. Par exemple, si une personne a des croyances religieuses qui l'empêchent de travailler un jour donné, l'employeur doit chercher des moyens de répondre aux besoins de cette personne dans la mesure du possible. Toutefois, il n'est pas tenu de prendre des mesures qui lui imposent une contrainte excessive. L'article premier de la Charte prévoit des limites raisonnables à tous les droits qu'elle garantit, y compris ceux prévus à l'article 15. Les lois sur les droits de la personne permettent également aux parties responsables de justifier une discrimination lorsqu'elle est fondée sur une exigence professionnelle justifiée ou un motif justifiable : un employeur pourrait, par exemple, exiger d'un chauffeur qu'il ait une bonne vue, même si cette norme est manifestement discriminatoire envers les employés ayant une déficience visuelle.
Certaines législatures ont formulé l'obligation d'accommodement de manière plus explicite dans leurs lois que d'autres. Par exemple, au Manitoba, elle est énoncée de manière relativement claire. En effet, l'alinéa 9(1)d) du Code des droits de la personne définit ainsi la discrimination : « un manquement qui consiste à ne pas répondre de façon raisonnable aux besoins spéciaux de particuliers ou de groupes, fondés sur les [motifs de distinction illicite]. » 9 Pour comparaison, à son article 2, la LCDP exprime en termes très généraux l'objet de cette loi :
le droit de tous les individus […] à l'égalité des chances d'épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur [des motifs de distinction illicite].
De même, le paragraphe 15(2) de la LCDP dispose que pour qu'une pratique discriminatoire soit justifiée, la partie responsable doit démontrer que
les mesures destinées à répondre aux besoins d'une personne ou d'une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.
Même si le processus visant à définir l'obligation d'accommodement aux niveaux fédéral, provincial ou territorial varie, il a généralement pour point de départ une demande d'accommodement ou une plainte pour discrimination d'abord gérée à l'interne (entre le plaignant et la direction d'un organisme). Si l'on ne parvient pas à un règlement, le plaignant peut dans la plupart des provinces et dans les territoires, s'adresser à la Commission des droits de la personne 10, laquelle tentera une médiation et, au besoin, renverra le différend à un tribunal des droits de la personne. Le tribunal déterminera alors si l'intimé a agi de façon discriminatoire à l'endroit du plaignant et, de ce fait, s'il a porté atteinte à ses droits fondamentaux. Dans certains cas, les décisions de ces tribunaux peuvent faire l'objet d'un contrôle judiciaire (une forme d'appel limitée). Dans un milieu de travail syndiqué, le syndicat peut déposer une plainte auprès de l'employeur et tout différend peut être résolu par un arbitre du travail, lequel appliquera également les lois pertinentes en matière de droits de la personne.
Il existe rarement une formule précise pour appliquer l'obligation d'accommodement à une situation donnée. Les parties en présence doivent se montrer créatives et sincères dans la négociation et la recherche de solutions. De plus, il faut concilier le droit du demandeur de bénéficier d'un traitement équitable et celui de la partie responsable de diriger une exploitation productive. Ainsi, dans le contexte de l'emploi, il ne pourra être exigé de la partie responsable qu'elle crée quelque chose de tout nouveau, qui n'existait pas auparavant, comme un nouveau poste avec de nouvelles fonctions. Toutefois, si un poste est disponible, la partie responsable peut être tenue de choisir une personne qualifiée envers qui elle a une obligation d'accommodement plutôt que d'autres candidats plus qualifiés 11. En somme, l'obligation est celle de faire un « effort véritable 12 ».
Les personnes qui demandent une mesure d'accommodement sont tenues de participer au processus visant à déterminer ce qui est convenable et approprié dans les circonstances et à mettre en application les solutions retenues. Bien que les préoccupations relatives à la protection de la vie privée doivent être prises en compte, il faut généralement donner à la partie responsable suffisamment d'information sur les motifs de la demande d'accommodement pour qu'elle puisse proposer une solution convenable. Par exemple, si le motif invoqué est un handicap, la solution ne sera vraiment efficace que si toutes les parties concernées comprennent bien les incapacités ou les obstacles à prendre en considération.
Selon le contexte, les tribunaux peuvent trancher les affaires de discrimination en appliquant les dispositions de la Charte, les dispositions en matière d'accommodement des lois fédérales, provinciales ou territoriales, ou les deux. Chacune de ces approches soulève des considérations similaires. Lorsque le plaignant invoque le paragraphe 15(1) de la Charte, il doit prouver qu'une loi ou une mesure gouvernementale le traite différemment d'un groupe de personnes comparable selon un des motifs énumérés au paragraphe 15(1) (soit la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques) ou un motif analogue 13. Si le tribunal estime qu'il y a discrimination, il doit déterminer si cette discrimination se justifie « dans le cadre d'une société libre et démocratique », conformément à l'article premier de la Charte. Pour cela, il entreprend une analyse de la proportionnalité où il lui faut mettre en balance l'importance de l'objectif gouvernemental et le caractère raisonnable de la mesure discriminatoire adoptée pour atteindre cet objectif. En d'autres termes, il doit examiner si les avantages associés à la restriction d'un droit ou d'une liberté l'emportent sur les effets préjudiciables de cette mesure 14.
À bien des égards, cette analyse en fonction de l'article premier de la Charte correspond au critère défini par les tribunaux pour l'application de l'obligation d'accommodement en vertu des lois antidiscrimination. Le « critère du motif justifiable », comme on l'appelle, permet à une partie responsable, dans certains cas, de justifier des mesures discriminatoires. En milieu de travail, par exemple, il est généralement interdit d'adopter une norme ou une exigence discriminatoire à l'endroit d'une personne ou d'un groupe de personnes fondée sur un motif illicite, mais les tribunaux accepteront cette discrimination si l'employeur peut démontrer qu'elle constitue une exigence professionnelle justifiée (EPJ). Ainsi, dans l'exemple mentionné précédemment, le fait d'exiger qu'un chauffeur ait une bonne vue serait vraisemblablement une EPJ valide.
Dans l'affaire Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU 15 (communément appelée Meiorin), la Cour suprême du Canada (ci-après « la Cour suprême ») a établi le critère permettant de déterminer si une norme discriminatoire constitue une EPJ. Dans sa décision, la Cour suprême a statué que l'employeur doit prouver trois choses, selon la prépondérance des probabilités :
Dans l'affaire Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights) 16 (communément appelée Grismer), la Cour suprême a étendu le recours à ce critère au-delà du secteur de l'emploi, afin que l'obligation d'accommodement s'applique aussi au secteur du logement et à celui des services, à moins qu'il puisse être prouvé que la discrimination repose sur une raison valable ou un motif justifiable (MJ). Là encore, cette défense ne tient pas s'il est possible d'établir que le fournisseur de services peut modifier les conditions ou pratiques en cause sans que cela lui occasionne de contraintes excessives 17.
Depuis, les tribunaux interprètent l'obligation d'accommodement prévue par les codes des droits de la personne fédéraux, provinciaux et territoriaux comme le fait d'exiger des parties responsables qu'elles prennent toutes les mesures raisonnables pour s'adapter, à moins de contraintes excessives, et ainsi éviter toute discrimination.
Il n'existe pas de définition universelle des « contraintes excessives », mais les tribunaux des droits de la personne ont défini un certain nombre de facteurs que l'on doit prendre en compte pour déterminer si ce critère est respecté 18. Ces facteurs sont les suivants :
Enfin, la Cour suprême a souligné que lorsqu'on propose une mesure d'accommodement raisonnable, la personne ne peut généralement la rejeter d'emblée dans l'espoir d'une meilleure solution. Il ne s'agit pas, en effet, de trouver la meilleure mesure d'accommodement possible, mais une mesure d'accommodement qui est raisonnable pour toutes les parties 21.
Les rubriques qui suivent présentent des cas où les tribunaux des droits de la personne ont appliqué l'obligation d'accommodement en fonction des motifs de distinction illicite prévus dans les lois canadiennes sur les droits de la personne.
Le handicap est le motif le plus couramment invoqué dans les affaires d'accommodement raisonnable au Canada 22. En 2020, 54 % des plaintes retenues par la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) étaient liées à un handicap 23. La prépondérance de ces affaires tient peut-être au fait qu'en 2017, on estimait que plus d'un Canadien sur cinq âgé de 15 ans ou plus (soit 6,2 millions de personnes) vivait avec un ou plusieurs handicaps, et qu'avec le vieillissement de la population, ce nombre est appelé à augmenter 24.
Les affaires portant sur des handicaps ne sont pas toujours faciles à trancher en raison de la diversité des troubles et handicaps physiques et mentaux qui peuvent être en cause. Dans les cas concernant bon nombre des motifs de distinction illicite reconnus, un changement à une politique ou à un programme peut souvent suffire à l'accommodement. Cependant, il faut parfois, pour tenir compte d'un handicap, trouver des solutions créatives en aménageant l'espace physique, en utilisant des outils technologiques ou en modifiant la charge de travail ou les responsabilités. Il arrive aussi que certaines maladies, physiques ou mentales, amènent la personne à s'absenter pendant une période indéterminée, ce qui peut nécessiter une réorganisation temporaire du milieu de travail.
Avant qu'un tribunal ne conclue à l'existence d'une obligation d'accommodement, il doit d'abord établir que le plaignant souffre d'un handicap qui correspond aux définitions de la loi applicable en matière de droits de la personne. La « déficience » – ou le « handicap » – fait partie des motifs de distinction illicite énoncés dans toutes les lois canadiennes sur les droits de la personne, ainsi qu'à l'article 15 de la Charte, mais la définition de ce qui constitue un handicap varie d'une loi à l'autre 25. En général, on considère qu'il y a handicap si un état physique ou mental empêche une personne d'exercer une activité que la plupart des gens peuvent exercer 26. Les troubles passagers ayant une incidence limitée sur la capacité d'une personne à s'acquitter de ses fonctions quotidiennes, comme la grippe ou le rhume, sont moins susceptibles d'être protégés 27.
Au Canada, la jurisprudence reconnaît aux fins de l'obligation d'accommodement qu'un large éventail de conditions temporaires et permanentes constituent des handicaps : épilepsie, problèmes cardiaques, cancer, allergies saisonnières, asthme, maladie de Crohn, hypertension, alcoolisme et toxicomanie, jeu pathologique, hystérectomie, malformations de la colonne vertébrale, problèmes d'acuité visuelle, blessures physiques, maladie mentale et autres problèmes de santé mentale, y compris la dépression et le trouble du stress post-traumatique.
D'autres troubles ont été retenus comme handicaps dans certaines circonstances et rejetés dans d'autres. C'est le cas, par exemple, de l'obésité. Certains cas d'obésité ont été tranchés selon que la preuve médicale indiquait davantage un « handicap » physique véritable causé par une blessure, une maladie ou un trouble, ou plutôt une condition attribuable à un mode de vie 28. Un tribunal de l'Ontario a précisé que, pour être considérée comme un motif protégé, l'obésité doit être un trouble permanent sur lequel la personne n'exerce aucun contrôle 29.
On s'est aussi demandé si le trouble physique ou mental résultait d'un comportement volontaire dans des affaires liées à la dépendance, notamment aux drogues, à l'alcool et au jeu. Dans ces dossiers, on a souvent cherché à déterminer si le plaignant souffrait véritablement de dépendance et, donc, d'un handicap, ou s'il s'agissait plutôt d'un simple consommateur 30. Selon les circonstances, la personne ayant une dépendance à la drogue peut être tenue de faciliter sa propre mesure d'accommodement, par exemple en divulguant sa dépendance à son employeur 31 ou en suivant un traitement.
S'il est prouvé dans une affaire d'accommodement qu'une personne a un handicap au sens de la loi applicable en matière de droits de la personne, le tribunal cherche en général à déterminer si l'argument d'EPJ ou de MJ avancé par la défense est valide. Par exemple, dans l'affaire Grismer, le plaignant était atteint d'un trouble qui le privait d'une vision périphérique complète. Le surintendant des véhicules automobiles de la Colombie‑Britannique a révoqué le permis de conduire de M. Grismer après avoir déterminé qu'il ne répondait plus à la norme selon laquelle le champ visuel d'un conducteur doit être d'au moins 120 degrés. Bien que le surintendant ait accordé des exceptions à cette norme dans d'autres cas, le gouvernement avait pour politique de rejeter les demandes de toute personne présentant la même condition que M. Grismer. Dans sa défense, le gouvernement a déclaré que la réussite du test de vision périphérique était un MJ. Adaptant l'arrêt Meiorin au contexte de la prestation de services, la Cour suprême a finalement conclu que la norme de vision de 120 degrés n'était pas raisonnablement nécessaire pour que l'émetteur de permis atteigne son objectif déclaré. Autrement dit, le handicap du plaignant aurait pu faire l'objet d'un accommodement raisonnable et la norme utilisée dans l'examen de permis de conduire aurait pu être modifiée à cette fin.
Quant au résultat final, la situation des personnes handicapées exige souvent des parties qu'elles trouvent des solutions novatrices pour parvenir à des mesures d'accommodement convenables. Par exemple, dans l'affaire Youth Bowling Council of Ontario v. McLeod 32, la plaignante voulait faire partie d'une ligue de quilles, mais parce qu'elle était atteinte d'une paralysie cérébrale, elle avait besoin d'une aide. La ligue refusait son adhésion parce qu'elle ne voulait pas qu'elle utilise la rampe en bois spéciale, que son père avait spécifiquement conçu pour répondre à ses besoins, qu'elle plaçait sur ses genoux. La Cour d'appel de l'Ontario a examiné la rampe en question et a conclu qu'elle ne procurait à la plaignante aucun avantage particulier et, donc, qu'elle n'imposait aucune contrainte excessive à la ligue.
Les grandes tendances qui se dégagent des affaires portant sur le handicap donnent à penser que l'on s'attend à ce que les parties responsables prennent des mesures proactives pour anticiper les types de mesures d'accommodement qu'elles devront entreprendre pour répondre aux besoins de personnes handicapées (au lieu d'attendre qu'une plainte soit déposée). Par exemple, dans le contexte du financement de l'éducation spécialisée, la Cour suprême a souligné dans l'affaire Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation) que, bien que les décisions de financement doivent tenir compte des contraintes budgétaires, les mesures d'accommodement destinées aux élèves ayant des troubles d'apprentissage « ne sont donc pas un luxe dont la société peut se passer 33 ». La Cour suprême a établi que la question clé était de déterminer non pas si les programmes d'éducation spécialisée étaient accessibles, mais plutôt s'ils étaient adéquats, c'est-à-dire s'ils rendaient le programme d'études de base accessible à tous les élèves. En d'autres termes, les parties responsables devaient tenir compte des répercussions systémiques de leurs décisions de financement.
De même, dans l'affaire Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., la Cour suprême a repris l'argument auparavant formulé dans l'affaire Grismer, selon lequel les fournisseurs de services doivent agir de manière à inclure les personnes handicapées 34. Selon la CCDP, l'obligation d'inclusion s'étend à toutes les étapes d'un projet ou d'une initiative, « qu'il soit question de faire les plans d'un édifice, de rédiger une politique ou de mettre au point une nouvelle technologie 35 ». La CCDP souligne également que cette interprétation est conforme aux principes de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, que le Canada a ratifiée en 2010 et qui, entre autres choses, crée l'obligation, en droit international, pour tous les États parties de veiller à ce que des aménagements raisonnables soient proposés à toutes les personnes handicapées 36.
Les assemblées législatives canadiennes ont aussi adopté des lois pour créer des milieux plus inclusifs de façon proactive, éliminer les obstacles et instaurer des normes d'accessibilité pour les personnes handicapées. Par exemple, la Loi de 2005 sur l'accessibilité pour les personnes handicapées de l'Ontario 37 impose un ensemble de normes auxquelles les organismes publics et privés doivent se conformer. D'autres provinces ont suivi cet exemple en adoptant des lois similaires 38. Au niveau fédéral, la Loi canadienne sur l'accessibilité 39 oblige le Parlement, le gouvernement du Canada, les sociétés d'État et les autres entreprises sous réglementation fédérale à repérer, à éliminer et à prévenir de façon proactive les obstacles à l'accessibilité, et à apporter des solutions pour s'attaquer aux facteurs systémiques qui maintenaient ces obstacles en place. Ces lois permettent aux gouvernements de fixer des normes d'accessibilité relatives à l'emploi, aux édifices et autres établissements, ainsi qu'à la conception et à la prestation de programmes et de services. Elles peuvent également créer divers mécanismes pour encourager la conformité. Par exemple, la Loi canadienne sur l'accessibilité exige que les personnes assujetties à la Loi publient des rapports sur leurs plans visant à promouvoir l'accessibilité; prévoit des procédures pour imposer des sanctions pécuniaires en cas de non-conformité, et établit le pouvoir du commissaire à l'accessibilité, un membre à temps plein au sein de la CCDP, qui est chargé d'enquêter sur les plaintes et d'ordonner des mesures de redressement lorsqu'une plainte est fondée 40. En promouvant l'accessibilité, l'égalité des chances et les milieux exempts d'obstacles, ces lois visent à réduire le nombre de demandes de mesures d'accommodement que les personnes handicapées doivent présenter.
Le droit à la liberté de religion, inscrit dans la Constitution, et le droit de ne pas subir de discrimination fondée sur la religion, reconnu par la loi, protègent les personnes afin qu'elles puissent pratiquer la religion de leur choix – ou n'en pratiquer aucune – et avoir des convictions personnelles sans craindre d'être persécutées ou traitées de manière préjudiciable par les gouvernements, les employeurs, les propriétaires d'immeubles ou les fournisseurs de services des secteurs public et privé 41. Ces droits ne sont toutefois pas absolus et peuvent faire l'objet de restrictions. Les tribunaux canadiens ont souvent dû trouver un juste équilibre entre des droits et des intérêts concurrents, notamment dans des cas : où un conseil d'administration de condominium a instauré des règles qui limitaient l'utilisation des balcons et, dans les faits, interdisait l'installation d'une soukkah juive 42; où une université chrétienne a exigé que les étudiants et les professeurs adhèrent à un code de conduite fondé sur des croyances religieuses, que des étudiants LGBTQ ont jugé discriminatoire 43; et où un employeur a établi un code vestimentaire en milieu de travail qui ne permettait pas le port du hijab 44, parmi les autres cas cités dans la présente étude. Ce type d'affaires relatives aux droits de la personne peuvent se révéler complexes lorsque différents intérêts et différentes valeurs doivent être pris en compte, comme la laïcité et la liberté de religion ou l'égalité et la sécurité publique. Elles se distinguent donc des affaires relatives au handicap, qui tendent à se concentrer sur les aspects financiers et logistiques inhérents aux mesures d'accommodement.
Une des premières affaires au Canada où l'on demandait un accommodement religieux concernait une femme qui refusait de travailler du vendredi soir au samedi soir depuis qu'elle avait adhéré à l'église adventiste du septième jour, sa religion lui imposant de considérer ce jour comme un jour de repos. Toutefois, son poste exigeait qu'elle travaille durant cette période si elle voulait continuer d'être une employée à plein temps. Dans sa décision rendue en 1985 45, la Cour suprême a conclu que le Code des droits de la personne de l'Ontario fait implicitement obligation à l'employeur de prouver qu'il s'est efforcé de tenir compte des besoins de la plaignante jusqu'au point où surviennent des contraintes excessives, ce qui n'était pas le cas. La Cour suprême a pour l'essentiel intégré dans le droit canadien la notion d'accommodement raisonnable, dont il était alors seulement question dans des articles universitaires et dans des causes américaines, le Code des droits de la personne de l'Ontario étant muet à ce sujet.
Dans d'autres cas, les tribunaux ont cherché à trouver un équilibre entre les accommodements religieux et les menaces potentielles pour la sécurité publique. Par exemple, le kirpan sikh, une dague cérémoniale, a fait l'objet de plusieurs demandes de mesures d'accommodement qui ont donné lieu à des plaintes déposées en vertu de la Charte et de diverses lois sur les droits de la personne. Leur issue a varié, selon le contexte. Ainsi, les kirpans d'une certaine longueur ont été interdits à bord des avions pour des raisons de sécurité. En 1999, le Tribunal canadien des droits de la personne s'est penché sur le cas 46 d'une compagnie aérienne qui avait refusé de laisser un sikh monter à bord parce qu'il portait un kirpan dont la longueur n'était pas conforme à la politique en vigueur, cette compagnie n'autorisant que les kirpans jugés moins dangereux que les ustensiles utilisés à bord. D'autres compagnies aériennes, toutefois, autorisaient les kirpans dont la lame ne dépassait pas quatre pouces de longueur.
Le Tribunal a conclu à l'existence d'un lien rationnel entre la politique sur les armes de la compagnie aérienne et ses activités. Pour déterminer s'il lui fallait se montrer plus accommodante, le Tribunal a cherché à savoir si une lame de quatre pouces, comme celle du kirpan du plaignant, créerait un « risque suffisant » pour justifier le refus de la compagnie aérienne. Le Tribunal a conclu que la norme des quatre pouces utilisée par d'autres compagnies était arbitraire et que, même s'ils étaient rares, il y avait bel et bien eu des incidents où les kirpans avaient été utilisés comme armes. La nature transitoire des voyages aériens est importante aussi, car elle ne donne pas le temps au personnel de bord de connaître la personne ou de contacter le personnel d'urgence en cas d'incident. Par conséquent, obliger une compagnie aérienne à accepter des kirpans plus dangereux que les ustensiles utilisés à bord entraînerait des contraintes excessives, c'est pourquoi la demande de mesure d'accommodement a été rejetée.
Le kirpan était également au cœur d'une cause fondée sur la Charte, l'affaire Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys 47, portée devant la Cour suprême en 2006. Un conseil scolaire avait refusé d'autoriser un élève sikh à porter un kirpan à l'école. La Cour suprême a conclu que le conseil scolaire avait porté atteinte à la liberté de religion de l'élève, liberté protégée par l'alinéa 2a) de la Charte. Il lui fallait ensuite concilier les valeurs contradictoires en question en vertu de l'article premier de la Charte (la « disposition des limites raisonnables »), et elle a choisi pour cela d'utiliser comme analogie une analyse de l'obligation d'accommodement.
En ce qui concerne la cour d'école, la Cour suprême a statué qu'une interdiction totale du port du kirpan n'était pas raisonnable, étant donné le faible risque que pose celui-ci pour la sécurité dans l'école si certaines conditions sont réunies, par exemple s'il reste cousu dans les vêtements du garçon en tout temps. De plus, la Cour suprême a fait remarquer que d'autres objets d'usage courant à l'école pouvaient servir d'armes, comme les ciseaux, les crayons ou les battes de baseball. Le règlement du conseil scolaire portait donc atteinte aux droits de l'élève au-delà de la limite autorisée par l'article premier de la Charte, et la décision du conseil a été annulée. Contrairement au scénario de l'avion ci-dessus, la Cour suprême a estimé qu'il existait en milieu scolaire une relation continue qui permettait d'établir un règlement sur l'utilisation du kirpan, d'où des conclusions différentes quant aux risques pour la sécurité.
Dans des contextes autres que celui de la sécurité publique, d'autres affaires ont porté sur la tension perçue entre les accommodements religieux et la laïcité de l'État. Une des premières affaires illustrant cette tension concernait un groupe d'anciens membres de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui demandaient une ordonnance du tribunal pour obliger la GRC à ne plus autoriser les policiers de religion sikhe à porter le turban et d'autres signes religieux 48. Au nombre des raisons invoquées, le groupe arguait qu'autoriser le port du turban et d'autres symboles religieux nuisait à la neutralité apparente de la fonction. La Cour fédérale du Canada a statué que le port du turban ne créait pas de situation de partialité ni de coercition obligeant à adopter la religion du policier, et ne portait pas atteinte aux droits des membres du public ou des autres policiers.
Plus récemment, la Cour suprême s'est penchée sur la question de l'expression religieuse des élus dans l'affaire Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville) 49, où un athée contestait la pratique de la Ville de Saguenay consistant à réciter une prière d'ouverture aux séances du conseil municipal. La Cour suprême a statué que même une prière à caractère non confessionnel constituait un manquement à l'obligation de neutralité religieuse de l'État et était donc discriminatoire. Elle a souligné que l'État ne doit ni « encourager ni décourager quelque forme de conviction religieuse que ce soit 50 ». Elle a aussi estimé que la tentative d'accommodement de la Ville, qui consistait à allouer à ceux qui préféraient ne pas assister à la prière le temps requis pour réintégrer la salle, avait pour effet d'exacerber la discrimination religieuse.
En 2019, le Québec a modifié sa Charte des droits et libertés de la personne pour souligner que le principe de laïcité de l'État peut justifier une loi qui limite la portée ou l'exercice des libertés et des droits. Cette modification a été incluse dans un projet de loi qui interdisait également à certaines personnes, notamment les enseignants et les policiers relevant de la compétence du Québec, de porter des symboles religieux dans l'exercice de leurs fonctions 51. Le projet de loi invoquait la disposition dérogatoire prévue à l'article 33 de la Charte canadienne, qui permet à une assemblée législative de déclarer que l'application d'une loi est maintenue même si elle contrevient aux droits garantis à l'article 2 ou aux articles 7 à 15 52. Ce dossier continue de susciter l'intérêt des médias et du public et a soulevé de multiples contestations judiciaires, dont plusieurs fondées sur l'article 28 de la Charte canadienne, qui protège précisément l'égalité des sexes 53.
Toutes les administrations canadiennes se sont dotées d'une certaine forme de protection contre la discrimination fondée sur le « sexe », et certaines mentionnent expressément le « genre ». La portée et la définition exactes de ces termes ont dû être précisées au fil du temps, comme en témoigne la jurisprudence. En outre, comme il est expliqué plus en détail à la rubrique 3.4 de la présente étude, toutes les provinces et tous les territoires canadiens ont maintenant incorporé une disposition visant à faire reconnaître l'identité de genre dans leurs lois respectives sur les droits de la personne, et bon nombre d'entre elles reconnaissent également l'expression de genre.
Dans les cas où il y a eu présomption de discrimination fondée sur le sexe, le simple fait d'être une femme a été mis en cause, comme dans l'affaire Meiorin susmentionnée, laquelle a donné lieu à l'établissement du critère de l'EPJ. Mme Meiorin, pompière forestière, n'avait pas réussi à atteindre une norme aérobique et avait donc été congédiée, même si elle s'acquittait bien de son travail par ailleurs. Or, la preuve montrait que la plupart des femmes ont une capacité aérobique inférieure à celle des hommes et ne pouvait satisfaire à la norme imposée aux hommes, même en s'entraînant davantage. La Cour suprême a statué qu'il n'était pas nécessaire de satisfaire à cette norme pour être apte à accomplir le travail de manière sécuritaire et efficace. L'employeur n'a pas pu démontrer que le fait d'utiliser une autre norme lui occasionnerait des contraintes excessives. Par conséquent, la Cour suprême a tranché que la norme générale était discriminatoire à l'égard des femmes et ne pouvait servir à justifier le congédiement de l'intéressée 54.
Bon nombre de lois canadiennes sur les droits de la personne définissent la discrimination fondée sur la grossesse comme faisant partie de la discrimination fondée sur le sexe ou le genre. Le Québec, quant à lui, fait de la grossesse un motif de discrimination distinct. Ainsi, lorsque le travail d'une personne fait courir un risque au fœtus et qu'aucune mesure d'accommodement du poste n'est possible, l'employeur peut devoir envisager de proposer d'autres postes à cette personne. Cela peut obliger des collègues à accepter que leurs tâches soient modifiées et, selon la situation, il peut même être nécessaire de créer un nouveau poste 55.
La discrimination fondée sur l'allaitement a également été reconnue comme une forme de discrimination fondée sur le sexe ou le genre. Ainsi, un médecin avait recommandé à une mère d'allaiter son bébé le plus longtemps possible afin de renforcer son système immunitaire affaibli. Celle-ci avait demandé un aménagement de son horaire de travail qui n'avait été accepté qu'en partie. Le Tribunal des droits de la personne a rejeté l'argument de l'employeur selon lequel il fallait prouver de manière objective la nécessité d'allaiter et conclu qu'une mère qui travaille a le droit d'allaiter son enfant. En plus d'accorder une indemnité financière à l'employée concernée, le Tribunal a exigé de l'employeur qu'il élabore une politique sur les mesures d'accommodement destinées aux personnes qui allaitent et qu'il en fasse la promotion 56.
Il a été établi que d'autres situations pouvaient également relever des catégories de la discrimination fondée sur le genre ou le sexe, bien que dans certains cas, comme ceux liés au harcèlement sexuel, l'obligation d'accommodement ne s'applique pas 57.
De 2012 à 2017, les assemblées législatives fédérales, provinciales et territoriales du Canada ont modifié leur loi respective sur les droits de la personne afin d'offrir une certaine protection contre la discrimination fondée sur l'identité de genre; certaines y ont aussi ajouté le motif de l'expression de genre 58. L'identité de genre désigne le sentiment profond d'être homme ou femme, homme et femme, ou bien ni homme ni femme, tandis que l'expression de genre désigne la manière dont une personne montre ouvertement son identité de genre 59. Les Territoires du Nord‑Ouest font exception, puisqu'ils ont inclus l'identité de genre dès la promulgation de leur Loi sur les droits de la personne en 2002. Avant ces modifications, quelques commissions des droits de la personne avaient déjà élaboré des politiques visant à assurer le respect des droits relatifs à l'identité de genre 60. Certains tribunaux canadiens et les tribunaux des droits de la personne avaient reconnu que les personnes transgenres et les autres personnes de genre non conforme devaient être protégées de la discrimination. Cependant, un flou subsistait quant au motif de discrimination illicite qui devait être invoqué par les plaignants et aux mesures que les défendeurs étaient censés prendre pour éviter les pratiques discriminatoires ou y remédier. L'orientation sexuelle, le sexe, le genre et le handicap ont été proposés dans différents cas 61.
Depuis que des modifications relatives à l'identité de genre ont été apportées aux lois provinciales et territoriales sur les droits de la personne, les tribunaux des droits de la personne et la Cour fédérale du Canada se sont penchés sur la portée et l'application des protections associées à ce motif. Par exemple, le Conseil d'arbitrage en matière de droits de la personne du Manitoba, qui a reconnu la nécessité de discuter de la signification de l'« identité de genre », a passé en revue les concepts clés et la jurisprudence dans l'affaire T.A. v. Manitoba (Justice) et a expliqué que le concept d'identité de genre devait être interprété au sens large 62. Le Conseil a ajouté que les « personnes dont l'identité de genre ne correspond pas à leur sexe biologique, comme les personnes transgenres et pangenres ou non binaires, constituent une population historiquement désavantagée et victime de discrimination 63 ». Sa décision a obligé la province à faire en sorte qu'il soit possible d'inscrire des désignations de sexe non binaires sur les certificats de naissance 64.
La Cour fédérale du Canada a également pris en considération les récents progrès en matière de sensibilisation aux droits des personnes transgenres dans l'affaire Boulachanis c. Canada (Procureur général) 65. La Cour a examiné une demande présentée par une détenue transgenre qui souhaitait être transférée d'un établissement correctionnel pour hommes à un établissement pour femmes 66. Après avoir examiné diverses théories sur le genre, la Cour a indiqué que l'on se distanciait d'une approche purement médicale de la transsexualité 67 et de la dysphorie de genre pour reconnaître « l'autonomie individuelle dans l'expression du genre 68 ». Elle a conclu que le préjudice subi par la plaignante en restant dans une prison pour hommes l'emportait sur tout inconvénient que subirait éventuellement Service correctionnel du Canada; elle a donc ordonné à Service correctionnel du Canada d'accéder à la demande de la plaignante et de la transférer dans un établissement correctionnel pour femmes.
En 2016, dans l'affaire Browne v. Sudbury Integrated Nickel Operations 69, le Tribunal des droits de la personne de l'Ontario a examiné le cas d'un homme cisgenre qui a déposé une plainte pour discrimination fondée sur l'expression du genre ou du sexe, dans laquelle il demandait une mesure d'accommodement afin de pouvoir porter la barbe dans un établissement qui était doté d'une « politique de rasage obligatoire » en raison du port de masques respiratoires. L'arbitre a conclu que
le fait d'interpréter au sens large la notion d'« expression de genre » pour étendre la protection au titre des droits des hommes qui souhaitent se faire pousser la barbe porterait atteinte aux objectifs importants et fondamentaux que les lois sur les droits de la personne cherchent à atteindre. Rien n'indique que les hommes qui portent la barbe souffrent d'un désavantage social, économique, politique ou historique particulier dans la société canadienne ou ontarienne, en l'absence d'un lien entre le port de la barbe et des pratiques religieuses ou d'un lien éventuel avec un motif protégé par le Code [des droits de la personne] autre que le sexe ou l'expression de genre 70.
Une autre affaire qui a attiré l'attention sur les questions relatives aux droits des personnes transgenres et aux services et lieux non mixtes est l'affaire Yaniv v. Various Waxing Salons (No. 2) 71. La plaignante alléguait avoir été victime de discrimination de la part de plusieurs salons d'épilation en raison de son identité et de son expression de genre, en violation du Code des droits de la personne de la Colombie‑Britannique, parce que ces salons avaient refusé de lui fournir un service d'épilation corporelle lorsqu'elle les avait informés de son statut de femme transgenre. Dans cinq des sept salons dont elle avait sollicité les services, elle avait demandé l'épilation de ses organes génitaux, ce qui, selon le Tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique, signifiait l'épilation de son scrotum. Ces plaintes ont été rejetées par le Tribunal parce que les salons annonçaient un service appelé « épilation brésilienne », qui consiste à enlever tous les poils de la vulve. Le Tribunal a jugé que Mme Yaniv n'avait présenté aucune preuve indiquant que les salons offraient un service d'épilation du scrotum 72.
Dans cette décision, le Tribunal n'a pas déterminé si les salons avaient le droit de refuser des services d'épilation à la cire à Mme Yaniv en tant que femme transgenre de façon générale, ni dans quelle mesure ils avaient l'obligation de lui offrir des mesures d'accommodement. Il a simplement conclu que les salons avaient annoncé un service visant une partie précise de l'anatomie, laquelle Mme Yaniv ne possédait pas.
En 2016, le Tribunal des droits de la personne de l'Ontario a été saisi d'un cas portant sur le droit d'utiliser des toilettes genrées, dans l'affaire Lewis v. Sugar Daddys Nightclub 73. Le plaignant, une personne transgenre, a été agressé et expulsé de force par le garde de sécurité d'une boîte de nuit alors qu'il utilisait les toilettes pour hommes (c.-à-d. les toilettes où il se sentait le plus à l'aise compte tenu de son identité de genre). Le Tribunal, qui a donné raison au plaignant, a souligné la gravité de la conduite préjudiciable à l'égard du plaignant et a ordonné à l'intimé de verser 15 000 $ en dommages-intérêts 74. Il n'a toutefois formulé aucune observation plus précise concernant le droit des personnes transgenres d'utiliser les toilettes de leur choix.
Comme ce n'est que récemment que les lois canadiennes sur les droits de la personne ont été modifiées pour offrir une protection contre la discrimination fondée sur l'identité de genre, les décisions juridiques en la matière sont encore peu nombreuses. On peut supposer qu'à mesure que le public prendra conscience de son droit de porter plainte pour de tels cas de discrimination, les tribunaux des droits de la personne préciseront davantage les mesures d'accommodement raisonnables auxquelles il est en droit de s'attendre de la part des employeurs, des propriétaires d'immeubles et des fournisseurs de services des secteurs public et privé.
De tous les motifs de discrimination analysés dans la présente étude générale, la « situation de famille » est peut-être le plus difficile à définir. Lorsque ce motif a été ajouté à la LCDP, le ministre fédéral de la Justice de l'époque avait évoqué la discrimination au travail fondée sur la famille dont fait partie une personne 75. Par contre, les principaux problèmes sur lesquels les tribunaux ont eu à se pencher dernièrement sont ceux des horaires de travail et des besoins en matière de garde d'enfants ou de soins aux aînés.
Les juges et les arbitres ont presque toujours convenu que les obligations en matière de garde d'enfants doivent faire l'objet de mesures d'accommodement pour éviter toute discrimination fondée sur la situation de famille 76. Cela dit, les tribunaux ont eu recours à différents critères pour déterminer s'il y avait eu discrimination.
L'approche plus restreinte, adoptée en 2004 par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique 77, traite la discrimination fondée sur la situation de famille différemment des autres motifs de discrimination : elle exige que le plaignant démontre une « atteinte sérieuse » à une « obligation importante », et non qu'il fasse un simple constat de discrimination. Cette interprétation semble tenir, du moins en partie, à la crainte d'une multiplication des plaintes, étant donné le grand nombre d'employés qui sont aussi parents. La Cour d'appel fédérale avait notamment adopté cette approche en 2014; dans une décision, elle avait déclaré que les protections au titre des droits de la personne ne s'appliquent qu'aux obligations en matière de garde d'enfant qui engagent la responsabilité légale du parent. Les situations qui relèvent de choix familiaux personnels, comme le fait de devoir conduire un enfant à un cours de danse ou à un tournoi de hockey, n'appelleraient donc pas de mesures d'accommodement 78.
L'interprétation plus large, quant à elle, traite les mesures d'accommodement fondées sur la situation de famille (comme celles visant à répondre à des besoins en matière de garde d'enfants et de soins aux aînés) de la même manière que les mesures d'accommodement fondées sur d'autres motifs de discrimination. Autrement dit, le demandeur doit prouver qu'il fait partie d'un groupe protégé et que la discrimination fondée sur ce motif a constitué un facteur dans le traitement préjudiciable qu'il a subi 79. Contrairement à l'approche plus restreinte, cette approche peut appeler davantage de mesures d'accommodement pour les activités qui ne découlent pas d'obligations légales strictes, mais qui sont néanmoins importantes, comme le fait de s'occuper de parents âgés. Dans une décision rendue en 2020, la Cour suprême a souligné que la portée de la protection conférée par les lois sur les droits de la personne au titre de la situation de famille reste floue; elle a ajouté que la question des responsabilités en matière de soins aux aînés méritera d'être examinée attentivement par la Cour dans des causes futures 80.
Quelle que soit l'approche retenue, les mesures d'accommodement relatives à la situation de famille peuvent avoir une incidence considérable sur les employeurs. Dans une affaire remontant à 2010 81, l'employeur d'une mère célibataire, le Canadien National (CN), lui avait demandé de déménager temporairement. Toutefois, lorsqu'elle avait dû laisser son fils dans le passé, l'expérience avait été négative. Le CN avait donné à l'employée un délai de quatre mois avant de l'obliger à déménager et ne lui avait consenti aucune autre forme d'accommodement, voyant dans son refus d'obtempérer un choix personnel de faire passer ses obligations familiales avant ses obligations professionnelles. Or, le Tribunal canadien des droits de la personne a conclu qu'il s'agissait d'une interprétation erronée des obligations juridiques en matière d'accommodement. Il a souligné que la situation de famille comprend le fait d'être parent et les obligations rattachées à ce rôle. Il a aussi précisé qu'il y a deux aspects à l'accommodement : d'une part, la procédure et, d'autre part, la teneur réelle ou le contenu de l'accommodement proposé. L'employeur doit tenir compte de toutes les possibilités d'accommodement raisonnables dans l'exercice de ses obligations procédurales, en plus de fournir des accommodements lorsqu'ils sont justifiés (le contenu de l'obligation). Dans cette cause, l'employeur a dû revoir ses politiques et offrir une formation à ses gestionnaires et à son personnel, en plus d'indemniser financièrement l'employée.
L'obligation d'accommodement met les employeurs, les propriétaires d'immeubles, les fournisseurs de services et autres parties responsables au défi de ne pas se contenter de traiter tout le monde de la même façon et de reconnaître que certaines personnes doivent, en fait, être traitées différemment pour arriver à une véritable égalité. Il est parfois difficile de concilier les obligations en matière d'égalité et d'autres considérations importantes, comme la sécurité ou les contraintes financières. Le principe des contraintes excessives reconnaît qu'il y a des limites à ce qu'il est possible de faire. Cependant, lorsqu'un accommodement est raisonnablement possible, les lois canadiennes sur les droits de la personne sont sans équivoque : il doit être accordé.
l'imposition de dommages-intérêts modiques pour des violations graves du Code [des droits de la personne de l'Ontario] risque de causer plus de tort que de bien. Les agressions physiques graves accompagnées d'insultes discriminatoires doivent être indemnisées par une somme supérieure à 15 000 $ si l'on veut que les droits de la personne aient un sens en Ontario [traduction].Nicole Simes, Physical Assault and Trans Slurs Compensated With Only $15,000, MacLeod Law Firm Blog, 3 mai 2016. Voir aussi Jennifer Ramsey, « Speaker's Corner: Human Rights Tribunal needs to revisit discrimination remedies », Law Times, 11 avril 2016. [ Retour au texte ]
© Bibliothèque du Parlement