En conformité avec la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) 1, le système de justice du Canada prévoit des garanties juridiques importantes au bénéfice des personnes inculpées en matière criminelle et pénale. Ces garanties sont notamment nécessaires en raison des conséquences importantes que peuvent avoir les actions des agents de l’État et les décisions des tribunaux sur les droits et libertés individuels. Pour cette même raison, plusieurs décisions en matière criminelle peuvent faire l’objet d’un appel de plein droit devant les cours d’appel et devant la Cour suprême du Canada (c.-à-d. sans avoir à démontrer qu’une erreur a été commise dans la décision du tribunal inférieur, ou un autre motif d’appel) 2. Ainsi, les cours d’appel sont fréquemment appelées à interpréter des questions de preuve, de procédure et de droit, notamment dans le but d’en contrôler la conformité avec la Charte 3. L’abondante jurisprudence qui en découle suscite donc un dialogue 4 fréquent entre les tribunaux et le Parlement afin de régler ces questions, qui sont souvent complexes.
L’objectif de cette publication est d’établir des liens entre certains projets de loi en matière criminelle déposés pendant la 42e législature et leur origine ou fondement jurisprudentiel. Pour ce faire, nous avons analysé tous les projets de loi en matière criminelle qui ont obtenu la sanction royale pendant la 42e législature et avons sélectionné les principaux aux fins de l’élaboration de la présente publication 5. L’exercice ne consistait toutefois pas à procéder à une analyse systématique de l’ensemble des modifications qui ont été proposées.
L’objectif de ces modifications législatives semble être d’assurer une conformité du droit criminel avec la Charte de manière à ce que les personnes inculpées en matière criminelle et pénale bénéficient pleinement de leurs droits constitutionnels.
Le projet de loi C-14 a été déposé devant la Chambre des communes le 14 avril 2016 6. Il se voulait une réponse directe à l’arrêt Carter rendu par la Cour suprême du Canada le 6 février 2015 7. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que l’alinéa 241b) et l’article 14 du Code criminel, qui prohibaient le fait d’aider ou d’encourager quelqu’un à se donner la mort, violaient l’article 7 de la Charte :
[…] dans la mesure où ils prohibent l’aide d’un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition 8.
La déclaration d’invalidité ordonnée par la Cour suprême avait alors été suspendue pour 12 mois, puis jusqu’au 6 juin 2016, soit quelques mois après le début de la 42e législature 9. Comme l’avait indiqué la ministre de la Justice de l’époque,
[d]’entrée de jeu, la décision unanime de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Carter nous fait comprendre qu’il n’est plus question de déterminer si l’aide médicale à mourir doit être offerte, mais plutôt de définir la façon dont elle le sera […] Dans ce contexte et compte tenu du peu de temps dont nous disposions pour réagir à l’arrêt Carter, le gouvernement a opté pour une approche qui respecte à la fois la Charte et les besoins et valeurs des Canadiens 10.
Le projet de loi C-14 a établi les exigences relatives à la prestation de l’aide médicale à mourir et des exemptions concernant diverses infractions au Code criminel pour les médecins, les infirmiers praticiens, les pharmaciens et certaines autres personnes qui fournissent l’aide médicale à mourir ou y apportent leur assistance 11. Ce projet de loi a reçu la sanction royale le 17 juin 2016.
Les projets de loi C-51 et C-75 (qui reprend le contenu du projet de loi C-39) 12 proposaient notamment d’abroger et de modifier des dispositions du Code criminel déclarées inconstitutionnelles par la Cour suprême du Canada et certaines cours d’appel 13. Parmi ces dispositions, on retrouve entre autres l’abrogation de l’article 287 (avortement), lequel a été déclaré inconstitutionnel dans l’affaire R. c. Morgentaler en 1988, et de l’article 159 (relations sexuelles anales), qui a été déclaré inconstitutionnel dans les affaires R. c. C.M., en 1995, et R. c. Roy, en 1998 14. Comme le décrivait l’Énoncé concernant la Charte du projet de loi C-39,
[l]’abrogation ou la modification par le Parlement d’une loi invalide peut être considérée comme une étape finale qui illustre entièrement la primauté du droit, puisqu’elle s’assure que la loi « sur papier » reflète l’état actuel du droit au Canada 15.
Le fait de ne pas retirer ou de ne pas modifier les dispositions qui ont été déclarées inconstitutionnelles des lois codifiées peut avoir de graves conséquences. Ainsi, en 2016, Travis Vader a été condamné pour meurtre au deuxième degré en vertu d’une disposition que la Cour suprême avait déclarée inconstitutionnelle plus de 25 ans auparavant 16. Le projet de loi C-51 a reçu la sanction royale le 13 décembre 2018, et le projet de loi C-75, le 21 juin 2019.
Le projet de loi C-46 a été déposé devant la Chambre des communes le 13 avril 2017 17. Il se voulait, en partie, une réponse à certaines décisions de la Cour suprême du Canada en matière de conduite avec capacités affaiblies. Par ailleurs, il est reconnu que la conduite avec capacités affaiblies est l’un des domaines du droit pénal qui font le plus souvent l’objet d’une contestation devant les tribunaux, et le Code criminel a été modifié à plusieurs reprises au fil des ans, de manière à donner suite aux constatations en cette matière 18. Plus précisément, le projet de loi C-46 a notamment :
À noter toutefois que les réformes introduites dans le projet de loi C-46 allaient au delà de la codification de certaines décisions judiciaires 22. En effet, la partie 2 du projet de loi (qui est entrée en vigueur en décembre 2018) prévoyait une refonte complète des dispositions du Code criminel en matière d’infractions relatives aux moyens de transport afin de « créer un nouveau système moderne, simplifié et plus cohérent dans le but de mieux prévenir la conduite avec capacités affaiblies par l’alcool ou la drogue 23 ». Le projet de loi C-46 a reçu la sanction royale le 21 juin 2018.
Le projet de loi C-75 a été déposé devant la Chambre des communes le 29 mars 2018. Il se voulait, en partie, une réponse aux arrêts Jordan et Cody rendus par la Cour suprême du Canada le 8 juillet 2016 et le 16 juin 2017, respectivement 24. Dans la première affaire, la Cour suprême a établi un nouveau cadre d’analyse à appliquer pour déterminer s’il y a eu atteinte au droit d’un inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable prévu à l’alinéa 11b) de la Charte 25. Cette décision a par la suite été confirmée à l’unanimité dans l’affaire Cody. Dans l’affaire Jordan, la Cour suprême a notamment conclu ce qui suit :
En conséquence [d’une culture de complaisance], les participants au système de justice – les policiers, les procureurs du ministère public, les avocats de la défense, les tribunaux, les législatures et le Parlement – ne sont pas incités à prendre des mesures préventives pour remédier aux pratiques inefficaces et au manque de ressources 26.
À quelques reprises dans leurs motifs associés à cette affaire, les juges de la majorité évoquent le fait que le Parlement et les législatures devront donner suite à cette décision afin de « jeter un regard neuf sur les règles, les procédures et les autres secteurs du droit criminel 27 ». Le projet de loi C-75 visait ainsi à moderniser et à rendre plus efficace le système de justice pénale, et à réduire les délais des procédures pénales. Il a introduit de nombreux changements, notamment en reclassant plusieurs infractions criminelles, en limitant le recours aux enquêtes préliminaires et en modernisant la procédure en matière de remise en liberté provisoire 28. Ce projet de loi a reçu la sanction royale le 21 juin 2019.
Le projet de loi C-84 a été déposé devant la Chambre des communes le 18 octobre 2018 29. Il se voulait, en partie, une réponse à l’arrêt que la Cour suprême du Canada a rendu le 9 juin 2016 dans l’affaire D.L.W. 30. Dans cette décision, la Cour suprême a tenu compte du fait que la bestialité n’était pas définie à l’article 160 du Code criminel et a conclu que la pénétration était l’un des éléments essentiels de l’infraction et que, par conséquent, les autres rapports sexuels n’étaient pas visés par l’infraction de bestialité. Dans cette affaire, l’accusé avait été reconnu coupable de nombreuses infractions d’ordre sexuel commises contre ses deux belles-filles. Il avait toutefois été acquitté du chef d’accusation de bestialité, en l’absence de pénétration.
Le nouveau paragraphe 160(7) du Code criminel (art. 1 du projet de loi C-84) vient définir le terme « bestialité » comme étant « tout contact, dans un but sexuel, avec un animal 31 ». Du fait de cette nouvelle définition, l’infraction de bestialité englobe désormais tout acte sexuel auquel participent un animal et un être humain, qu’il y ait pénétration ou non. Ce projet de loi a reçu la sanction royale le 21 juin 2019.
Malgré certaines indications qui laissent entrevoir un intérêt renouvelé de la société en général pour les enjeux liés à la justice pénale, notamment depuis l’arrêt Jordan, il semble que plusieurs des projets de loi en matière criminelle déposés pendant la 42e législature aient eu comme objectif principal de donner suite à des décisions judiciaires. Il faut toutefois tempérer cette conclusion à la lumière des projets de loi C-46 et C-75, qui proposaient des réformes dont la portée était beaucoup plus grande. Soulignons cependant qu’un certain nombre de réformes annoncées et donc attendues, notamment au sujet de la détermination de la peine, n’ont toujours pas été mises en œuvre 32.
Comme l’a reconnu le ministère de la Justice dans un récent rapport sur l’examen du système de justice pénale du Canada,
[e]n résumé, l’examen a montré qu’il est largement reconnu que notre système de justice pénale doit faire l’objet d’une réforme globale et qu’il doit, notamment, être plus souple afin de lutter contre la criminalité et de répondre aux besoins des personnes touchées d’une manière nouvelle et différente 33.
Dans ce même rapport, il est précisé que « notre système de justice pénale est devenu inefficace et se retrouve parfois paralysé par les retards accumulés. Selon certains, le Code criminel fournit un éventail disparate de dispositions, qui ne reflètent pas la réalité d’aujourd’hui 34. » Ce constat n’est cependant pas nouveau. Par exemple, à deux reprises au cours de la 42e législature, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a recommandé au gouvernement fédéral de créer « un organe indépendant d’experts ayant pour mandat de procéder à un examen approfondi et impartial du Code criminel et de formuler des recommandations en vue de sa modernisation et de sa refonte 35 ». Cet appel à une réforme a également été lancé par près de 50 professeurs en droit criminel de partout au pays qui, en décembre 2015, ont transmis une lettre à la ministre de la Justice de l’époque afin de lui recommander de procéder en priorité à une révision complète du Code criminel et de lui offrir leur collaboration par la même occasion. Au nombre des signataires, on retrouve le professeur Coughlan, selon qui il est primordial d’amorcer une « réforme systématique et non une réforme fragmentée » du droit criminel 36. Plus particulièrement, cet auteur dénonce entre autres l’absence, dans le Code criminel, d’une partie générale qui préciserait l’élément moral requis pour une infraction donnée. Par ailleurs, comme l’a souligné la Cour suprême en 2015,
[m]alheureusement, le Code criminel offre souvent peu d’indices clairs au sujet de l’élément moral requis pour une infraction déterminée. Il revient donc aux juges d’essayer de deviner l’élément moral requis (également appelé degré de faute) 37.
Un examen des décisions de la Cour suprême du Canada révèle que le droit criminel est en constante évolution, au niveau tant de la common law que du droit statutaire. Comme la Cour suprême est fréquemment appelée à se prononcer sur des enjeux complexes, qui concernent souvent les droits et libertés de la personne, le législateur entretient un dialogue constant avec les tribunaux. C’est donc en partie pour s’acquitter de la responsabilité qui lui incombe de s’assurer que nos lois sont à jour et conformes aux droits garantis par la Charte que le législateur apporte des modifications au Code criminel à la lumière de ces décisions, comme il l’a fait pendant la 42e législature.
† Les études générales de la Bibliothèque du Parlement sont des analyses approfondies de questions stratégiques. Elles présentent notamment le contexte historique, des informations à jour et des références, et abordent souvent les questions avant même qu’elles deviennent actuelles. Les études générales sont préparées par le Service d’information et de recherche parlementaires de la Bibliothèque, qui effectue des recherches et fournit des informations et des analyses aux parlementaires ainsi qu’aux comités du Sénat et de la Chambre des communes et aux associations parlementaires, et ce, de façon objective et impartiale. [ Retour au texte ]
© Bibliothèque du Parlement